
Le silence, puis la respiration. Humide, haletante. Le bruit de l’air aspiré à travers des poumons ravagés et filtré par le métal. 25 novembre 1177. Vous observez un adolescent qui peine à serrer les rênes de cuir de ses doigts. Ses mains, enveloppées de bandages de lin blancs ce matin, sont désormais tachées de brun rouille.
Sous ces bandages, la chair se putréfie, les os transparaissent par endroits. La lèpre ne se contente pas de tuer. Elle vous efface morceau par morceau, tant que vous respirez encore. Le masque d’argent qui dissimule son visage n’est pas décoratif. Il est indispensable. Ce qui se cache dessous suffirait à faire détourner le regard même aux soldats les plus endurcis. À cinq kilomètres de là, l’horizon a disparu.
26 000 guerriers, une cavalerie déployée à perte de vue dans la plaine, soulèvent des nuages de poussière semblables à la brume marine. Leurs bannières – vertes, noires, or – claquent au vent comme les ailes d’oiseaux de chasse. Le sultan Saladin, quarante ans après sa victoire, est invaincu et si sûr de lui qu’il a déjà dépêché des messagers à Damas pour décrire les festivités prévues le lendemain.
Derrière le garçon au masque d’argent : 500 chevaliers. C’est tout. 500 hommes épuisés, montés sur des chevaux épuisés, vêtus d’armures cabossées par une douzaine de batailles, brandissant des lances aux pointes ébréchées et des épées à aiguiser. Le calcul est simple : 52 ennemis pour chaque chrétien. Un rapport de forces qui ne mérite même pas d’être évoqué.
On ne se bat pas contre une telle supériorité numérique. Soit on abandonne, soit on meurt. Tous ses conseillers lui ont ordonné de rester derrière les murs de Jérusalem. Tous les traités militaires jamais écrits affirment qu’il s’agit d’un suicide par charge de cavalerie. Même son propre corps, son système nerveux ravagé par la maladie, ses articulations enflées, sa peau déchirée, le supplie d’arrêter. Baudouin IV accomplit l’impossible.
Il donne l’ordre d’attaquer. Ce qui se passe dans les trois heures qui suivent est incompréhensible pour quiconque tentera de l’expliquer. Les chroniqueurs chrétiens parleront d’intervention divine. Les historiens musulmans y verront une catastrophe envoyée par Dieu en guise de châtiment. Les analystes militaires modernes l’étudieront pendant des siècles sans parvenir à en comprendre les détails.
Mais voici ce que personne ne vous dit à propos de Montgisard : la bataille était déjà perdue avant même qu’une seule lance ne soit abaissée. Saladin n’avait commis aucune erreur. Son armée était reposée, bien approvisionnée et positionnée sur un terrain idéal pour la cavalerie. Ses commandants étaient expérimentés. Ses guerriers étaient des Mamelouks d’élite – des enfants soldats entraînés au combat dès leur plus jeune âge.
Les Croisés étaient en infériorité numérique de 52 contre 1. Comment 20 000 des meilleurs guerriers de l’Islam ont-ils pu périr en un seul après-midi ? La réponse est surprenante. Tout commence par une décision prise par Saladin trois jours plus tôt. Une décision si logique, si manifestement juste, qu’elle allait anéantir tout son édifice.

Avant de vous plonger dans le récit, un petit mot. Si vous êtes de ceux qui se passionnent pour ces moments historiques documentés, ceux que les manuels scolaires oublient souvent de rendre intéressants, un abonnement nous permet d’explorer plus en profondeur les archives et de découvrir davantage de ces histoires. Revenons-en à novembre 1177 : l’homme le plus dangereux de Terre sainte est sur le point de commettre sa première erreur.
Jérusalem en 1177 n’est pas la cité dorée des psaumes et des peintures. C’est un cadavre qui feint de respirer. Des murs fissurés par quatre-vingts ans de siège. Des rues à moitié désertes, car tous ceux qui ont un tant soit peu de bon sens ont fui il y a des mois. La ville la plus sainte de la chrétienté, défendue par moins de soldats qu’un effectif d’élèves de lycée aujourd’hui.
Le royaume ne tient plus qu’à un fil, entre cicatrices et déni. Et sur le trône siège un garçon de seize ans que sa propre chair trahit. Baudouin IV ne devrait pas être roi. Il ne devrait même pas être en vie. Au XIIe siècle, la lèpre n’est pas qu’une simple maladie. C’est une malédiction divine rendue visible. Les lépreux sonnent des cloches pour avertir de leur arrivée.
Ils sont enterrés dans des tombes anonymes, effacés des registres familiaux. Traités comme s’ils étaient morts dès l’apparition du premier vide dans leur nom. Mais le père de Baudouin, le roi Amaury, avait perçu chez son fils quelque chose que la maladie ne pouvait altérer : l’intelligence, la lucidité, un esprit qui tranchait les problèmes avec une finesse chirurgicale. À la mort subite d’Amaury en 1174, la couronne revint à un garçon de treize ans qui ne se marierait jamais, n’aurait jamais d’enfants, et dont le royaume était déjà voué à la dépouille.
Face à ce royaume agonisant se dressait Saladin. Né Yusuf ibn Ayyub, il s’éleva du rang de commandant militaire à celui de sultan grâce à un génie tactique qui aurait fait pleurer Machiavel. En 1177, il avait accompli ce que des générations n’avaient pu réaliser : unir l’Égypte et la Syrie sous une même bannière. Un seul but : reconquérir Jérusalem. Il avait quarante ans et était à l’apogée de sa puissance.
Il dispose d’un or sans fin provenant du commerce égyptien. Des guerriers venus d’une douzaine de territoires, des engins de siège capables de réduire les forteresses en miettes. Et voici ce qui devrait vous terrifier : Saladin n’est pas un monstre. Il est pieux, diplomate, respecté même par ses ennemis. Il respecte les règles de la guerre, mais les règles n’ont plus aucune importance face à l’anéantissement.
À l’automne 1177, l’Europe cessa d’envoyer de l’aide. Jérusalem était considérée comme perdue. Même le pape négociait discrètement le sort de la ville après sa chute. Si ce moment ne vous fait pas comprendre à quel point nous avons frôlé l’effondrement de la civilisation à cause des actes d’un adolescent mourant et de 500 hommes désespérés, vous passez à côté de la leçon pour laquelle nos ancêtres ont crié leur désespoir jusqu’à la mort.
Le monde se moque de vos chances. Seule compte votre volonté. Mais Baudouin avait un autre aspect que les chroniqueurs n’ont fait qu’évoquer en passant, presque timidement : il souriait avant les batailles. Non pas une vantardise nerveuse, mais une anticipation sincère. Un roi lépreux dont les nerfs étaient si brisés qu’il ne ressentait plus la douleur. Qui n’avait plus rien à perdre.
Un sourire narquois se dessinait derrière son masque argenté, tandis que des armées vingt fois plus nombreuses que la sienne se rassemblaient à l’horizon. Réfléchissez-y. La douleur est le système d’alarme du corps. Elle indique quand s’arrêter, quand on est allé trop loin. Le système d’alarme de Baldwin était hors service. Il pouvait franchir n’importe quel seuil qui aurait brisé un homme normal.
Et il ne le saurait jamais tant que rien ne se briserait. Saladin, malgré toute sa brillance, n’a jamais compris ce que cela signifiait. Il était en plein apprentissage. 23 novembre 1177. L’armée de Saladin déferle sur le territoire croisé comme une crue qui rompt un barrage. 26 000 cavaliers. Le convoi de ravitaillement à lui seul s’étend sur des kilomètres. Tentes, vivres, matériel de siège, forges portatives pour réparer les armes.
Il ne s’agit pas d’un raid, mais d’une invasion destinée à anéantir définitivement la présence des Croisés en Terre sainte. Un chroniqueur musulman écrit : « Les bannières des fidèles couvraient les collines comme des étoiles tombées au sol. Le bruit des sabots résonnait comme un tonnerre incessant. » Le plan de Saladin est d’une intelligence remarquable.
Contournez la forteresse d’Ashkelon. Elle est garnie de troupes et fortifiée. Pourquoi perdre du temps avec un siège ? Remontez vers le nord le long de la côte, coupant Jérusalem de la mer. Assommez les lignes de ravitaillement. Attendez la famine et l’effondrement interne. Il l’a déjà fait. Ça marche toujours. À l’intérieur de Jérusalem, la situation est plus que désespérée.
C’est mathématiquement désespéré. Les conseillers de Baudouin, les rares nobles qui n’ont pas encore fui, exposent les chiffres dans la salle du trône. Garnison de la ville : 750 hommes, principalement de l’infanterie. Chevaliers disponibles : environ 500, s’ils exigent toutes les faveurs. Renforts templiers : 80 moines-guerriers, déjà épuisés par la défense des forteresses frontalières contre les 26 000 hommes de Saladin.
Raymond de Tripoli, l’un des commandants les plus expérimentés du royaume, fut catégorique : « Sire, nous devons négocier les conditions tant qu’il est encore possible de négocier. Si nous partons, nous mourrons. Si nous mourons, le royaume mourra avec nous. » Un silence pesant s’installa. Baudouin, affalé sur son trône, resta assis.
Rester debout plus de quelques minutes lui fait enfler et craquer les articulations. Ses conseillers le voient trembler sous l’effort de se tenir debout, mais ils comprennent son dilemme. S’il reste derrière les murs de Jérusalem, la ville pourrait tenir des semaines, voire des mois, à condition de rationner avec soin. Mais Saladin brûlera chaque village, chaque ferme, chaque église dans un rayon de 80 kilomètres.
La population civile souffrira lentement mais terriblement. S’il part à la tête de 500 chevaliers, elle périra rapidement. Mais l’armée de Saladin, occupée à massacrer les chevaliers en bataille rangée, n’aura peut-être pas le temps de ravager le pays. Les paysans pourraient survivre assez longtemps pour que des renforts arrivent d’Europe.
Il ne s’agit pas de choisir entre la victoire et la défaite. Il s’agit de choisir entre mourir avec un but ou mourir lentement en assistant aux souffrances des autres. Baudouin relève la tête. Le masque d’argent capte la lumière des torches. « Raimund, à quelle vitesse l’armée de Saladin peut-elle se déplacer une fois dispersée pour piller ? » La question intrigue l’assemblée. Raimund fronce les sourcils. « Plus lentement que d’habitude, Sire. Ils auraient besoin de temps pour se regrouper, mais… »
« Et si nous les rencontrions alors qu’ils sont dispersés ? » L’atmosphère se refroidit. « Monseigneur, avec tout le respect que je vous dois, » dit Raimund en désignant les mains bandées de Baudouin et sa silhouette décharnée, « vous avez du mal à monter à cheval sans aide. » « Vos mains ne peuvent même pas tenir les rênes. » « C’est tout ce que je leur demande. »
La suite des événements est relatée par de nombreuses sources, chrétiennes et musulmanes. Car ce qui suit est si extraordinaire que personne n’y croit jusqu’à ce que des chroniqueurs ennemis en confirment chaque détail. Le 24 novembre : Baudouin IV, transporté sur une litière car ses jambes ne lui permettent pas de monter les escaliers du palais, est conduit à l’armurerie royale. Des chevaliers l’aident à revêtir son armure.
Ses mains sont si abîmées que ses doigts ne se ferment plus correctement. Il faut attacher l’épée à son poignet avec des lanières de cuir. Il ordonne à toutes les forces disponibles de se préparer à une marche immédiate : 500 chevaliers, 80 Templiers et 3 000 fantassins en direction du nord, vers l’armée de Saladin. Odon de Saint-Amand, grand maître des Templiers, vétéran marqué par les cicatrices et ayant combattu dans une douzaine de batailles, pleure à chaudes larmes en voyant Baudouin hissé sur son cheval de guerre.
Le corps du roi doit être sanglé à la selle. Ses jambes n’ont plus la force de s’agripper. Ils marchent de nuit, parcourant 72 kilomètres en 36 heures. À titre de comparaison : ce rythme épuiserait une cavalerie en pleine forme, même par beau temps. Pour des hommes transportant un roi mourant, sachant qu’ils marchent vers une mort certaine, cela frôle l’impossible. Mais c’est là que l’histoire devient étrange.
Tout au long de leur marche, Baudouin pose inlassablement la même question à ses éclaireurs : « Saladin avance-t-il toujours vers le nord ? » « Oui, Sire. » « Son armée est-elle toujours dispersée ? » « Oui, Sire. » Et à chaque fois, Baudouin sourit, épuisé, fiévreux, ne tenant en selle que par sa seule force de volonté, sous son masque. Ses chevaliers ne comprennent pas. Ils pensent qu’il délire. Des rêves fiévreux.
L’esprit qui cède sous la pression. Ils se trompent. Baudouin a vu quelque chose. Il a décelé une tendance dans les agissements de Saladin que personne d’autre n’avait remarquée. Il compte sur la ruse de Saladin, sur sa capacité à prendre la décision logique, la bonne décision, celle qui le perdra.
-
En novembre, le crépuscule enveloppe une terre qui sera baignée de sang au coucher du soleil. Saladin reçoit son premier avertissement peu après l’aube. Un éclaireur arrive au galop, sa monture écumant d’épuisement. « Monseigneur, bannière des Croisés, Crête Nord. » Saladin ne lève même pas les yeux de son petit-déjeuner. « Une patrouille. Ils rebrousseront chemin en voyant notre nombre. » « Monseigneur… », murmure l’éclaireur d’une voix tremblante.
« Ils sont des centaines, peut-être des milliers. » Saladin lève les yeux et, pour la première fois de sa carrière militaire, le sultan invaincu d’Égypte et de Syrie réalise son erreur. Son armée, confiante et indisciplinée après des jours de marche légère, dispersée sur cinq kilomètres de campagne, pillant les fermes et faisant reposer les chevaux, est prise au dépourvu.
Pire encore, sur cette crête, se découpe sur le soleil levant, une silhouette en armure, coiffée d’un masque d’argent qui capte la lumière comme une seconde aube. Un des commandants de Saladin murmure : « Est-ce le Roi Lépreux ? » Saladin le fixe, puis dit doucement : « Dieu nous vienne en aide. Il est venu. » Ce que Saladin ignore encore, ce que seul Baudouin comprend, c’est que cette bataille ne se jouera ni par le nombre, ni par la puissance de feu, ni par la supériorité tactique.
La décision se prendra par la douleur, ou plutôt par l’incapacité totale à la ressentir. 14 heures, le 25 novembre 1177. L’air est imprégné de sueur de cheval et de peur. Les 500 chevaliers de Baudouin forment un coin en première ligne. 80 Templiers en tabards blancs à croix rouge sang. Des hommes qui ont juré de ne jamais reculer, de ne jamais se rendre, de ne jamais implorer la pitié. Derrière eux, des chevaliers laïcs épuisés qui ont fait leurs adieux à leurs familles la veille, sachant qu’ils ne reviendraient jamais.
Et à la tête de cette formation désespérément inférieure en nombre, sanglé à son cheval comme un cadavre transporté à ses funérailles, se trouve Baudouin IV. Ses conseillers lui crient une dernière fois : « Sire, nous pouvons toujours battre en retraite. Regroupez-vous à… » Baudouin lève sa main droite bandée. Ce geste devrait être impossible. Ses doigts sont à peine fonctionnels.
Mais, miraculeusement, il lève la main assez haut pour que 500 hommes la voient. Puis il la laisse retomber. Le signal de l’attaque. Vous êtes l’un de ces chevaliers. Vous vous apprêtez à affronter 26 000 guerriers. 52 ennemis pour chacun d’entre vous. Votre destin est déjà scellé. On se souviendra peut-être de vous comme d’un brave, mais surtout comme d’un mort.
À votre tête se trouve un garçon de seize ans, le corps littéralement rongé par la décomposition, qu’il doit attacher à son cheval pour tenir debout ; il devrait se trouver dans un monastère, pas sur un champ de bataille. Mais soudain, vous apercevez quelque chose qui change tout. Alors que l’attaque commence, que cinq cents chevaux chargent et que le sol se met à trembler, Baudouin se penche en avant sur sa selle.
On ne distingue pas son visage derrière ce masque d’argent, mais on sait qu’il sourit. Et l’on se dit : « S’il n’a pas peur de mourir, pourquoi aurais-je peur ? » À 360 mètres, les troupes dispersées de Saladin commencent à tenter de former des lignes défensives. Trop lentement. À 270 mètres, les archers musulmans ouvrent le feu. Les flèches pleuvent comme une pluie noire. Les chevaliers tombent. Les chevaux hennissent et trébuchent. L’assaut ne faiblit pas.
À 180 mètres, Saladin lui-même hurle des ordres, tentant de rallier ses troupes. Ses Mamelouks d’élite, 8 000 soldats esclaves entraînés au meurtre dès leur plus jeune âge, se mettent en rang aussi vite que possible. Mais ils sont terrifiés. Non par le nombre, mais par la folie qui se précipite sur eux. À 90 mètres, Baudouin accomplit un acte inexplicable.
Il dégaine son épée. Ses mains sont paralysées. La lame est fixée à son poignet. Il ne devrait pas pouvoir la soulever, mais il la lève au-dessus de sa tête. Cinq cents chevaliers, derrière lui, contemplent leur roi mourant brandir l’acier vers le ciel. Et ils hurlent. Non pas un cri de guerre, mais un cri primal, un mélange de rage, de chagrin et de foi, tous consumés par la même flamme.
À 45 mètres, les chevaux musulmans commencent à reculer. Les animaux le savent. Ils sentent la mort approcher. À 9 mètres, les soldats musulmans des premiers rangs jettent leurs armes et prennent la fuite. 14 h 15. Le coin templier frappe Saladin au centre, tel le poing de Dieu fendant le parchemin. Le son est inattendu. Ce n’est pas un cliquetis métallique net.
C’est humide, ça craque, ça résonne de cris. Chevaux, hommes. L’air lui-même semble hurler. En trente secondes, trois cents Mamelouks ont tout simplement disparu. Piétinés sous la charge de chevaux de guerre, élevés spécialement pour servir d’armes. Transpercés par des lances lancées au galop, écrasés sous le poids d’hommes en armure lourde fonçant à 30 km/h.
Mais voici le plus incroyable : l’attaque ne s’arrête pas. Une charge de cavalerie est censée frapper fort, se replier et se regrouper. C’est une tactique de base enseignée à tous les chevaliers dès leur plus jeune âge. Les Templiers, eux, continuent. Ils percent le centre musulman comme une lame dans la chair. Et derrière eux, les chevaliers laïcs de Baudouin s’engouffrent dans la brèche, l’élargissant, la transformant en une plaie qui ne se refermera jamais. 14h30.
Le centre de Saladin. 8 000 guerriers, invaincus jusqu’alors, s’effondrent. Ils ne battent pas en retraite en ordre, ne se replient pas sur des positions secondaires. Ils s’effondrent. Des hommes jettent leurs armes, arrachent leurs armures, trop lourdes pour marcher. Paniqués, ils se piétinent, tentant d’échapper à ces croix blanches et rouges qui avancent sans relâche.
Continuez à tuer. N’arrêtez pas. Ils ne s’arrêteront pas. On ne peut pas les arrêter. Saladin lui-même crie à ses officiers : « Réformez, réformez les rangs ! » Personne n’écoute, car l’impossible se produit. Ce garçon mourant, sur son cheval mourant, fend leurs rangs comme s’il voyait l’avenir. Et ses chevaliers le suivent comme s’il avait ouvert la voie directe vers le paradis.
Partout où se tourne le masque d’argent, les guerriers musulmans prennent la fuite. Et là, le sourire de Baudouin prend tout son sens. Ces gorges qui sillonnent la plaine, que Saladin n’avait pas explorées, persuadé de ne jamais avoir à battre en retraite ? Elles canalisent les musulmans en fuite vers des pièges mortels naturels. Les chevaliers les poursuivent, et soudain, des milliers de guerriers se retrouvent pris au piège dans d’étroits canyons aux parois abruptes, se piétinant les uns les autres, suffoquant sous le poids de leur propre panique.
Un chroniqueur chrétien écrira plus tard : « Les ravins se remplirent de corps comme des puits se remplissent d’eau, jusqu’à ce que les morts forment des ponts que les mourants puissent traverser. » Un historien musulman le confirmera : « Nous avons fui dans la gueule de la terre, et la terre nous a engloutis. » 15 h. La garde personnelle de Saladin, composée de 2 000 des meilleurs guerriers du monde musulman.
Des hommes ayant juré de mourir plutôt que d’abandonner leur sultan voient les Templiers approcher. Et ils prennent la fuite. Saladin, abandonné, encerclé, n’a d’autre choix que de trouver un chameau de course, plus rapide qu’un cheval dans le sable, et s’enfuit. Le sultan d’Égypte et de Syrie, qui n’avait jamais perdu une bataille et qui, ce matin-là, commandait 26 000 hommes, court pour sauver sa vie sur une bête de somme.
À 16 heures, tout était fini. 20 000 guerriers musulmans gisaient morts ou agonisants sur 5 kilomètres de terre ensanglantée. 6 000 autres s’étaient dispersés dans le désert, abandonnant armes, armures, provisions – tout ce qui aurait pu les ralentir. Sur les 3 500 hommes de Baldwin qui avaient combattu, 1 100 étaient morts. De lourdes pertes, mais ils avaient gagné. Ils avaient accompli l’impossible.
Lorsqu’ils parviennent enfin à faire descendre Baudwin de son cheval, il est inconscient. Les sangles qui le retenaient en selle sont la seule raison pour laquelle il n’est pas tombé pendant la bataille. Ses bandages sont imbibés de sang. Des plaies béantes sont dues à l’effort physique intense que représente le maniement d’une épée que ses mains n’auraient pas dû pouvoir tenir. Les chevaliers le croient mort.
Odon de Saint-Amand, Grand Maître des Templiers, cherche son souffle, à peine perceptible. Il pleure à chaudes larmes en déclarant aux chevaliers rassemblés : « Il ne ressentait pas la douleur. C’est ainsi qu’il a fait. Il ne sentait pas son corps se briser, alors il n’a jamais cessé de se battre. Il n’a jamais su s’arrêter. » Vous venez d’assister à la victoire de 500 hommes sur 26 000. Non pas parce qu’ils étaient plus forts, non pas parce qu’ils étaient mieux équipés, non pas parce qu’ils étaient plus nombreux. Parce qu’ils ont suivi un jeune garçon qui avait déjà tout perdu, sauf sa volonté de combattre.
Si cela ne vous rappelle pas à quel point un instant, une décision, une personne peuvent tout changer, alors vous ignorez la leçon sanglante qui caractérise ce domaine. Abonnez-vous à Crimson Historians, car il ne s’agit pas de simples récits. Ce sont des avertissements sur les conséquences de la confrontation entre la volonté humaine et le calcul humain.
Mais voici ce que personne ne vous dit à propos de Montgisard. Saladin n’a pas été vaincu, et Baudouin a remporté la bataille, mais il a perdu bien pire. La nuit suivant Montgisard, Jérusalem illumine chaque fenêtre de bougies. Les cloches des églises sonnent sans interruption pendant 72 heures. Les prêtres crient au miracle. Les paysans qui se préparaient à fuir dansent dans les rues.
Baudouin IV est célébré comme un second Judas Maccabée, le guerrier qui sauva le peuple de Dieu contre toute attente. Mais dans la chambre royale, les médecins débattent de l’opportunité de l’amputer. Le stress des combats a catastrophiquement accéléré la lèpre de Baudouin. Les tissus autrefois seulement endommagés sont désormais nécrosés.
Les infections se propagent dans une chair incapable de cicatriser correctement. Ses mains, qui ont agrippé une épée pendant trois heures, ont doublé de volume et du pus suinte à travers les bandages. Il a seize ans, et son corps se meurt à présent à une vitesse alarmante à cause de ce qu’il a fait pour sauver son royaume. Les gains matériels de Montgisard sont colossaux. Saladin a abandonné tout son convoi de ravitaillement.
Tentes, armes, or, provisions pour 26 000 hommes : tout tomba du jour au lendemain aux mains des Croisés. Les Templiers, à eux seuls, s’emparèrent de suffisamment de matériel militaire pour équiper chaque forteresse chrétienne du Levant. Le trésor de guerre de Saladin, des tonnes d’or destinées à payer ses soldats pour le siège imminent de Jérusalem, finança alors le royaume croisé pendant deux ans.
Les châteaux qui s’apprêtaient à capituler se remirent soudain à fortifier leurs remparts. Les royaumes européens qui avaient renoncé à Jérusalem commencèrent à envoyer des renforts. Pour la première fois depuis des décennies, les États croisés non seulement survécurent, mais triomphèrent. Au Caire et à Damas, la défaite fut cependant catastrophique. La réputation de Saladin, bâtie en quinze ans de conquêtes minutieuses et de manœuvres diplomatiques habiles, s’effondra du jour au lendemain.
Les chroniqueurs musulmans peinent à l’expliquer. Comment l’épée de l’Islam peut-elle perdre 20 000 guerriers face à 500 chevaliers ? Ibn al-Athir écrit : « Ce fut la plus terrible catastrophe qui frappa les croyants à cette époque. » Un autre chroniqueur est plus direct : « Ce jour-là, Dieu nous a tourné le dos. » Le véritable préjudice n’est pas militaire ; il est psychologique.
Saladin avait unifié le monde musulman fragmenté sous un principe fondamental : la victoire inévitable. Une marche, une bataille, et Jérusalem retournerait sous domination islamique. Aujourd’hui, les émirs d’Égypte négocient discrètement des accords de paix séparés. Les seigneurs syriens s’interrogent : Saladin était-il l’instrument choisi par Dieu ou simplement un homme dont la chance a tourné ?
Il fallut dix ans à Saladin pour reconstruire ce que Baudouin avait détruit en trois heures. Dix ans. Mais voici ce qui devrait vous hanter. Les médecins de Baudouin lui annoncent qu’il ne lui reste peut-être que six mois à vivre, un an tout au plus. La maladie est trop avancée. Le combat a accéléré son déclin au-delà de tout espoir de guérison. Il vivra huit années de plus. Huit années d’une agonie croissante, perdant la vue, perdant sa mobilité, jusqu’à devenir incapable de tenir un stylo ou de se nourrir.
Mais son esprit resta lucide jusqu’à la fin. Et durant ces huit années, il défendit Jérusalem à trois reprises contre Saladin, sans jamais compter plus de mille chevaliers, et sans jamais être vaincu. En 1183, six ans après Montgisard, Saladin et Baudouin se rencontrèrent sous un drapeau blanc pour négocier des échanges de prisonniers. Baudouin fut transporté sur une litière.
Il est désormais aveugle, ne peut plus marcher et parle à peine, à voix basse. Saladin contemple ce garçon brisé qui le hante depuis des années et prononce ces mots fidèlement rapportés par les chroniqueurs musulmans : « Je ne comprends pas comment Dieu a pu donner un tel esprit à un tel corps. » La réponse de Baudouin, murmurée par un interprète car sa voix est trop faible pour porter :
« Peut-être pour que, si je gagne, personne ne puisse prétendre que ce soit uniquement par la force. » Saladin s’éloigne en silence. Et voici le rebondissement final qui change tout. Lorsque Baudouin IV meurt enfin en 1185, à l’âge de 24 ans, son corps détruit, son héritage assuré, Saladin attend exactement deux ans. Puis il conquiert Jérusalem. Sans Baudouin, les États croisés s’effondrent en quelques mois.
Le royaume qu’il sauva avec 500 chevaliers à Montgisard s’effondre sans lui, car il était le royaume. Ses successeurs perdent en quelques années ce que Baudouin défendit en huit. Alors, a-t-il gagné, ou n’a-t-il fait que retarder l’inévitable ? Montgisard nous enseigne une leçon qui effraie les historiens militaires : le nombre importe moins qu’on ne le croit. Le Pentagone dispose de départements entiers consacrés au calcul des rapports de force, de la logistique et des avantages matériels.
Nous avons bâti des civilisations sur l’idée que plus on est de fous, mieux on rit, que les mathématiques dictent le destin. Et puis, le 25 novembre 1177 : 500 hommes contre 26 000, et les 500 l’emportent. Non pas grâce à une tactique supérieure, même si Baudouin était brillant. Non pas grâce à un avantage du terrain, même s’il l’a exploité avec brio.
Non pas grâce à un meilleur équipement, mais parce qu’ils n’en avaient pas. Ils ont gagné parce qu’un jeune garçon mourant a refusé d’accepter que les mathématiques déterminent le destin. Baudouin IV avait compris quelque chose que nous avons oublié. La volonté humaine, poussée au-delà de l’instinct de conservation, libérée de la peur de la douleur parce que celle-ci n’est plus perçue, devient une force que la logique ne peut calculer.
Il ne sentait pas son corps se briser. Aussi, il ne sut jamais s’arrêter. Et 500 hommes, voyant leur roi se battre malgré un corps qui aurait dû s’effondrer depuis des heures, décidèrent que s’il ne renonçait pas, eux non plus. Nous vivons à une époque obsédée par les probabilités. Des algorithmes nous indiquent quelles actions acheter. Des sondages prédisent les élections avant même le début du vote.
Les modèles prédisent les guerres en fonction du PIB et des effectifs militaires. Dans tous ces calculs, nous avons peut-être perdu de vue un élément crucial : la compréhension que l’histoire bascule lorsque quelqu’un refuse d’accepter les mathématiques. Lorsque 500 personnes deviennent plus dangereuses que 26 000 parce que ces 500 croient en quelque chose auquel les 26 000 ne croient pas. Il existe une lettre que Baldwin a écrite à sa sœur Sibylle peu avant sa mort.
Il est conservé dans les archives du Vatican, jauni et fragile. On y lit : « On m’avait dit que je mourrais jeune. Ils avaient raison. On m’avait dit que je mourrais lépreux. Ils avaient raison. On m’avait dit que je ne pourrais pas régner. Ils avaient tort. Peut-être Dieu nous inflige-t-il des maladies pour nous montrer que la chair est périssable, mais que la volonté est éternelle. Ma main a cessé de fonctionner il y a des années, mais mon royaume demeure. »
Quand elle reçut cette lettre, Baudouin était déjà mort. Deux ans plus tard, le royaume s’effondra. Mais pendant huit ans, huit années qui n’auraient jamais dû arriver, huit années défiant toute logique médicale, un garçon mourant a retenu un empire. Vous venez d’assister à l’une des victoires les plus fragiles de l’histoire. Un moment où tout – le royaume, la foi, la vie de milliers de personnes – reposait sur la volonté d’un adolescent dont le corps se décomposait.