Jean Ferrat n’a jamais eu besoin de crier pour se faire entendre. Il n’a jamais publié de mémoire incendiaire pour régler ses comptes. Son intransigeance, il l’a sculptée dans ses chansons, dans ses silences et, surtout, dans ses refus. Avant de s’éteindre en mars 2010, l’artiste, figure majeure de la chanson engagée, a tracé une ligne morale infranchissable, désignant par ses œuvres et son existence même, les trahisons qu’il ne pourrait jamais absoudre. Son combat n’était pas personnel, mais historique, politique et éthique.
Qui sont les figures, institutions ou idéologies qui composaient cette liste non écrite des « impardonnables » ? Et que révèle cette fidélité farouche à la conscience sur l’homme qui a chanté “La Montagne” et “Nuit et Brouillard” ?

L’intransigeance : le prix de l’absence d’hommage national
Jean Tenenbaum, alias Jean Ferrat, s’est éteint en Ardèche à l’âge de 79 ans. Sa disparition, en dépit de son statut de géant de la culture française, n’a donné lieu à aucun hommage national, aucune cérémonie d’État, aucune présence ministérielle officielle. La République française est restée officiellement muette.
Ses funérailles eurent lieu en toute discrétion à Antraigues-sur-Volane, le village ardéchois où il s’était retiré depuis des décennies. Un cercueil simple, des amis fidèles, les murmures des villageois ; l’intimité radicale était de mise.
Cette absence de reconnaissance officielle n’était ni une surprise, ni un oubli. Elle était le reflet exact de la vie de Ferrat : un refus constant de se compromettre avec les institutions politiques et les élites culturelles qu’il tenait pour responsables de trahisons historiques. Toute sa vie, il a décliné les décorations, y compris la Légion d’honneur, et fui les plateaux télévisés où il estimait que l’on célébrait l’artiste pour mieux effacer son message. Son héritage reposait sur l’intégrité, pas sur les honneurs. Le silence d’État après sa mort n’était que l’écho du silence qu’il avait lui-même choisi.
1. L’ORTF : la trahison de la mémoire collective
La méfiance inébranlable de Ferrat envers les institutions tire sa source d’un traumatisme fondateur : l’arrestation et la déportation de son père, juif russe naturalisé français, à Auschwitz en 1942. Cette injustice d’État, vécue à l’âge de 11 ans, forgea sa conscience politique et son exigence de vérité.
Au début des années 1960, l’ORTF, le diffuseur public de l’époque contrôlé par l’État, censurait régulièrement ses œuvres. En 1963, sa chanson “Nuit et Brouillard”, un hommage poignant aux déportés, fut interdite d’antenne, jugée « trop politique » et susceptible de rouvrir des blessures au nom de la réconciliation franco-allemande. Pour Ferrat, ce fut une amnésie organisée. Il dira plus tard : « Ils ne voulaient pas entendre parler des camps. Non parce qu’ils avaient oublié, mais parce qu’ils se souvenaient trop bien. Et ce souvenir s’affrontait à leur responsabilité. »
Cette censure s’est répétée. En 1965, “Potemkine”, célébrant la mutinerie navale russe, fut retirée d’une émission en direct. En 1969, “Ma France” fut interdite pour ses critiques envers le gouvernement lors des événements de Mai 68. L’ORTF symbolisait pour lui le pouvoir capable de museler l’histoire et d’étouffer la vérité.
2. Jean d’Ormesson : la trahison de la décolonisation

La colère de Jean Ferrat contre Jean d’Ormesson est l’une des plus célèbres et viscérales de sa carrière. Elle n’était pas le fruit d’une divergence, mais d’un affrontement idéologique profond.
Le 2 mai 1975, peu après la chute de Saïgon, Jean d’Ormesson, alors directeur du Figaro, publia un éditorial regrettant la fin d’un monde où « flottait encore un air de liberté » sur la ville vietnamienne. Ferrat, farouche opposant à la guerre du Vietnam et militant de la décolonisation, y a vu un déni insupportable. Pour lui, l’écrivain, héritier patricien, pleurait la perte du prestige colonial, l’effondrement d’un ordre raffiné, et non la souffrance du peuple vietnamien.
Ferrat répliqua par la seule arme qu’il maniait : une chanson, “Un air de liberté”, qui nommait d’Ormesson explicitement, une rareté. Il concentra sa rage dans des paroles incandescentes accusant l’élite de « poétiser l’oppression » coloniale. La chanson fut coupée sans préavis lors de son passage à l’émission “Jean Ferrat pour un soir” sur Antenne 2, sous la pression de d’Ormesson et de l’influence de la presse conservatrice.
Ferrat ne pardonna jamais cette tentative de blanchiment de la mémoire coloniale, et surtout le fait que les institutions (Antenne 2) aient cédé aux pressions pour museler sa réponse.
3. Le Parti Communiste Français (PCF) : la trahison de l’idéal
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Bien que n’ayant jamais été encarté, Ferrat fut un compagnon de route passionné du PCF, mettant en musique les textes d’Aragon et chantant pour les ouvriers. Il croyait en l’utopie et la justice.
La désillusion fut terrible en 1968 lorsque les chars soviétiques écrasèrent le Printemps de Prague. Alors que de nombreux membres de la gauche restaient silencieux ou minimisaient l’événement, Ferrat fit ce que peu osèrent : il condamna l’intervention. Sa chanson “Camarade” marqua une rupture, non pas avec l’idéal de gauche, mais avec ceux qui en étaient devenus les gardiens aveugles. Il chanta : “Je ne chante plus pour toi, camarade.”
Plus tard, il critiqua à nouveau le PC pour son incapacité à reconnaître les crimes soviétiques. Les blessures de sa propre jeunesse – la mort de son père – l’empêchaient de fermer les yeux sur les crimes commis au nom d’une idéologie. Il n’a jamais oublié que des camarades l’avaient traité de traître pour avoir dit des vérités dérangeantes, préférant la discipline du parti à la conscience.
4. Les médias dominants : la trahison du message
La relation de Ferrat avec la presse et les grands médias (TF1, France 2, Europe 1) fut marquée par une méfiance réciproque et une exclusion répétée. Il était critiqué pour être « trop austère », « trop doctrinaire » et refusait de dissocier son art de son engagement.
Dès les années 1970 et 1980, Ferrat dénonça une politique de marginalisation invisible. Il ne s’agissait pas d’une interdiction frontale, mais d’une omission calculée : pas d’articles fouillés, pas d’émissions spéciales, un classement constant dans la catégorie « chanson militante » et un traitement périphérique. Il refusait les invitations aux émissions de variétés, craignant que sa musique soit décontextualisée pour les besoins du divertissement.
Dans ses dernières années, il se retira presque entièrement des médias nationaux, persuadé que ses positions politiques étaient systématiquement déformées ou effacées. Il résuma sa position dans un livret en 1991 : « Il y a ceux qui m’ignorent et ceux qui m’annulent. Dans les deux cas, il pense pouvoir me faire taire. Il se trompe. » Pour Ferrat, les médias dominants avaient trahi leur rôle d’information pour devenir des instruments de consensus et d’évitement idéologique.
5. Les « camarades » qui se sont tus : la trahison de la conscience
La dernière blessure, et la plus intime, fut celle des silences coupables. Après ses condamnations publiques, notamment contre l’intervention à Prague, Ferrat vit d’anciens camarades l’éviter. Des écrivains, des artistes, des intellectuels qu’il admirait se détournèrent de lui, préférant le confort du consensus à la conscience.
Dans des notes privées, l’artiste écrivit quelques lignes poignantes : « L’un a tourné le dos pour une récompense, un autre pour une invitation, tous pour le silence. » Il ne les nomma jamais, mais la douleur de cette lâcheté idéologique fut réelle. Il ne leur pardonna jamais d’avoir choisi le chemin de la facilité plutôt que celui de la vérité.
Jean Ferrat est mort comme il a vécu : fidèle à lui-même. Il a refusé de pardonner ce qui, selon lui, ne devait jamais être oublié. Son silence était un choix, sa musique, un engagement.