
Le son était distinct, presque musical, une dissonance terrifiante au milieu du chaos de la guerre. Pour le colonel Heinrich Eberbach, commandant d’une unité de Panzers allemands, ce tintement métallique aigu — ting, ting, ting — résonnant contre la coque de son char ne signifiait qu’une chose : l’impossible était en train de se produire. Nous sommes le 12 mai 1940, dans les plaines agricoles de la Belgique, et la machine de guerre nazie, jusqu’ici jugée invincible, vient de heurter un mur. Ce mur n’est pas fait de béton ou de fortifications statiques, mais d’acier coulé et de courage : c’est le char français Somua S35.
Loin des clichés d’une armée française en déroute fuyant sans combattre, la bataille de Hannut reste l’un des affrontements de blindés les plus titanesques et les plus méconnus de l’histoire. C’est l’histoire d’une arrogance technologique punie, d’une supériorité matérielle française indéniable, et de la tragédie d’une doctrine qui a transformé une victoire tactique en défaite stratégique.
L’Arrogance avant la Tempête
Quelques jours avant l’enfer de Hannut, l’ambiance au quartier général du 16e corps motorisé allemand était à la confiance, voire à la suffisance. Les officiers de renseignement, baguette à la main, détaillaient les forces blindées françaises avec un dédain à peine voilé. Sur le papier, ils connaissaient le Somua S35 : 20 tonnes, un blindage en acier coulé révolutionnaire de 40 à 56 mm, et un canon de 47 mm capable de percer n’importe quel blindé allemand à distance.
Pourtant, le colonel Eberbach et ses pairs souriaient. Ils avaient écrasé la Pologne ; ils croyaient fermement que la “Blitzkrieg” — cette coordination foudroyante entre chars, aviation et infanterie — rendrait obsolète toute supériorité technique individuelle de l’ennemi. Ils voyaient les chars français comme des “carrosses médiévaux”, lents et mal utilisés. Eberbach allait bientôt apprendre, de la manière la plus brutale qui soit, que le mépris de l’ennemi est une condamnation à mort.
Le Choc Technologique : La Rencontre de Hannut
Le réveil fut brutal. Lorsque les Panzers III et IV émergèrent des bosquets près de Hannut, ils ne trouvèrent pas une proie facile, mais des prédateurs en embuscade. Les équipages français, profitant du terrain, avaient positionné leurs Somua S35 pour un tir optimal.
En l’espace de 17 secondes, le monde d’Eberbach s’effondra. Sous ses yeux, six Panzers de sa compagnie furent volatilisés. Ce n’était pas de simples impacts ; c’était une boucherie mécanique. Les obus perforants de 47 mm français traversaient le blindage frontal des chars allemands comme du papier, faisant sauter les tourelles et tuant les équipages instantanément.

La panique s’empara des ondes radio allemandes. “Mes obus rebondissent ! Ils rebondissent bon sang !” hurlaient les tankistes de la Wehrmacht. C’était là le génie de l’ingénierie française : le blindage du Somua n’était pas seulement épais, il était incliné et coulé, offrant une protection effective bien supérieure à son épaisseur nominale. Les canons allemands de 37 mm, qui avaient fait merveille en Pologne, étaient impuissants. À plus de 200 mètres, leurs tirs ne faisaient qu’égratigner la peinture des monstres français.
Eberbach, sentant la peur glaciale lui serrer le ventre pour la première fois, ordonna une charge désespérée pour réduire la distance. C’était une mission suicide. Même à bout portant, il fallut une chance inouïe et des manœuvres de flanc pour mettre hors de combat quelques Somua. Mais le prix payé fut exorbitant.
La Victoire Tactique, La Défaite Stratégique
Au terme de trois jours de combats acharnés, les statistiques étaient accablantes pour les envahisseurs. Les Allemands avaient perdu près de 160 Panzers, détruits ou gravement endommagés. En face, les Français ne déploraient la perte que de 30 Somua S35. C’était une victoire tactique indiscutable. Les tankistes français avaient prouvé qu’à compétences égales et avec un meilleur matériel, ils pouvaient dominer le champ de bataille.
Pourquoi alors la France a-t-elle perdu ? La réponse réside dans une tragédie doctrinale. Le Somua S35, bien que techniquement le meilleur char du monde en 1940 — supérieur aux Panzers et même aux prototypes soviétiques de l’époque — était handicapé par son utilisation.
Conçus pour accompagner l’infanterie ou opérer en petits groupes, les chars français manquaient de radios, obligeant les chefs de char à communiquer par drapeaux, une méthode archaïque face à la réactivité allemande. De plus, la tourelle monoplace du Somua surchargeait le commandant, qui devait à la fois observer, commander, charger et tirer. Face à des équipages allemands de cinq hommes où chaque tâche était répartie, cette surcharge cognitive était fatale dans la durée.
Mais surtout, les Français dispersaient leurs joyaux. Là où les Allemands concentraient des centaines de chars pour percer un point précis, les Français éparpillaient leurs Somua, diluant leur puissance de feu dévastatrice.
L’Héritage d’un Géant Oublié
L’ironie finale de cette histoire est cruelle. Après la défaite de la France, la Wehrmacht, pragmatique, ne s’y trompa pas. Elle récupéra près de 300 Somua S35, les rebaptisa et les intégra dans ses propres rangs, certains combattant même sur le front de l’Est contre les Soviétiques. Les rapports allemands de 1941 louaient encore ce char, le jugeant supérieur à leurs propres modèles en termes de protection.
Heinrich Eberbach, qui survécut à la guerre pour écrire ses mémoires, laissa un témoignage poignant de cette journée de mai 1940. Il y admettait sans détour que la victoire allemande n’était pas due à la supériorité de leurs chars, mais à la chance et aux erreurs stratégiques françaises. “Les Français nous ont prouvé que nous avions tort,” écrivit-il.
Aujourd’hui, alors que quelques rares exemplaires du Somua S35 reposent silencieusement au Musée des Blindés de Saumur, ils ne sont pas seulement des reliques d’une défaite. Ils sont les témoins d’une excellence technique française oubliée et d’une bravoure individuelle qui a, l’espace de quelques jours, fait trembler les fondations du IIIe Reich. Ils nous rappellent que la technologie est cruciale, mais que sans une vision stratégique claire, même le meilleur outil du monde ne peut empêcher le désastre.
La leçon de Hannut résonne encore : ne jamais sous-estimer son adversaire, et se souvenir que l’histoire est souvent écrite par les vainqueurs, effaçant parfois les exploits héroïques des vaincus. Les équipages des Somua S35 méritent que leur histoire soit connue, celle de David devenu Goliath, trahi non par son courage, mais par son commandement.