La terrible histoire des prêtres cannibales

L’hiver s’abattait sur Saint-Alban-sur-Limagnole avec une férocité inhabituelle. Les vents glaciales balayaient les toits de chaumes des maisons dispersées dans cette vallée reculée de l’ER et la neige recouvrait déjà les chemins boueux qui reliaient le petit village au reste du monde.
Dans cette contrée isolée où les nouvelles de Paris mettaient des semaines à arriver, la vie s’écoulait au rythme des saisons et des cloches de l’église. La paroisse Sainte-Marie dominait le village de sa silhouette gothique, ses pierres grises semblant absorber la lumière hivernale. C’est là que officiaient les frères Jean-Luc et Mathias Rouvière, deux hommes que les habitants vénéraient comme des saints vivants.
Jean-Luc, l’aîné de 42 ans, était un homme grand et maigre aux yeux d’un bleu perçant qui semblait scruter les âmes. Sa voix grave raisonnait dans la nef avec une autorité divine qui ne souffrait aucune contestation. Mathias, plus jeune de 5 ans, contrastait avec son frère par sa corpulence bonhomme et son sourire chaleureux qui mettait immédiatement en confiance.
Les deux hommes étaient arrivés à Saint-Alban quinze ans plus tôt, porteurs d’une lettre de recommandation de l’évêché de Mende. Ils avaient rapidement conquis le cœur des villageois par leur dévotion exemplaire et leur générosité apparente. Jean-Luc dirigeait les offices avec une ferveur mystique qui électrisait l’assistance tandis que Mathias s’occupait des œuvres de charité accueillant les nécessiteux et les voyageurs égarés.
Ce matin-là, Marie Bonnefoie, la boulangère du village, gravissait le sentier enneigé qui menait au presbytère, un panier de pain frais sous le bras. À 60 ans, cette femme robuste, aux joues rougies par le froid, était l’une des piliers de la communauté paroissiale. Elle frappa à la lourde porte de chêne, ornée d’un heurtoir en fer forgé.
“Bonjour mon père Mathias”, dit-elle lorsque le prêtre ouvrit, son visage s’illuminant de son sourire habituel. “Marie, ma chère enfant !” répondit Mathias de sa voix douce, “Entrez donc vous réchauffer.” Jean-Luc termine ses prières matinales. L’intérieur du presbytère respirait la piété et l’austérité. Les murs de pierre étaient ornés de crucifix et d’images pieuses tandis qu’un feu crépitait dans l’âtre de la grande cheminée.
Marie déposa son panier sur la table massive de la cuisine et accepta volontiers la tasse de tisane brûlante que lui tendait le prêtre. “Les routes sont-elles toujours impraticables ?” demanda Mathias en s’asseyant face à elle. “Hélas Oui, mon père, le facteur de Marvejols n’a pas pu passer depuis 8 jours.
Mais ne vous inquiétez pas, nous avons tout ce qu’il faut au village pour passer l’hiver.” Un bruit de pas lourd raisonna dans l’escalier de Pierre et Jean-Luc apparut, vêtu de sa soutane noire impeccable. Son regard se posa sur Marie avec cette intensité qui la mettait toujours mal à l’aise. “Marie”, dit-il simplement en inclinant la tête.
“Comment se portent vos enfants ?” “Mon père, grâce à Dieu. Pierre travaille toujours chez le forgeron et ma petite Jeanne aide sa mère à l’auberge, l’auberge de Catherine Blanc.” Mathias devint soudain plus attentif. “Oui, mon père, elle a bien du mal depuis que son mari est parti travailler au chemin de fer.
Avec tous ces voyageurs qui s’arrêtent, elle ne s’en sort plus.” Les deux frères échangèrent un regard rapide que Marie ne remarqua pas, occupé qu’elle était à boire sa tisane. “Des voyageurs ?” reprit Jean-Luc, sa voix trahissant un intérêt soudain. “En cette saison ?” “Oh, vous savez mon père, il y en a toujours quelques-uns.
La semaine dernière, un colporteur de Lyon s’est arrêté 3 jours, un homme seul, sans famille, qui vendait des rubans et de la dentelle. Et avant-hier, c’était un jeune homme qui se rendait à Toulouse pour chercher du travail. Il n’avait pas un sou en poche, le pauvre.” “Et où loge-t-il ?” demanda Mathias, son ton devenu étrangement doucereux. “Catherine fait ce qu’elle peut, mais ses chambres sont petites et mal chauffées.
Souvent, elle les envoie demander l’aumône au presbytère.” Jean-Luc se leva brusquement, faisant sursauter Marie. “Il faut que j’aille préparer l’office de ce soir,” déclara-t-il avant de disparaître dans les profondeurs de la maison. Mathias accompagna Marie jusqu’à la porte, la gratifiant de son sourire le plus bienveillant. “N’hésitez pas à nous envoyer ces pauvres gens Marie. Notre devoir chrétien est de les accueillir.
Nous avons toujours un bol de soupe chaude et un lit au chaud pour ceux qui en ont besoin.” “Vous êtes de vrais saints, mon père,” répondit la boulangère en rajustant son châle. “Le bon Dieu vous le rendra au centuple.” Une fois la porte refermée, Mathias rejoignit son frère dans le cellier attenant à la cuisine.
L’endroit était plongé dans une pénombre froide, éclairé seulement par quelques chandelles qui projetaient des ombres dansantes sur les murs suintant d’humidité. Des quartiers de viande pendaient à des crochets fixés aux poutres du plafond, dégageant une odeur douceâtre particulière. “Tu as entendu ?” chuchota Jean-Luc, ses yeux brillants d’une lueur étrange dans la semi-obscurité.
“Le jeune homme sans famille qui va à Toulouse”, acquiesça Mathias, “il doit encore être à l’auberge.” “C’est un signe de la providence, frère. Un autre agneau égaré qui vient s’offrir à notre mission sacrée.” Mathias hocha la tête, mais une ombre de doute traversa son visage rond.
“Jean-Luc ! Parfois je me demande si…” “Si quoi !” l’interrompit l’aîné, sa voix sifflant comme une lame. “Rien, oublie”, se reprit Mathias. “Quand ?” “Ce soir, après les vêpres, va le voir à l’auberge. Dis-lui que nous avons entendu parler de sa situation et que nous souhaitons l’aider. Propose-lui un repas chaud et un lit pour la nuit.” “Et s’il refuse ?” Jean-Luc sourit, mais ce sourire n’avait rien de bienveillant.
“Il ne refusera pas. Il ne refuse jamais.” Le soir tombait rapidement sur Saint-Alban, enveloppant le village d’un manteau d’obscurité que les quelques lumières aux fenêtres ne parvenaient qu’à trouer timidement.
Mathias quitta le presbytère après l’office, sa silhouette emmitouflée dans une épaisse cape noire se dirigeant vers l’auberge du village. L’établissement de Catherine Blanc était modeste, une maison à deux étages avec une enseigne de bois sculpté qui grinçait dans le vent. À l’intérieur, la salle commune baignait dans une atmosphère enfumée où se mêlaient les odeurs de ragoût et de vin aigre. Quelques habitués du village étaient attablés autour du feu discutant à voix basse des nouvelles de la région.
Au fond de la salle, près d’une fenêtre au carreau embué, un jeune homme d’une vingtaine d’années était assis seul devant un bol de soupe presque vide. Ses vêtements usés et rapiécés trahissaient sa condition modeste et son visage maigre portait les traces de la fatigue du voyage. Il s’appelait Antoine Dubois et venait d’un petit village près de Clermont-Ferrand.
Orphelin depuis l’âge de 15 ans, il avait travaillé comme ouvrier agricole jusqu’à ce que la mécanisation le prive de son emploi. Mathias s’approcha de sa table avec son sourire le plus avenant. “Bonsoir mon fils”, dit-il en s’inclinant légèrement. “Je suis le père Mathias de la paroisse Sainte-Marie. J’ai cru comprendre que vous traversiez une période difficile.”
Antoine leva les yeux, surpris qu’un prêtre s’adresse à lui. Il se leva précipitamment, renversant presque sa chaise. “Mon père, je… Oui, c’est-à-dire…” “Asseyez-vous, mon fils, asseyez-vous,” l’apaisa Mathias en prenant place face à lui. “Catherine m’a parlé de votre situation. Vous vous rendez à Toulouse ?” “Oui, mon père. On m’a dit qu’il y avait du travail dans les nouvelles usines.
Je n’ai plus rien chez moi depuis que les machines ont remplacé les ouvriers.” “C’est un long chemin jusqu’à Toulouse, surtout en hiver et dangereux pour un homme seul.” Antoine acquiesça tristement, remuant les dernières gouttes de soupe dans son bol. “J’ai encore quelques sous, mais avec cette neige…” “Écoutez,” l’interrompit Mathias en se penchant vers lui.
“Mon frère et moi-même dirigeons la paroisse de ce village. Nous avons pour mission d’aider les nécessiteux. Que diriez-vous de passer la nuit au presbytère ? Nous avons une chambre chauffée et nous pourrions vous préparer un bon repas.” Les yeux d’Antoine s’illuminèrent. “Mon père c’est très généreux mais je ne voudrais pas abuser.” “Allons donc.”
“C’est notre devoir chrétien. Et puis demain matin, nous pourrons vous donner quelques provisions pour la route et peut-être même une lettre de recommandation pour les prêtres de Toulouse.” Antoine n’en croyait pas ses oreilles. Après des semaines de voyage difficiles, dormant dans des granges ou à la belle étoile, cette proposition lui semblait miraculeuse. “J’accepte avec reconnaissance, mon père.”
“Comment puis-je vous remercier ?” “Vos prières suffiront, mon fils”, répondit Mathias en se levant. “Venez, allons rejoindre mon frère. Il sera ravi de faire votre connaissance.” Les deux hommes quittèrent l’auberge sous les regards bienveillants des villageois.
Catherine Blanc elle-même sourit en les voyant partir, heureuse que ce pauvre garçon trouve enfin un peu de réconfort. Le presbytère semblait encore plus imposant dans l’obscurité. Ses fenêtres éclairées projetant des rectangles de lumière dorée sur la neige. Mathias poussa la lourde porte et introduisit Antoine dans la chaleur du foyer. Jean-Luc les attendait dans le salon, debout près de la cheminée.
Sa silhouette élancée se découpant contre les flammes. Quand il se tourna vers eux, Antoine fut frappé par l’intensité de son regard. “Mon frère, dit Mathias, je vous présente Antoine Dubois, le jeune homme dont nous a parlé Marie.” “Antoine !” répéta Jean-Luc en s’approchant, “un prénom qui signifie inestimable, comme c’est approprié.”
Il tendit une main ferme qu’Antoine serra avec respect. “Mon père, je ne sais comment vous remercier de votre hospitalité.” “En servant le Seigneur comme nous le servons tous,” répondit Jean-Luc, ses yeux ne quittant pas le visage du jeune homme. “Mathias, notre invité doit avoir faim. Pourquoi ne pas lui préparer quelque chose de consistant ?” “Bien sûr !” acquiesça Mathias.
“Antoine, asseyez-vous près du feu. Vous devez être transi.” Pendant que Mathias s’affairait en cuisine, Jean-Luc interrogea Antoine sur son voyage, sa famille, ses projets. Il apprit que le jeune homme était véritablement seul au monde, sans attache ni personne pour s’inquiéter de son sort. Cette information sembla le satisfaire grandement.
“Vous savez, Antoine”, dit-il en se penchant vers lui, “La providence vous a conduit jusqu’à nous. Dans cette vallée isolée, nous menons une mission particulière, une œuvre sacrée qui demande parfois des sacrifices.” Antoine hocha poliment la tête sans vraiment comprendre où le prêtre voulait en venir. “Nous sommes les gardiens d’un secret ancien”, poursuivit Jean-Luc, sa voix prenant une intonation hypnotique.
“Une vérité que seuls les élus peuvent comprendre. Peut-être êtes-vous l’un d’eux.” Avant qu’Antoine ne puisse répondre, Mathias revint avec un plateau chargé d’une assiette fumante et d’un pichet de vin. “Voilà de quoi vous restaurer”, dit-il en déposant le tout sur une petite table près du fauteuil d’Antoine.
Le jeune homme regarda l’assiette avec surprise. La viande, découpée en tranches épaisses et nappée d’une sauce brune, avait une couleur et une texture qu’il ne reconnaissait pas. L’odeur qui s’en dégageait était riche, presque enivrante. “Qu’est-ce que c’est ?” demanda-t-il innocemment. Les deux frères échangèrent un regard. “C’est notre spécialité”, répondit Jean-Luc.
“Une recette de famille que nous préparons pour les occasions spéciales. Goûtez, vous m’en direz des nouvelles.” Antoine porta une bouchée à ses lèvres. La viande était incroyablement tendre et savoureuse avec un goût délicat qu’il n’avait jamais expérimenté. Une saveur presque sucrée qui fondait sur la langue.
“C’est délicieux”, s’exclama-t-il. “Quel animal est-ce ?” “Un agneau très particulier”, murmura Jean-Luc, ses yeux brillants dans la lumière du feu. “Un agneau sacrifié selon les rites anciens.” Antoine continua à manger avec appétit, ne remarquant pas les sourires satisfaits que s’échangeaient les deux prêtres. Le vin épais et capiteux commençait à lui monter à la tête et une douce somnolence l’envahissait. “Je me sens étrangement fatigué”, dit-il en baillant.
“C’est normal après un si long voyage”, le rassura Mathias. “Finissez votre repas, puis nous vous montrerons votre chambre.” Mais Antoine avait déjà du mal à garder les yeux ouverts. L’assiette lui glissa des mains et tomba sur le sol dans un fracas de porcelaine brisée. Il tenta de se lever. Mais ses jambes se dérobèrent sous lui.
“Qu’est-ce que… Qu’est-ce que vous m’avez donné ?” balbutia-t-il la langue pâteuse. Jean-Luc se leva lentement, sa silhouette semblant grandir dans l’obscurité grandissante. “Ce que nous donnons à tous nos invités spéciaux, Antoine, un avant-goût de l’éternité.” Le jeune homme s’effondra dans son fauteuil, sa tête retombant mollement sur le côté.
Les drogues mélangées au vin avaient fait leur effet. “Il est plus lourd qu’il n’en a l’air”, grogna Mathias en aidant son frère à porter le corps inanimé. “La chair sera excellente”, répondit Jean-Luc avec satisfaction. “Jeune, saine, nourrie naturellement, nos paroissiens apprécieront.” Ils descendirent Antoine dans les caves du presbytère, là où d’autres avant lui avaient connu le même sort.
Dans cette crypte humide aux murs suintants, des crochets et des chaînes attendaient leur prochain usage et dans un coin soigneusement rangé, les outils nécessaires à leur macabre industrie. Pendant ce temps, dans le village endormi, les habitants de Saint-Alban dormaient paisiblement, convaincus d’être protégés par deux saints hommes dévoués à leur bien-être.
Ils ne savaient pas encore que leur prochaine communion serait plus littérale qu’ils ne pouvaient l’imaginer. Trois semaines s’étaient écoulées depuis la disparition d’Antoine Dubois et le village de Saint-Alban avait retrouvé son rythme hivernal habituel. La neige continuait de tomber par intermittence, isolant davantage encore la communauté du monde extérieur.
Dans ce cocon blanc et silencieux, la vie s’écoulait au rythme des cloches et des prières ponctuées par les activités de la paroisse qui rassemblaient quotidiennement les fidèles. Ce dimanche matin, l’église Sainte-Marie raisonnait des chants liturgiques entonnés par l’assemblée.
Jean-Luc officiait depuis l’autel, sa voix grave portant les paroles sacrées jusqu’aux voûtes gothiques. Dans les premiers rangs, les notables du village, le maire Henry Duran, le médecin Philippe Rousseau et quelques propriétaires terriens suivaient l’office avec dévotion. Derrière eux, les familles d’artisans et de paysans se pressaient sur les bancs de bois usés par des générations de fidèles.
Marie Bonnefoie, fidèle à ses habitudes, occupait sa place habituelle au troisième rang accompagnée de sa fille Jeanne, une jeune femme de 22 ans, aux joues roses et aux cheveux châtains soigneusement tressés. La jeune femme travaillait à l’auberge de Catherine Blanc depuis la mort de son père l’année précédente et sa beauté simple n’échappait à personne au village y compris aux deux frères Rouvière.
Pendant que Jean-Luc poursuivait la messe, Mathias observait discrètement l’assemblée depuis sa position près du chœur. Son regard s’attardait sur certains visages, évaluant, jugeant, sélectionnant. Car c’était ainsi que fonctionnait leur système. Mathias repérait les proies potentielles puis usait de son charisme pour les attirer dans leur filet. Au moment de la communion, les fidèles s’approchèrent de l’autel en file indienne.
Jean-Luc distribuait les hosties consacrées avec une solennité particulière, murmurant des bénédictions personnalisées à chacun. Mais ce qui intriguait certains paroissiens, c’était le pain béni que distribuait Mathias après l’office. Des tranches d’un pain particulièrement savoureux qu’il présentait comme une spécialité de leur région natale. “Ce pain a un goût si particulier”, murmura Madame Charpentier, l’épouse du forgeron, en sortant de l’église.
“Il y a comme une douceur que je n’arrive pas à identifier.” “C’est un secret de famille que les pères gardent jalousement”, répondit Catherine Blanc. “Ils m’ont dit qu’il fallait une préparation spéciale avec des ingrédients rares.” Jeanne Bonnefoie qui avait entendu la conversation s’approcha timidement de Mathias qui rangeait ses affaires liturgiques. “Mon père”, dit-elle en inclinant respectueusement la tête.
“Ma mère se demandait si vous accepteriez de nous donner la recette de votre pain béni. Elle aimerait en faire pour les grandes occasions.” Mathias tourna vers elle son sourire le plus bienveillant, mais dans ses yeux passa une lueur que la jeune fille ne sut interpréter. “Ma chère Jeanne, c’est très flatteur, mais hélas, c’est un secret que mon frère et moi avons juré de ne jamais révéler.”
“Il nous vient de notre grand-mère qui le tenait elle-même de sa propre mère et ainsi de suite depuis des générations.” “Je comprends mon père, pardonnez ma curiosité.” “Allons donc. Il n’y a pas de mal à cela”, répondit Mathias en posant une main paternelle sur l’épaule de la jeune femme. “Mais dites-moi, comment allez-vous depuis la mort de votre père ? Cela ne doit pas être facile pour votre mère et vous.”
Jeanne baissa les yeux, émue par cette marque d’attention. “Nous nous débrouillons, mon père. Mon travail à l’auberge nous aide et ma mère a ses clients fidèles à la boulangerie.” “Et pour ce qui est du mariage, une belle jeune femme comme vous ne devrait pas rester célibataire bien longtemps.” La jeune fille rougit violemment.
“Je… Il n’y a personne, mon père, et puis je ne peux pas laisser ma mère seule.” “Votre dévouement vous honore”, murmura Mathias. “Mais vous savez, parfois le Seigneur nous réserve des surprises. Il se pourrait qu’il y ait bientôt du nouveau dans votre vie.” Avant que Jeanne ne puisse demander ce qu’il entendait par là, Jean-Luc les rejoignit, sa présence imposante interrompant leur conversation.
“Mathias, nous devons préparer l’office de ce soir”, dit-il en lançant un regard appuyé à son frère. “Bien sûr”, répondit celui-ci. “Au revoir, Jeanne. Transmettez mes amitiés à votre mère.” Une fois les derniers paroissiens sortis, les deux frères se retrouvèrent seuls dans l’église silencieuse. Jean-Luc verrouilla soigneusement les portes avant de se tourner vers Mathias.
“Nos réserves commencent à s’amenuiser”, dit-il sans préambule. “Et les routes vont bientôt redevenir praticables. Il va nous falloir reconstituer nos stocks.” “Mathias…”, mais son expression trahissait une certaine lassitude. “Les voyageurs se font rares en cette saison. Et puis les gens commencent à poser des questions sur tous ces étrangers qui s’arrêtent chez nous et qu’on ne revoit jamais.” “Justement”, répliqua Jean-Luc, ses yeux brillants d’une lueur malveillante.
“Il est peut-être temps de puiser dans des ressources plus locales.” Mathias le regarda avec incompréhension. “Tu veux dire…” “Je veux dire qu’il y a dans ce village des personnes dont la disparition ne susciterait pas trop de questions. Des solitaires, des marginaux, des gens sans famille proche.” “Jean-Luc, non, nous ne pouvons pas toucher aux villageois. Ce sont nos paroissiens.” L’aîné saisit violemment son frère par le col de sa soutane.
“Ce sont nos ouailles, Mathias, notre troupeau. Et que fait un berger avec ses moutons quand vient le temps de la fête ?” “Et enfin réfléchis, si quelqu’un du village disparaît, il y aura une enquête. On finira par remonter jusqu’à nous.” Jean-Luc le relâcha éreinté et se mit à arpenter la nef, ses pas résonnant sur les dalles froides.
“Pas si nous sommes prudents, pas si nous choisissons les bonnes personnes et pas si nous savons créer les bonnes circonstances.” Il s’arrêta devant une statue de Saint-Sébastien criblée de flèches et un sourire cruel déforma ses traits. “Par exemple, cette charmante Jeanne Bonnefoie, une jeune fille seule qui travaille de nuit à l’auberge, qui rentre souvent tard chez elle par des chemins isolés.” “Tu es fou !” s’exclama Mathias.
“Tout le monde la connaît. Sa mère mourrait d’inquiétude.” “Sa mère est une femme simple qui fait confiance aux représentants de Dieu. Si nous lui expliquons que sa fille a été appelée à une mission spéciale, qu’elle a rejoint un couvent dans une région lointaine, elle finira par l’accepter.” “Et si elle demande des nouvelles, si elle veut lui écrire ?” Jean-Luc eut un rire glaçant.
“Nous nous chargerons de la correspondance, évidemment. Une lettre de temps en temps expliquant que Jeanne est heureuse dans sa nouvelle vie. Qu’elle prie pour sa mère. Tu as toujours eu une belle écriture, Mathias.” Le cadet se laissa tomber sur un banc, accablé par les projets de son frère. “Jean-Luc, je t’en supplie, renonce à cette idée.”
“Nous avons vécu 15 ans en paix dans ce village. Nous avons notre clientèle fidèle, nos habitudes. Pourquoi tout risquer ?” “Parce que notre mission l’exige”, tonna Jean-Luc en se tournant vers lui. “Parce que le Seigneur nous a choisi pour accomplir son œuvre. Ces gens nous vénèrent. Ils nous font confiance aveuglément.”
“N’est-ce pas là le signe qu’ils sont destinés à servir un dessein plus grand ?” Il s’agenouilla devant l’autel et leva les bras vers le crucifix qui dominait le chœur. “Seigneur”, psalmodia-t-il, “donnez-moi la force de faire comprendre à mon frère que nos actes sont sanctifiés par votre volonté divine.
Ces corps que nous offrons ne sont que des enveloppes terrestres. Leurs âmes purifiées par notre rituel s’élèvent vers vous plus rapidement que par les voies ordinaires.” Mathias observait cette démonstration avec un mélange de fascination et d’horreur. Il se souvenait du temps où Jean-Luc était simplement son grand frère, celui qui le protégeait des autres enfants à l’orphelinat de Clermont-Ferrand.
Mais les années avaient transformé sa ferveur religieuse naturelle en une obsession malsaine, une conviction inébranlable qu’il était l’instrument de la volonté divine. “Et techniquement”, reprit Jean-Luc en se relevant, “comment procéderions-nous ?” “Je ne veux pas entendre cela.”
“Tu vas m’écouter, Mathias, parce que tu es mon frère et mon complice. Nous sommes liés par des liens plus forts que le sang. Nous sommes liés par notre mission sacrée.” Jean-Luc commença à décrire son plan avec une précision terrifiante. Jeanne Bonnefoie serait attirée au presbytère sous un prétexte religieux.
Peut-être une proposition de la faire participer à une cérémonie spéciale, un pèlerinage privé ou encore une mission de charité secrète. Une fois isolée, elle subirait le même sort qu’Antoine et tous les autres avant lui. “Et pour sa mère ?” demanda Mathias d’une voix blanche. “Marie Bonnefoie est une femme pieuse et crédule. Nous lui expliquerons que sa fille a reçu l’appel divin, qu’elle a été choisie pour rejoindre un ordre contemplatif dans les montagnes.
Nous lui montrerons une fausse lettre de l’évêché. Nous organiserons même une cérémonie d’adieux en l’honneur de cette vocation. Les gens du village seront impressionnés, peut-être un peu jaloux que Jeanne ait été ainsi distinguée.” Le plan était d’une perversité raffinée, exploitant la déférence naturelle des villageois envers l’autorité religieuse et leur ignorance du monde extérieur.
Dans cette communauté isolée où les nouvelles circulaient lentement et où l’église représentait la seule source d’éducation et d’information, les paroles des prêtres avaient force de loi. “Quand ?” demanda Mathias résigné. “Bientôt. Laisse-moi d’abord préparer le terrain, créer les bonnes conditions. Il faut que cela paraisse naturel, voulu par la providence.”
Dans les jours qui suivirent, Jean-Luc mit son plan en œuvre avec une subtilité diabolique. Il commença par rendre visite à Marie Bonnefoie, prétextant s’inquiéter de sa situation financière et de l’avenir de sa fille. Il évoqua avec une feinte hésitation la possibilité pour Jeanne de servir l’église d’une manière particulière, sans être plus précis, laissant l’imagination de la mère combler les blancs.
Parallèlement, il multiplia les conversations avec Jeanne elle-même, la questionnant sur sa foi, ses aspirations spirituelles, sa volonté de se dévouer entièrement au service de Dieu. La jeune femme, flattée par l’attention que lui portait le respecté père Jean-Luc, répondait avec une sincérité touchante à ses interrogations. “Vous savez, Jeanne ?” lui dit-il un soir après l’office, alors qu’elle balayait la nef, “j’ai l’impression que le Seigneur a des projets particuliers pour vous. Votre piété, votre dévouement envers votre mère…
Tout cela ne passe pas inaperçu.” La jeune femme s’arrêta de balayer et le regarda avec curiosité. “Que voulez-vous dire, mon père ?” “Je ne peux pas encore en parler ouvertement, mais sachez que des opportunités exceptionnelles se présentent parfois aux âmes les plus pures, des missions que seuls les élus peuvent accomplir.”
Ces paroles mystérieuses intriguaient Jeanne qui n’osait pas insister mais y repensait souvent. Jean-Luc distillait ainsi ses indices, préparant psychologiquement sa future victime à accepter une proposition qui dans d’autres circonstances lui aurait paru suspecte. Un matin de la mi-mars, alors que les premiers signes du printemps commençaient à percer sous la neige, un événement imprévu vint bouleverser les plans des frères Rouvière.
Catherine Blanc, l’aubergiste, frappa à la porte du presbytère avec un air préoccupé. “Mes pères”, dit-elle lorsque Mathias lui ouvrit, “j’ai reçu une lettre qui vous concerne.” Elle tendit une enveloppe cachetée portant les armes de l’évêché de Mende. “Un voyageur l’a apportée ce matin. Il a dit qu’elle était urgente.” Mathias prit la lettre avec une inquiétude croissante.
Il était rare que l’évêché entre en contact direct avec eux et le timing ne pouvait être plus mauvais. Une fois Catherine partie, il rejoignit Jean-Luc dans son bureau et brisa le cachet de cire rouge. Sa lecture de la missive le fit pâlir. “Qu’y a-t-il ?” demanda Jean-Luc. “Nous allons avoir de la visite.
L’évêché envoie un inspecteur, l’abbé François de Lorme pour une visite pastorale. Il doit arriver la semaine prochaine et rester plusieurs jours.” Jean-Luc arracha la lettre des mains de son frère et la parcourut rapidement. Son visage se durcit. “Une inspection de routine”, murmura-t-il.
“Ils veulent vérifier nos comptes, examiner nos registres, rencontrer les paroissiens et s’ils découvrent quelque chose… S’ils s’inquiètent de nos activités…” “Il ne découvrira rien”, répliqua Jean-Luc avec une assurance qu’il était loin de ressentir. “Nous allons tout nettoyer, tout cacher et nous allons lui faire une réception si chaleureuse qu’il repartira convaincu d’avoir affaire aux deux prêtres les plus exemplaires de son diocèse.”
“Et pour Jeanne ?” Jean-Luc réfléchit un moment pesant les risques. “Nous reportons pour l’instant, mais dès que cet abbé sera parti, nous passerons à l’action. L’occasion pourrait même être favorable. Son départ coïnciderait parfaitement avec la vocation soudaine de notre chère Jeanne.” Les jours suivants furent consacrés à une préparation minutieuse.
Les frères Rouvière vidèrent leur cellier de tout ce qui pouvait paraître suspect, enterrant leurs réserves dans un caveau secret creusé sous la crypte de l’église. Ils nettoyèrent méticuleusement tous les outils et ustensiles compromettants, brûlèrent certains documents et répétèrent leurs réponses aux questions potentielles.
Jean-Luc donna également des consignes précises aux villageois, leur expliquant qu’un dignitaire de l’Église venait évaluer leur communauté et qu’il fallait faire bonne impression. Il organisa même une réception en l’honneur de l’abbé de Lorme avec un banquet où seraient conviés tous les notables du village.
“Ce sera l’occasion de montrer notre excellente intégration dans la communauté”, expliqua-t-il à Mathias. “Et nous pourrons servir nos dernières spécialités sous couvert de plats traditionnels de la région.” Le mercredi suivant, l’abbé François de Lorme arriva à Saint-Alban dans une voiture tirée par deux chevaux accompagné d’un secrétaire et d’un domestique.
C’était un homme d’une cinquantaine d’années, grand et mince, au visage intelligent, marqué par des années d’étude et de responsabilité. Ses yeux gris perçants ne semblaient rien laisser échapper et sa politesse courtoise cachait une autorité naturelle qui imposait le respect. Les frères Rouvière l’accueillirent avec tous les égards dus à son rang, multipliant les courbettes et les protestations de dévouement.
Ils lui firent visiter l’église, le presbytère et lui présentèrent les principaux membres de la communauté paroissiale. “Votre église est remarquablement entretenue”, observa l’abbé en examinant les vitraux et les sculptures. “Et vos paroissiens semblent véritablement attachés à leur pasteur.” “Nous essayons de servir Dieu et notre communauté du mieux que nous pouvons”, répondit humblement Jean-Luc. “Parlez-moi de vos œuvres de charité.
J’ai cru comprendre que vous accueillez souvent des nécessiteux.” “Effectivement, mon père, nous ne pouvons refuser l’hospitalité à ceux qui en ont besoin. C’est notre devoir chrétien.” L’abbé de Lorme hocha la tête avec approbation, mais Mathias crut déceler dans son regard une nuance d’attention particulière. Le soir venu, le banquet organisé en l’honneur de l’inspecteur rassembla une trentaine de convives dans la grande salle du presbytère.
Marie Bonnefoie et sa fille Jeanne avaient participé aux préparatifs, aidant à dresser les tables et à servir les plats. L’atmosphère était festive et les villageois rivalisaient de prévenance envers leur hôte prestigieux. Le repas était somptueux pour un village aussi modeste.
Potage aux légumes, truite de la rivière locale, pâtés en croûte, fromage de chèvre et surtout un rôti d’une tendresse extraordinaire que Jean-Luc présenta comme une spécialité de leur région. “Cette viande a une saveur remarquable”, commenta l’abbé de Lorme après avoir goûté. “Qu’est-ce que c’est exactement ?” “Un agneau élevé selon les méthodes traditionnelles”, répondit Jean-Luc sans ciller.
“Nous le nourrissons exclusivement d’herbes sauvages et de céréales sélectionnées. C’est un secret de famille.” “En effet, le goût est unique”, murmura l’abbé, une expression étrange passant sur son visage. Il continua de manger mais Mathias remarqua qu’il mâchait lentement comme s’il analysait chaque bouchée. Plusieurs fois durant le repas, il posa des questions apparemment anodines sur les fournisseurs locaux, les traditions culinaires de la région, les habitudes alimentaires des habitants.
“Dites-moi,” demanda-t-il à Marie Bonnefoie, “Connaissez-vous la recette de ce délicieux rôti ?” La boulangère secoua la tête en riant : “Hélas, non, mon père, c’est le secret des pères Rouvière. Ils sont les seuls à savoir préparer cette viande si particulière.
Nous avons souvent essayé de les faire parler, mais ils restent muets comme des carpes.” L’abbé sourit poliment, mais son regard s’attarda longuement sur les deux frères. Après le repas, tandis que les invités se dispersaient dans des conversations par petits groupes, l’abbé de Lorme s’approcha de Jeanne qui desservait discrètement les tables. “Mademoiselle Bonnefoie, n’est-ce pas ?” dit-il aimablement. “Oui, mon père”, répondit la jeune femme en esquissant une révérence.
“J’ai cru comprendre que vous travaillez à l’auberge du village.” “C’est exact, mon père, depuis la mort de mon père, j’aide ma mère et Madame Blanc.” “Et vous voyez donc passer beaucoup de voyageurs ?” “En effet, quoique moins en hiver. Mais dès que les routes redeviennent praticables, nous avons régulièrement des clients de passage.” L’abbé acquiesça pensivement.
“Ces voyageurs repartent-ils tous ? Je veux dire, n’y en a-t-il pas qui s’installent dans la région ?” Jeanne réfléchit un moment. “Non, mon père, ils ne font généralement que passer. Quoique…” Elle hésita. “Quoi donc ?” “Eh bien, il y a parfois des gens qui s’arrêtent chez nous et que nous ne revoyons jamais repartir.
Ma patronne dit qu’ils ont dû trouver un autre chemin ou qu’ils sont repartis très tôt le matin, mais c’est vrai que c’est curieux.” L’abbé de Lorme garda un visage neutre, mais ses yeux s’étaient faits plus perçants. “Vous souvenez-vous d’exemples récents ?” “Il y a eu ce jeune homme en février, Antoine quelque chose. Il était venu manger chez nous et puis le père Mathias l’a invité au presbytère pour la nuit.
Nous ne l’avons jamais revu après ça.” “Et cela ne vous a pas intrigué ?” Jeanne haussa les épaules avec l’innocence de ses 22 ans. “Les pères nous ont dit qu’il était reparti très tôt avant l’aube. Ils lui avaient donné des provisions et de l’argent pour continuer sa route vers Toulouse. C’était très charitable de leur part.”
“Certainement”, murmura l’abbé, mais son ton suggérait qu’il n’était pas entièrement convaincu. La soirée se termina dans la bonne humeur et les villageois rentrèrent chez eux en commentant avec fierté le succès de cette réception. L’abbé de Lorme se retira dans la chambre d’honneur qui lui avait été préparée, mais il ne dormit pas immédiatement.
Assis à son bureau de voyage à la lumière d’une chandelle, il rédigea des notes détaillées sur tout ce qu’il avait observé et entendu. Sa longue expérience des visites pastorales lui avait appris à déceler les signes de dysfonctionnement, même les plus subtils. Et ce qu’il venait de découvrir à Saint-Alban l’inquiétait profondément. Le goût de cette viande d’abord qui ne ressemblait à rien de ce qu’il connaissait.
Puis ces témoignages sur des voyageurs qui disparaissaient mystérieusement et surtout l’attitude des frères Rouvière eux-mêmes, trop prévenants, trop empressés avec dans le regard de l’aîné une lueur qu’il n’arrivait pas à définir mais qui le mettait mal à l’aise. Il décida de prolonger son séjour de quelques jours, prétextant vouloir approfondir sa connaissance de cette communauté si exemplaire.
En réalité, il comptait bien mener sa propre enquête sur les mystérieux secrets de Saint-Alban-sur-Limagnole. L’abbé François de Lorme avait passé une nuit agitée, hantée par des soupçons qu’il n’arrivait pas à formuler clairement. Au petit matin, il décida de se lever tôt pour observer le village avant que ses habitants ne commencent leurs activités quotidiennes.
Depuis la fenêtre de sa chambre, il avait une vue parfaite sur la place centrale et le presbytère des frères Rouvière. Ce qu’il vit confirma ses inquiétudes naissantes. Vers 5 heures, il aperçut Jean-Luc sortir furtivement du presbytère, portant un sac qui semblait lourd. Le prêtre se dirigea vers le petit cimetière attenant à l’église et disparut derrière les tombes les plus anciennes.
Il réapparut 20 minutes plus tard, les mains vides et les vêtements salis de terre fraîche. “Curieux moment pour jardiner”, murmura l’abbé en prenant note de l’heure et des détails de la scène. Quand Mathias vint le réveiller officiellement une heure plus tard, l’abbé de Lorme était déjà habillé et prêt pour sa seconde journée d’inspection.
“J’espère que vous avez bien dormi mon père”, dit Mathias avec son sourire habituel. “Parfaitement !” mentit l’abbé. “Cette chambre est très confortable. J’aimerais aujourd’hui me concentrer sur vos registres paroissiaux et vos comptes. C’est la partie administrative de ma visite.” “Bien entendu, Jean-Luc a préparé tous les documents dans son bureau.”
Ils trouvèrent Jean-Luc en train de ranger soigneusement des papiers sur son bureau. L’abbé remarqua immédiatement que l’homme semblait tendu malgré ses efforts pour paraître décontracté. “Voici nos registres des baptêmes, mariages et sépultures des cinq dernières années”, annonça Jean-Luc en désignant plusieurs volumes reliés de cuir. L’abbé de Lorme examina minutieusement chaque document.
Les écritures étaient soignées, les comptes apparemment en règle, mais quelque chose le dérangeait dans la comptabilité des provisions et des dépenses alimentaires. “Vous semblez consommer des quantités importantes de viande”, observa-t-il. “C’est inhabituel pour une paroisse de cette taille.” “Nous recevons beaucoup de voyageurs de passage”, expliqua Jean-Luc.
“Notre devoir d’hospitalité nous impose d’avoir toujours des provisions en réserve.” “Évidemment. Et où vous fournissez-vous ? Quel boucher de la région ?” Les deux frères échangèrent un regard rapide. “Nous achetons nos bêtes directement aux fermiers des environs”, répondit Mathias. “C’est plus économique et nous pouvons choisir la qualité.” “Je vois, et qui s’occupe de l’abattage et de la découpe ?”
“Nous, nous nous en chargeons nous-mêmes”, admit Jean-Luc après une hésitation. “C’est une compétence que nous avons acquise par nécessité.” L’abbé hocha la tête sans commentaire, mais ajouta cette information à ses notes mentales. Des prêtres qui s’occupaient personnellement de l’abattage de leurs animaux.
C’était pour le moins inhabituel. “J’aimerais voir vos réserves si cela ne vous dérange pas.” “Malheureusement, nos provisions sont actuellement au plus bas”, s’empressa de dire Mathias. “L’hiver a été long et nous avons beaucoup donné aux nécessiteux.” “C’est tout à votre honneur.
Mais j’aimerais quand même jeter un coup d’œil à vos installations.” Il était difficile de refuser sans paraître suspect. Jean-Luc conduisit donc l’abbé vers le cellier qu’ils avaient soigneusement nettoyé quelques jours plus tôt. L’endroit était effectivement presque vide, ne contenant que quelques jarres de légumes conservés et des tonneaux de vin.
L’abbé de Lorme examina attentivement les lieux, notant les crochets de boucher fixés aux poutres, les traces de nettoyage intensif sur les murs et surtout une odeur persistante qu’il n’arrivait pas à identifier complètement mais qui lui rappelait désagréablement celle de la viande servie la veille au soir. “Installation très fonctionnelle”, commenta-t-il. “Ces crochets semblent avoir beaucoup servi.”
“Comme je vous l’ai dit, nous recevons beaucoup”, répliqua Jean-Luc, sa voix trahissant une légère crispation. En remontant du cellier, l’abbé remarqua une porte qu’il n’avait pas vu lors de sa première visite. “Cette porte mène où ?” “Anciennes cryptes de l’église”, expliqua Mathias.
“Nous nous en servons comme débarras pour les objets liturgiques anciens. C’est assez humide et peu pratique d’accès.” “J’aimerais y jeter un coup d’œil si vous n’y voyez pas d’inconvénients. Je m’intéresse à l’art sacré ancien.” Les deux frères ne pouvaient décemment pas refuser. Ils descendirent donc dans les cryptes, Jean-Luc ouvrant la marche avec une torche.
L’endroit était effectivement humide et sombre avec des voûtes de pierres qui se perdaient dans l’obscurité. L’abbé de Lorme suivait attentivement, tous ses sens en alerte. Au détour d’un corridor, la flamme de la torche éclaira brièvement des chaînes fixées au mur. Jean-Luc accéléra le pas, mais l’abbé avait eu le temps de voir. “Des chaînes ?” demanda-t-il innocemment. “Vestiges du Moyen-Âge”, répondit Jean-Luc sans se retourner.
“Cette crypte servait parfois de prison ecclésiastique pour les pénitents.” Ils remontèrent rapidement mais l’abbé de Lorme avait maintenant la certitude que quelque chose de très grave se tramait dans cette paroisse apparemment exemplaire. L’après-midi, il demanda à rencontrer individuellement plusieurs paroissiens prétextant vouloir recueillir leurs témoignages sur la qualité du service pastoral.
En réalité, il cherchait à obtenir des informations sur les mystérieuses disparitions évoquées par Jeanne Bonnefoie. Sa première visite fut pour Catherine Blanc, l’aubergiste. Il la trouva dans sa cuisine, occupée à préparer le repas du soir. “Madame Blanc, j’aimerais vous parler des voyageurs qui fréquentent votre établissement.” “Volontiers, mon père, que voulez-vous savoir ?” “Avez-vous remarqué des irrégularités dans leurs allées et venues ? Des gens qui disparaîtraient de manière inhabituelle ?” Catherine s’arrêta de remuer sa casserole et réfléchit.
“Maintenant que vous en parlez, c’est vrai qu’il y a parfois des choses curieuses, des clients qui partent sans payer ou qui laissent leurs affaires dans leur chambre. Par exemple, le mois dernier, il y a eu ce colporteur de Lyon, un homme charmant qui vendait des rubans et de la mercerie. Il avait loué une chambre pour trois jours, mais au bout de deux jours, il avait disparu.
Ses bagages étaient encore là avec toute sa marchandise.” “Et qu’avez-vous fait ?” “J’ai demandé aux pères Rouvière. Ils m’ont dit qu’il était parti très tôt le matin après avoir été pris d’un malaise. Ils avaient proposé de s’occuper de ses affaires et de les faire parvenir à sa famille.” “Vous avez trouvé cela normal ?” Catherine haussa les épaules.
“Les pères sont si dévoués et puis ce ne sont pas mes affaires. S’ils disent que c’est arrangé.” L’abbé poursuivit son enquête discrète en rendant visite à d’autres habitants. Partout, il entendait des histoires similaires, des voyageurs qui s’évaporaient dans la nature après être passés par le presbytère, toujours avec l’explication bienveillante des frères Rouvière pour rassurer les témoins potentiels.
Le plus troublant fut le témoignage du forgeron Pierre Charpentier, un homme pragmatique et observateur. “Mon père”, lui dit-il en baissant la voix. “Puisque vous me demandez mon avis franc, je dois dire que ces disparitions me tracassent. En 15 ans, j’ai dû voir passer une quarantaine de voyageurs qui ne sont jamais repartis et à chaque fois les pères ont une explication toute prête.” “Vous n’avez jamais essayé de vérifier ?”
“Comment voulez-vous que je vérifie ? Et puis qui irait soupçonner des hommes de Dieu ? Et je vous avoue que parfois quand je vois la fumée qui sort de la cheminée du presbytère à des heures bizarres et cette odeur particulière qui vient de chez eux…” Il s’arrêta, réalisant qu’il s’aventurait en terrain dangereux.
“Quelle odeur !” insista l’abbé. “Une odeur de cuisine, mais pas comme les autres, quelque chose de plus fort, de plus particulier.” Le soir venu, l’abbé de Lorme prétexta un mal de tête pour éviter le repas communal et resta seul dans sa chambre. Il avait maintenant suffisamment d’éléments pour être certain qu’un crime se tramait à Saint-Alban, mais il lui fallait des preuves concrètes.
Vers minuit, quand tout le presbytère fut endormi, il se glissa silencieusement hors de sa chambre. Il connaissait maintenant les lieux suffisamment bien pour se diriger sans lumière vers les cryptes. Heureusement, il avait repéré dans l’après-midi où Jean-Luc cachait la clé. Armé d’une petite lanterne sourde, il redescendit dans les souterrains de l’église. Cette fois, il put examiner les lieux à son aise.
Ce qu’il découvrit dépassa ses pires soupçons. Les chaînes fixées au mur portaient des traces récentes d’utilisation. Le sol était taché de ce qui ressemblait à du sang séché. Dans un recoin, il trouva des outils de découpe et de boucherie, soigneusement rangés mais mal nettoyés. Et dans une alcôve dissimulée derrière une tenture, il fit la découverte la plus horrifiante : des ossements humains.
Soigneusement empilés. L’abbé de Lorme dut s’appuyer contre le mur pour ne pas défaillir. Il venait de découvrir l’atelier de deux cannibales qui opéraient sous couvert de leur fonction religieuse. Mais son enquête n’était pas terminée. Il fouilla méthodiquement les cryptes et finit par trouver ce qu’il cherchait.
Un caveau récemment creusé où étaient entreposées des jarres contenant des morceaux de viande dans la saumure. Il n’eut aucun doute sur la nature de cette viande. Parmi les affaires entassées dans un coffre, il trouva des objets personnels ayant appartenu aux victimes : des bijoux, des montres, des lettres, des bourses vides et surtout un carnet où Jean-Luc tenait une comptabilité macabre de leurs crimes avec des dates, des noms quand il les connaissait et des détails sur la préparation de chaque victime. L’abbé remonta dans sa chambre avec ses preuves, le cœur battant et l’estomac retourné.
Il passa le reste de la nuit à rédiger un rapport détaillé qu’il cacheta et marqua du sceau de l’évêché. Le lendemain matin, il annonça aux frères Rouvière qu’il devait écourter sa visite pour une urgence à Mende. “J’espère que notre paroisse vous a donné satisfaction”, demanda anxieusement Mathias.
“Tout à fait”, répondit l’abbé avec un sourire contraint. “Vous pouvez être fier de votre œuvre.” Jean-Luc scruta le visage de l’inspecteur, cherchant à deviner ses pensées. “Vous reviendrez nous voir, j’espère ?” “Certainement”, mentit l’abbé, “très bientôt même.” En partant, il glissa discrètement son rapport entre les mains de Jeanne Bonnefoie qui aidait à charger ses bagages.
“Mademoiselle, remettez ceci au prochain gendarme de passage, c’est très important. Et surtout, évitez de vous retrouver seule avec les pères Rouvière jusqu’à nouvel ordre.” La jeune femme le regarda avec incompréhension, mais quelque chose dans le ton grave de l’abbé la convainquit d’obéir.
L’abbé de Lorme quitta Saint-Alban avec le sentiment du devoir accompli, mais aussi avec une angoisse terrible. Il avait découvert l’un des crimes les plus monstrueux de sa carrière, mais il savait que tant que les gendarmes ne seraient pas arrivés, les habitants du village restaient en danger mortel. Dans sa voiture qui s’éloignait du village maudit, il ne cessait de penser à tous ces pauvres voyageurs qui avaient trouvé la mort dans ce qui aurait dû être un refuge de paix et de spiritualité.
Et il priait pour que son intervention ne soit pas venue trop tard pour sauver les futures victimes des frères cannibales de Saint-Alban-sur-Limagnole.
3 jours après le départ de l’abbé de Lorme, l’atmosphère à Saint-Alban avait retrouvé sa tranquillité habituelle. Les frères Rouvière, soulagés de voir partir cet inspecteur un peu trop curieux, reprenaient leurs activités normales. Jean-Luc était convaincu qu’ils avaient réussi à donner le change et il était impatient de reprendre ses projets concernant Jeanne Bonnefoie.
Ce matin-là, la jeune femme se rendit au presbytère pour livrer le pain quotidien comme elle le faisait depuis des années. Et cette fois, elle portait dans son tablier la lettre que lui avait confiée l’abbé de Lorme qu’elle devait remettre au prochain gendarme de passage.

Mathias l’accueillit avec son sourire habituel, mais Jeanne remarqua quelque chose de différent dans son regard, une intensité qu’elle n’y avait jamais vue auparavant. “Ma chère Jeanne”, dit-il en prenant le panier de pain, “Mon frère et moi souhaiterions vous parler d’une affaire importante. Auriez-vous quelques minutes ?” “Bien sûr, mon père. De quoi s’agit-il ?” “C’est délicat.
Entrez donc, nous serons mieux à l’intérieur pour discuter.” Jeanne le suivit dans le salon où l’attendait Jean-Luc, debout près de la cheminée, dans sa posture habituelle. Mais aujourd’hui, son regard avait une fixité troublante qui mit immédiatement la jeune femme mal à l’aise. “Jeanne”, commença Jean-Luc de sa voix grave. “Vous savez combien nous apprécions votre dévouement et votre piété.
C’est pourquoi nous avons pensé à vous pour une mission très particulière.” “Une mission, mon père ?” “Oui, nous avons reçu, disons une communication divine concernant votre avenir spirituel. Il semblerait que le Seigneur ait des projets spéciaux pour vous.” Jeanne fronça les sourcils, se souvenant soudain des paroles étranges de l’abbé de Lorme. “Je ne comprends pas, mon père.”
Mathias s’approcha d’elle, son sourire devenant presque hypnotique. “Nous avons été contactés par un ordre contemplatif très ancien caché dans les montagnes. Ils recherchent de jeunes femmes pures pour rejoindre leur communauté. Votre nom leur a été soumis et ils vous acceptent.” “Mais je ne peux pas laisser ma mère seule.” “Votre mère comprendra”, intervint Jean-Luc.
“C’est un honneur extraordinaire qui vous est fait. Peu de femmes reçoivent un tel appel.” “Et si je refuse ?” Les deux frères échangèrent un regard. “On ne refuse pas un appel divin, ma chère enfant”, dit Jean-Luc, sa voix prenant une nuance menaçante. Jeanne sentit un frisson de peur parcourir son dos.
Quelque chose dans cette conversation ne collait pas et les avertissements de l’abbé de Lorme lui revenaient en mémoire. “Je… je dois y réfléchir”, dit-elle en reculant vers la porte, “et en parler à ma mère.” “Il n’y a rien à réfléchir”, répliqua sèchement Jean-Luc. “Et votre mère n’a pas son mot à dire dans les affaires de Dieu.” Il s’avança vers elle, bloquant sa retraite vers la sortie.
Jeanne comprit alors qu’elle était en danger mortel. “Laissez-moi partir”, cria-t-elle en se précipitant vers la fenêtre. Mais Mathias fut plus rapide. Il la saisit par le bras et la tira violemment en arrière. Dans la lutte, la lettre de l’abbé de Lorme tomba de son tablier et glissa sur le sol de pierre.
Jean-Luc se baissa pour la ramasser et brisa le cachet de cire. Sa lecture de la missive le fit pâlir puis rougir de colère. “Qu’est-ce que c’est ?” demanda Mathias, toujours aux prises avec Jeanne qui se débattait. “Ce maudit abbé, il a tout découvert. Il a écrit un rapport complet sur nos activités et l’a confié à cette petite garce pour qu’elle le remette aux gendarmes.”
Jean-Luc froissa rageusement la lettre et se tourna vers Jeanne, les yeux brillants d’une fureur meurtrière. “Tu nous espionnais pour ce de Lorme ?” “Je… je ne savais pas ce qu’il y avait dans cette lettre”, sanglota Jeanne. “Il m’a juste demandé de la remettre aux gendarmes.” “Les gendarmes ?” cracha Jean-Luc. “Combien de temps avant qu’ils n’arrivent ?” “Je ne sais pas. Je n’ai rien dit à personne d’autre. Je vous le jure.” Mathias regardait son frère avec une panique croissante.

“Qu’est-ce qu’on fait ? Si les gendarmes viennent, ils ne trouveront rien”, répliqua Jean-Luc retrouvant son calme mortel. “Nous allons tout nettoyer, tout faire disparaître et cette petite dénonciatrice va nous y aider. N’est-ce pas Jeanne ?” Il sortit une corde de sa poche et aida Mathias à attacher les mains de la jeune femme dans son dos.
Malgré ses cris et ses supplications, ils la traînèrent vers les caves du presbytère. Pendant ce temps, au village, Marie Bonnefoie commençait à s’inquiéter. Sa fille n’était pas rentrée de sa livraison matinale, ce qui n’était pas dans ses habitudes. Elle décida d’aller voir ce qui se passait au presbytère, frappa à la porte qui s’ouvrit sur le visage souriant de Mathias.
Mais ce sourire avait quelque chose de forcé qui l’alarma immédiatement. “Bonjour Marie, que puis-je pour vous ?” “Je cherche Jeanne. Elle devait juste vous livrer le pain et rentrer tout de suite.” “Ah Jeanne !” Mathias échangea un regard avec Jean-Luc qui venait d’apparaître derrière lui.
“Elle est effectivement venue nous voir mais nous avons eu une longue conversation. Une conversation très importante concernant son avenir spirituel.” “Son avenir spirituel ?” répéta Marie perplexe. “Entrez donc, nous allons tout vous expliquer”, dit Jean-Luc en s’effaçant pour la laisser passer. Une fois à l’intérieur, les deux frères expliquèrent à Marie l’histoire qu’ils avaient préparée.
L’appel divin reçu par Jeanne, l’invitation à rejoindre un ordre contemplatif, la nécessité d’un départ immédiat pour ne pas manquer cette opportunité exceptionnelle. “Mais où est-elle ?” demanda Marie de plus en plus anxieuse. “Je veux lui parler.” “Elle est en méditation”, répondit Jean-Luc. “Cette révélation l’a profondément troublée comme vous pouvez l’imaginer.
Elle nous a demandé un temps de réflexion et de prière avant de vous voir.” “Je ne peux pas croire qu’elle prendrait une telle décision sans m’en parler d’abord”, protesta Marie. “Les voies du Seigneur sont impénétrables”, murmura Mathias. “Parfois l’appel divin est si pressant qu’il ne laisse pas le temps aux considérations terrestres.” Marie n’était pas entièrement convaincue, mais le respect qu’elle portait aux deux prêtres l’empêchait d’insister davantage.
Elle accepta finalement de rentrer chez elle et d’attendre des nouvelles. Dès qu’elle fut partie, les frères Rouvière passèrent à l’action. Ils devaient éliminer toutes les preuves de leurs crimes avant l’arrivée éventuelle des gendarmes.
Jean-Luc descendit aux cryptes pour s’occuper de Jeanne pendant que Mathias commençait à brûler tous les documents compromettants. Dans les souterrains humides, Jeanne était attachée aux mêmes chaînes qui avaient servi à tant d’autres victimes avant elle. Elle pleurait silencieusement, comprenant enfin la véritable nature des deux hommes qu’elle avait vénérés toute sa vie.
“Alors, ma chère Jeanne”, dit Jean-Luc en s’approchant d’elle avec un couteau de boucher, “vous pensiez vraiment pouvoir nous faire arrêter ?” “Je vous en supplie, mon père, je ne dirai rien à personne. Je partirai du village, si vous voulez.” “Oh, vous allez partir effectivement pour un très long voyage.” Il leva son couteau, mais soudain, des bruits de pas précipités raisonnèrent dans l’escalier.
Mathias descendait en courant. “Jean-Luc, ils arrivent. J’ai vu une brigade de gendarmes sur la route. Ils seront ici dans une demi-heure.” Jean-Luc jura violemment. Il n’avait plus le temps d’exécuter Jeanne dans les règles de leur rituel habituel. “Aide-moi à la porter dans la chambre secrète”, ordonna-t-il.
“Nous la terminerons plus tard quand ils seront repartis.” Ils traînèrent la jeune femme inconsciente — Jean-Luc l’avait assommée d’un coup de manche de couteau — vers une alcôve dissimulée derrière un mur factice qu’ils avaient aménagé des années plus tôt pour ce genre de situation d’urgence. Puis ils remontèrent précipitamment pour achever leurs préparatifs.
Mathias continuait de brûler les documents pendant que Jean-Luc descendait les dernières jarres de provisions dans le caveau secret qu’ils avaient creusé sous l’autel de l’église. 25 minutes plus tard, une brigade de six gendarmes menée par le maréchal des logis Bertrand Lacroix franchissait la porte du presbytère. C’était un homme d’expérience, ancien militaire, reconverti dans la gendarmerie, qui n’était pas homme à se laisser impressionner par des soutanes. “Messieurs les pères”, dit-il sans préambule, “nous avons reçu des informations selon lesquelles des crimes auraient été commis dans cette paroisse. Nous venons procéder à une perquisition.”
Jean-Luc adopta son air le plus indigné. “Des crimes ? Maréchal des logis, je ne vois pas de quoi vous voulez parler. Nous sommes des hommes de Dieu.”
“C’est justement ce que nous allons vérifier”, répliqua Lacroix en faisant signe à ses hommes de fouiller les lieux. Les gendarmes étaient méthodiques et expérimentés. Ils ne se contentèrent pas de la visite de surface que leur proposaient les deux frères, mais fouillèrent systématiquement chaque pièce, chaque recoin, chaque meuble.
Dans la cuisine, le brigadier Moreau découvrit des traces de sang mal nettoyées sur le plan de travail. Dans le cellier, malgré le nettoyage intensif, l’odeur suspecte persistait et des taches sombres étaient encore visibles sur les murs. “Qu’est-ce que c’est que ces taches ?” demanda Lacroix à Jean-Luc.
“Du vin sans doute”, répondit celui-ci, mais sa voix tremblait légèrement. “Ce n’est pas du vin,” rétorqua le maréchal des logis. “J’ai assez d’expérience pour reconnaître du sang séché.” La découverte décisive eut lieu dans les cryptes. Malgré les efforts des frères pour dissimuler leurs traces, les gendarmes trouvèrent les outils de boucherie mal dissimulés, les chaînes avec leurs traces d’utilisation récente et surtout le suaire secret avec ses restes humains.
“Bon dieu !” murmura le brigadier Moreau en éclairant l’alcôve macabre avec sa lanterne. “Il y a au moins une quinzaine de squelettes ici.” Pendant ce temps, un autre gendarme avait découvert le caveau secret sous l’autel et les jarres de viande conservée. L’analyse rapide qu’ils firent de ces provisions ne laissa aucun doute sur leur nature.
“Arrêtez-les !” ordonna Lacroix, écœuré par ce qu’il venait de découvrir. Les frères Rouvière ne tentèrent pas de résister. Jean-Luc gardait son air hautain et méprisant comme s’il était au-dessus de ces contingences terrestres. Mathias, en revanche, s’effondrait psychologiquement, réalisant enfin l’horreur de ce à quoi il avait participé pendant toutes ces années.
C’est en poursuivant leurs recherches que les gendarmes découvrirent Jeanne Bonnefoie, inconsciente mais vivante dans sa cachette. Elle fut immédiatement transportée chez le médecin du village qui constata qu’elle était en état de choc mais physiquement indemne. Quand elle put enfin parler, son témoignage acheva d’accabler les deux frères cannibales. Elle raconta les tentatives de chantage, l’agression et confirma que la lettre de l’abbé de Lorme contenait bien des preuves de leurs crimes.
L’arrestation des frères Rouvière provoqua un traumatisme profond dans la communauté de Saint-Alban. Les villageois ne pouvaient pas croire que leurs pasteurs vénérés étaient en réalité des monstres qui avaient tué et mangé des dizaines de voyageurs innocents. Marie Bonnefoie faillit perdre la raison en apprenant que sa fille avait failli subir le même sort que toutes ces victimes.
Les autres paroissiens éprouvaient un sentiment de culpabilité écrasant en réalisant qu’ils avaient participé sans le savoir aux festins cannibales organisés par leurs prêtres. Catherine Blanc ferma son auberge pendant des semaines, incapable de supporter l’idée que c’était elle qui orientait les voyageurs vers leur mort.
Le forgeron Pierre Charpentier se reprochait de ne pas avoir donné suite à ses soupçons. Tout le village sombrait dans une culpabilité collective qui allait marquer des générations. Pendant ce temps, dans les geôles de Mende où ils avaient été transférés, les deux frères attendaient leur jugement.
Jean-Luc persistait dans ses délires mystiques, affirmant que ses actes étaient sanctifiés par la volonté divine et que ses juges seraient un jour châtiés pour leur sacrilège. Mathias, quant à lui, avait sombré dans une dépression profonde. Il avait fini par avouer tous leurs crimes, donnant des détails précis sur chaque meurtre, chaque victime, chaque préparation.
Son témoignage permettrait d’identifier la plupart des victimes et de prévenir leurs familles du sort tragique de leurs proches disparus. L’enquête révéla que les frères Rouvière avaient assassiné 43 personnes en 15 ans, principalement des voyageurs isolés, mais aussi quelques marginaux des villages environnants. Leur méthode était toujours la même.
Attirer leurs victimes par de fausses promesses d’aide, les droguer puis les emmener dans les cryptes où ils les tuaient selon un rituel macabre qu’ils prétendaient religieux. La viande était ensuite découpée, préparée et servie lors des banquets paroissiaux mélangée à de la viande animale pour masquer le goût. Les ossements étaient soigneusement conservés dans l’ossuaire secret et les affaires personnelles des victimes revendues discrètement dans des villages éloignés.
Cette révélation horrifia la France entière. Jamais auparavant le pays n’avait connu un crime aussi monstrueux d’autant plus choquant qu’il était perpétré par des représentants de l’église. La presse s’empara de l’affaire et le mystère des prêtres cannibales de Saint-Alban défrayait la chronique dans tous les journaux du pays. L’Église catholique elle-même était profondément ébranlée par ce scandale.
L’évêque de Mende dut présenter des excuses publiques et promettre une réforme complète du système de surveillance des paroisses isolées. De nouvelles procédures furent mises en place pour éviter qu’une telle horreur ne puisse se reproduire. Le procès des frères Rouvière s’ouvrit le 15 novembre devant la cour d’assises de la Lozère à Mende.
L’affaire avait pris une dimension nationale et des journalistes de Paris, Lyon et Marseille s’étaient déplacés pour couvrir ce qui était déjà appelé le procès du siècle. La salle d’audience, pourtant vaste, ne pouvait contenir tous ceux qui voulaient assister aux débats. Jean-Luc et Mathias Rouvière furent amenés dans le box des accusés sous escorte renforcée car les autorités craignaient des débordements de la foule.
Leur apparence contrastait saisissamment. Jean-Luc se tenait droit, le regard fixe et méprisant comme s’il était au-dessus de cette procédure terrestre. Mathias, en revanche, paraissait brisé, voûté, le visage creusé par des mois de remords et d’angoisse. Le président du tribunal, maître Auguste Delmas, était un homme expérimenté qui avait présidé de nombreux procès criminels, mais jamais il n’avait eu à juger une affaire d’une telle monstruosité.
Il ouvrit les débats d’une voix solennelle qui raisonna dans le silence de mort qui régnait dans la salle. “Jean-Luc et Mathias Rouvière, vous comparaissez devant cette cour pour 43 chefs d’accusation de meurtre avec préméditation et profanation de sépulture.
Les faits qui vous sont reprochés sont d’une gravité exceptionnelle et ont soulevé l’émotion de la nation entière.” La lecture de l’acte d’accusation dura près de 2 heures. Chaque victime fut nommée quand son identité avait pu être établie. Antoine Dubois, le jeune homme de Clermont-Ferrand. Pierre Galan, le colporteur de Lyon. Marie Sauvet, une veuve qui se rendait chez sa sœur à Toulouse.
Et tant d’autres, anonymes pour la plupart, dont seuls quelques objets personnels témoignaient encore de l’existence. Quand vint le tour des témoins, l’émotion atteignit son paroxysme. Jeanne Bonnefoie, pâle mais digne, raconta son enlèvement et ce qu’elle avait découvert sur les véritables activités des deux frères. Sa voix tremblait quand elle évoqua les chaînes dans les cryptes et l’horrible réalisation de ce qui l’attendait.
“J’ai compris à ce moment-là”, dit-elle en regardant les accusés, “que tous ces voyageurs qui disparaissaient, ils ne repartaient jamais de Saint-Alban. Ils finissaient dans… dans nos assiettes.” Un murmure d’horreur parcourut l’assistance. Plusieurs femmes sortirent de la salle, incapables de supporter ces révélations.
L’abbé François de Lorme témoigna ensuite de sa découverte et de son enquête. Il expliqua comment des détails apparemment anodins, le goût inhabituel de la viande, les témoignages sur les disparitions, l’attitude suspecte des accusés l’avaient mis sur la piste de la vérité. “J’ai d’abord refusé de croire à mes propres soupçons,” avoua-t-il.
“Comment imaginer que des hommes consacrés à Dieu puissent commettre de tels actes ? Mais les preuves s’accumulaient et je ne pouvais plus fermer les yeux.” Le témoignage le plus accablant vint de Mathias lui-même. Contrairement à son frère qui gardait un silence méprisant, il avait choisi de tout avouer dans l’espoir peut-être d’obtenir une certaine forme de rédemption.
“Tout a commencé il y a quinze ans”, raconta-t-il d’une voix brisée. “Un voyageur était mort de maladie dans notre presbytère. Jean-Luc a dit que ce serait du gaspillage de l’enterrer comme ça. Il a dit que Dieu nous offrait cette nourriture et que nous devions l’accepter avec gratitude.” L’assistance retenait son souffle, horrifiée par ces révélations.
“Au début, je ne voulais pas, mais Jean-Luc était si convaincant. Il disait que c’était une forme de communion mystique, que nous purifiions ces âmes en les absorbant dans notre chair consacrée. Et puis la première fois qu’on en a servi aux paroissiens, ils ont tellement apprécié, ils disaient que jamais ils n’avaient mangé quelque chose d’aussi délicieux.”
“Et après cette première fois ?” demanda le procureur. “Après Jean-Luc a dit qu’il fallait continuer, que Dieu nous envoyait ces âmes à purifier. Quand les voyageurs se faisaient rares, on… on commençait à regarder les habitants du village différemment.” Il leva les yeux vers Jeanne Bonnefoie, assise au banc des témoins. “Pardonnez-moi, Jeanne, pardonnez-nous tous.
Nous étions devenus des monstres.” Jean-Luc se leva brusquement, le visage déformé par la rage. “Tais-toi, Mathias, tu ne comprends rien. Nous étions les élus, nous accomplissions l’œuvre divine. Ces porcs qui nous jugent ne sont pas dignes de…” “Silence ! Asseyez-vous immédiatement !” Mais Jean-Luc continuait sa diatribe mystique, affirmant que leurs actes étaient sanctifiés par la volonté divine et que le jugement des hommes ne l’atteignait pas. Il fallut l’intervention de plusieurs gendarmes pour le faire rasseoir et le réduire au silence.
L’avocat de la défense, maître Dumont, avait une tâche impossible. Comment défendre l’indéfendable ? Il tenta bien de plaider la folie, évoquant un délire religieux qui aurait altéré le discernement des accusés.
Mais les témoignages avaient montré trop de préméditation, trop de calcul méthodique pour que cette ligne de défense soit crédible. Le procureur dans son réquisitoire fut implacable. Il démontra point par point la monstruosité des crimes commis, l’abus de confiance systématique, la profanation de la fonction religieuse. Il demanda la peine de mort pour les deux accusés.
“Messieurs les jurés !” conclut-il, “Ces hommes ont souillé à jamais la mémoire de leurs victimes et traumatisé une communauté entière. Ils ont utilisé leur position sacrée pour attirer leurs proies et les dévorer littéralement. Il n’y a pas de châtiment assez sévère pour de tels crimes.” Le jury se retira pour délibérer.
Les débats avaient duré 4 jours et l’émotion était à son comble dans la salle comme dans tout le pays qui suivait l’affaire. Jamais la France n’avait connu un procès d’une telle ampleur médiatique. Après 6 heures de délibération, les jurés revinrent avec leur verdict. Le silence était total quand le président du jury se leva pour le lire.
À la question, Jean-Luc Rouvière est-il coupable de meurtre avec préméditation sur les personnes d’Antoine Dubois, Pierre Galan, Marie Sauvet ? La liste des 43 victimes fut énumérée une à une. La cour répond : “Oui, à l’unanimité.” Le même verdict tomba pour Mathias Rouvière. Tous deux étaient reconnus coupables de 43 meurtres avec préméditation. La peine était automatique : la mort.
Jean-Luc accueillit le verdict avec un rire dément, continuant à clamer qu’il était un martyr et que ses juges seraient châtiés par la colère divine. Mathias s’effondra complètement, sanglotant et demandant pardon à toutes les familles des victimes présentes dans la salle.
L’exécution fut fixée au 18 décembre sur la place publique de Mende, mais contrairement aux habitudes, elle ne se déroula pas dans l’allégresse populaire habituelle à ce genre d’événement. L’horreur des crimes avait créé une atmosphère particulière, faite à la fois de soif de justice et de dégoût profond.
Des milliers de personnes s’étaient déplacées de toute la région et même de plus loin pour assister à l’exécution des prêtres cannibales. Des barrières avaient été installées pour contenir la foule et un important dispositif de sécurité était déployé. Jean-Luc monta à l’échafaud en continuant ses imprécations mystiques. Il refusa l’assistance du prêtre qui lui proposait les derniers sacrements, affirmant qu’il était lui-même plus proche de Dieu que n’importe quel représentant de l’Église. “Vous tuez un saint”, cria-t-il à la foule.
“Mais ma mort sera vengée. Le Seigneur châtiera les impies.” Il fallut le bâillonner pour l’empêcher de continuer ses vociférations. Il fut pendu en premier, se débattant jusqu’au bout avec une énergie fanatique qui impressionna même le bourreau expérimenté. Mathias, en revanche, était résigné.
Il avait passé ses dernières semaines en prison à écrire des lettres de repentir aux familles des victimes et à confesser tous les détails de leurs crimes pour aider les enquêteurs. Il monta à l’échafaud la tête baissée, murmurant des prières sincères. “Pardonnez-moi”, dit-il simplement avant que la corde ne se resserre autour de son cou.
Sa mort fut plus rapide et moins agitée que celle de son frère. La foule accueillit les deux exécutions dans un silence pesant, sans les cris de joie habituels. L’horreur de l’affaire dépassait le sentiment de justice accomplie. Après l’exécution, les autorités firent raser complètement le presbytère de Saint-Alban et murèrent définitivement les cryptes de l’Église.
Un nouveau prêtre fut nommé, mais il fallut des mois pour qu’il trouve des paroissiens prêts à revenir à la messe. Jeanne Bonnefoie ne se remit jamais complètement de son traumatisme. Elle quitta Saint-Alban quelques mois après le procès pour s’installer chez une tante à Lyon où elle vécut dans l’anonymat jusqu’à sa mort en 1889. Elle ne se maria jamais et ne parla plus jamais publiquement de cette affaire.
Marie Bonnefoie ferma sa boulangerie et mourut de chagrin moins d’un an après les événements. Catherine Blanc vendit son auberge et partit s’installer en Ardèche. Beaucoup d’habitants de Saint-Alban émigrèrent, incapables de supporter le poids de cette mémoire maudite. Le village lui-même ne se remit jamais complètement.
Pendant des décennies, les gens évitaient de passer par Saint-Alban et les rares voyageurs qui s’y aventuraient étaient accueillis avec méfiance. L’affaire des frères Rouvière avait brisé à jamais la confiance innocente de cette communauté rurale. L’Église catholique tira les leçons de ce drame en mettant en place un système de supervision plus strict des paroisses isolées.
De nouvelles règles furent établies concernant la nomination des prêtres, leur formation et surtout leur surveillance régulière par la hiérarchie ecclésiastique. Des lois furent également votées concernant l’enregistrement obligatoire des voyageurs dans toutes les auberges et la déclaration systématique des disparitions aux autorités civiles.
Le système féodal d’isolement des communautés rurales commença à évoluer vers plus de transparence et de contrôle étatique. L’affaire des frères Rouvière marqua ainsi un tournant dans l’histoire judiciaire et sociale de la France. Elle révéla les dangers de l’autorité aveugle et de l’isolement communautaire, tout en posant des questions profondes sur la nature humaine et les dérives possibles même chez ceux qui sont supposés incarner le bien moral.
Aujourd’hui encore, à Saint-Alban-sur-Limagnole, certains habitants âgés se souviennent des histoires que leur racontaient leurs grands-parents sur ces événements terribles. L’ancien presbytère n’a jamais été reconstruit et sa place reste vide, comme une cicatrice dans le paysage du village.
Une plaque discrète rappelle la mémoire des 43 victimes des frères cannibales sans mentionner les détails de leur crime. Car si la justice des hommes s’était exprimée par la pendaison des coupables, la mémoire collective avait choisi un châtiment peut-être plus lourd encore : l’oubli volontaire et le silence. Saint-Alban avait préféré enfouir cette page sombre de son histoire plutôt que de risquer de perpétuer l’horreur par la commémoration. Ainsi se termine la terrible histoire des prêtres cannibales de Saint-Alban-sur-Limagnole. Un épisode qui rappelle que les plus grands monstres peuvent parfois se cacher derrière les masques les plus respectables et que la vigilance citoyenne reste toujours nécessaire face aux abus de pouvoir, même surtout quand ils se parent des atours de la vertu.
L’héritage de cette affaire dépasse largement les frontières de la petite commune lozérienne. Elle reste l’un des crimes les plus marquants du XIXe siècle français et continue d’inspirer criminologues et historiens qui s’interrogent sur les mécanismes psychologiques et sociaux qui peuvent conduire des individus apparemment normaux vers de telles abominations. La leçon principale de ce drame reste peut-être que la confiance aveugle, même envers les figures d’autorité les plus respectées, peut devenir dangereuse quand elle s’accompagne d’un isolement et d’un manque de contrôles extérieurs. Les 43 victimes des frères Rouvière ont payé de leur vie cette leçon que l’histoire n’aurait jamais dû avoir besoin d’enseigner.