
Entre juin 1941 et mai 1945, environ 5,7 millions de soldats de l’Armée rouge tombèrent entre les mains de la Wehrmacht et de ses alliés. Sur ces 5,7 millions, près de 3,3 millions moururent en captivité.

Le chiffre est si vertigineux qu’il dépasse l’entendement : c’est plus que le total des pertes militaires américaines, britanniques et françaises réunies pendant toute la Seconde Guerre mondiale.

Pourtant, ce drame reste l’un des plus méconnus du conflit, éclipsé par l’horreur des camps d’extermination et par la propagande des deux côtés.
Dès les premières semaines de l’opération Barbarossa, l’Allemagne nazie décida que les prisonniers soviétiques ne seraient pas traités comme des soldats ordinaires.
Le 16 juin 1941, cinq jours avant l’invasion, le haut-commandement de la Wehrmacht diffusait déjà des directives précisant que « le bolchevisme est l’ennemi mortel du national-socialisme » et que « tout commissaire politique doit être fusillé immédiatement ».
Le 8 septembre 1941, l’ordre du « Kommando über die Behandlung sowjetischer Kriegsgefangener » officialisait la politique : les prisonniers de l’Armée rouge étaient classés comme « sous-hommes » (Untermenschen) et exclus de toute protection de la Convention de Genève, que l’URSS n’avait d’ailleurs pas signée mais que l’Allemagne appliquait aux prisonniers occidentaux.
L’hiver 1941-1942 fut le plus meurtrier. Des centaines de milliers de soldats, souvent capturés sans manteau ni bottes lors des encerclements de Kiev, Viazma et Briansk, furent parqués dans des camps à ciel ouvert (Durchgangslager ou Dulag) entourés de barbelés.
À Demidov, près de Smolensk, 100 000 hommes furent entassés sur quelques hectares sans abri. Les témoins allemands eux-mêmes parlaient d’un « enfer sur terre » : les prisonniers buvaient l’eau des flaques, mangeaient l’herbe, se battaient pour des épluchures de pommes de terre.
Le typhus exanthématique et la dysenterie firent des ravages. Dans le seul camp de Khorol, en Ukraine, 53 000 morts furent recensés en six mois.
Les rations officielles étaient de 150 à 200 grammes de pain par jour, souvent mélangé à de la sciure, et une soupe aqueuse. Un rapport interne de la Wehrmacht du 20 décembre 1941 admettait que « la mortalité atteint 1 à 2 % par jour » dans certains camps.
À Auschwitz-I (le camp de concentration, pas encore d’extermination), 10 000 prisonniers soviétiques arrivèrent en octobre 1941 pour tester le Zyklon B ; presque tous moururent en quelques mois.
Les exécutions sommaires étaient quotidiennes. Les commissaires politiques, les Juifs, les officiers supérieurs et tout soldat soupçonné de résistance étaient séparés lors des « sélections » et abattus sur place ou gazés. Des milliers furent remis aux Einsatzgruppen.
Dans le camp de Gross-Rosen, des prisonniers soviétiques furent utilisés comme cobayes pour des expériences médicales. À Sachsenhausen, on testa sur eux des munitions incendiaires.
Pourtant, tous ne moururent pas. À partir de 1942, la pénurie de main-d’œuvre força l’industrie allemande à « récupérer » les survivants. Environ 1,2 million de prisonniers soviétiques furent transférés dans des camps de travail dépendant des usines Krupp, IG Farben, BMW ou Siemens.
Les conditions y étaient à peine meilleures : 12 à 14 heures de travail, 300 grammes de pain, coups constants. La mortalité restait effroyable, mais elle devint « utile » au Reich.
Les témoignages des survivants, longtemps censurés en URSS où être prisonnier était suspect (« tu n’as pas su mourir pour la Patrie »), ont commencé à émerger dans les années 1990.
Vassili Petrov, capturé près de Kharkov, racontait : « On nous faisait marcher 40 km par jour, ceux qui tombaient étaient achevés d’une balle dans la nuque. On mangeait les cadavres des chevaux morts sur la route.
» Un autre, Ivan Kotov, gardait gravé dans la mémoire l’hiver dans le camp de Bobrouïsk : « On dormait collés les uns aux autres pour avoir moins froid. Le matin, on enlevait les morts comme on enlève des bûches. »
Sur les 3,3 millions de morts, environ 2 millions périrent avant la fin 1942. Le reste succomba au travail forcé, aux maladies, aux exécutions.
À la libération des camps en 1945, les Alliés occidentaux furent horrifiés par l’état des survivants soviétiques, souvent plus squelettiques encore que les déportés des camps de concentration.
Aujourd’hui, les noms de ces camps – Stalag 326, Dulag 191, Oflag 68 – ne disent presque plus rien. Il n’existe aucun mémorial national en Russie pour ces millions de soldats.
En Allemagne non plus, la mémoire reste discrète : les prisonniers soviétiques ne rentrent pas dans le récit dominant de la Shoah et de la résistance. Ils furent les victimes d’un génocide par négligence délibérée, d’une guerre d’anéantissement où l’ennemi n’était pas seulement à abattre mais à effacer.
Leur destin tragique reste l’une des pages les plus sombres et les plus oubliées du XXe siècle.
Trois millions trois cent mille hommes qui, pour la plupart, n’avaient pas choisi cette guerre, et que l’Histoire a presque effacés deux fois : une première fois par ceux qui les tuèrent, une seconde par ceux qui refusèrent longtemps de parler d’eux.