Port d’Arkangelsk, hiver 1942. Les ingénieurs soviétiques observent les premiers chars américains débarqués sur les quais glacés et éclatent de rire : un char lourd fonctionnant à l’essence dans une armée qui utilise du diesel. Pourtant, quelque chose va totalement changer cette perception.
En novembre 1941, alors que les panzers allemands avancent vers Moscou, le président américain Franklin D. Roosevelt étend le programme Lend-Lease à l’Union Soviétique. Ce plan prévoit la fourniture d’équipements militaires sans paiement immédiat. Les premiers chars à arriver sont les M3 Lee, équipés d’un canon de 75 mm monté sur le côté de la coque et d’un moteur radial Continental R975 à essence. Ces véhicules de 27 tonnes ne convainquent pas les Soviétiques. Les rapports techniques soviétiques de décembre 1942 sont sans appel : le moteur à essence pose un risque d’incendie élevé, la hauteur excessive du char le rend vulnérable, et le canon latéral limite l’angle de tir. Les tankistes soviétiques surnomment ironiquement le M3 « le cercueil pour cet homme ». La direction soviétique exige des modifications, et Staline lui-même ordonne de n’accepter que des chars équipés de moteurs diesel, comme leur T-34.

Les usines américaines répondent avec le M4A2 Sherman, propulsé par deux moteurs diesel General Motors 6-71 développant ensemble 375 chevaux. En octobre 1942, 26 M4A2 arrivent au port de Mourmansk pour des essais. Les tankistes soviétiques restent sceptiques. Le Sherman mesure 2,74 mètres de haut contre 2,45 mètres pour le T-34, son poids atteint 31 tonnes, et les chenilles caoutchoutées semblent fragiles pour le terrain boueux du Front de l’Est.
Pourtant, les premiers tests révèlent des surprises. Le Sherman parcourt 5 000 km sans changer de chenille, contre 2 500 km pour le T-34. Sur les routes pavées, le Sherman roule silencieusement grâce à ses chenilles caoutchoutées, tandis que le T-34 métallique résonne à plusieurs kilomètres à la ronde. Cette discrétion opérationnelle intrigue les commandants soviétiques. Un autre détail attire l’attention des ingénieurs : un petit moteur auxiliaire à essence dans le compartiment d’équipage permet de recharger les batteries sans faire tourner le moteur principal. Sur le T-34, il faut démarrer les 500 chevaux du moteur pour cette simple opération.
En janvier 1943, la Stavka, le Haut Commandement soviétique, autorise la formation d’unités expérimentales équipées de Sherman. Le 233e régiment indépendant de chars reçoit ses premiers M4A2. Les équipages commencent l’entraînement à Naro-Fominsk, près de Moscou. L’adaptation n’est pas facile : les commandes sont différentes, les instruments en anglais, la disposition intérieure inhabituelle. Mais rapidement, les tankistes découvrent des avantages inattendus. Les viseurs gyrostabilisés M4 permettent de tirer en mouvement avec précision, la tourelle hydraulique tourne deux fois plus vite que celle manuelle du T-34, et les radios SCR-508 américaines offrent une portée de 20 kilomètres contre 5 kilomètres pour les radios soviétiques.
Juillet 1943. La bataille de Koursk fait rage, la plus grande confrontation de chars de l’histoire. Plus de 6 000 blindés s’affrontent dans la steppe russe. Le 229e régiment indépendant de chars, équipé de Sherman M4A2, participe au combat défensif sur le flanc sud du saillant. Les équipages soviétiques mettent le char américain à l’épreuve du feu pour la première fois. Le lieutenant Dimitri Loza, commandant un Sherman dans son régiment de chars, révèle des détails restés secrets pendant 50 ans dans ses mémoires publiées après la chute de l’URSS sous le titre Commanding the Red Army’s Sherman Tanks. Loza décrit le premier engagement : « Nous avons avancé à travers un champ de blé. Les panzers allemands nous attendaient en position. Notre Sherman a reçu un coup au frontal. L’impact nous a secoué mais n’a pas pénétré, le blindage incliné de 51 mm a dévié l’obus. »
Entre août et décembre, le 233e régiment de chars participe à la libération de l’Ukraine. Les Sherman prouvent leur fiabilité mécanique. Sur les 65 chars du régiment, moins de 5 % connaissent des pannes mécaniques graves, contre 15 % pour les T-34 des unités adjacentes. Les mécaniciens soviétiques apprécient la simplicité d’entretien : le moteur GM 6046 est accessible et modulaire, et les pièces de rechange arrivent régulièrement via les convois Lend-Lease.
En octobre 1943, la 5e Brigade blindée de Garde rédige un rapport technique détaillé sur le Sherman M4A2. Ce document, déclassifié en 1992, marque un tournant dans la perception soviétique du char américain. Le rapport souligne plusieurs points positifs : fiabilité exceptionnelle du moteur diesel, durée de vie des chenilles doublée, viseur gyrostabilisé performant, tourelle hydraulique rapide, radio longue portée efficace, et moteur auxiliaire pratique pour l’entretien. Les points négatifs sont également notés : hauteur excessive augmentant la silhouette, centre de gravité élevé réduisant la stabilité, chenilles caoutchoutées vulnérables au feu, et blindage latéral moins épais que le T-34.

Malgré ces défauts, la conclusion du rapport surprend : le char M4A2 Sherman est recommandé pour l’équipement des unités mécanisées de Garde. Sa fiabilité et ses équipements modernes compensent ses désavantages tactiques. Cette recommandation officielle change radicalement le statut du Sherman dans l’Armée Rouge.
En janvier 1944, le 5e Corps mécanisé, qui deviendra plus tard le 9e Corps mécanisé de Garde, compte 131 Sherman M4A2 dans ses rangs. C’est la première grande unité soviétique standardisée sur du matériel américain. Les tankistes soviétiques donnent au Sherman un surnom affectueux : « Emcha », dérivé de la prononciation russe de M4. Ce surnom devient si populaire qu’il apparaît dans les rapports officiels. Les équipages apprécient particulièrement un détail : contrairement au T-34 où l’équipage doit dormir sur le blindage glacé, le Sherman offre un habitacle spacieux permettant de dormir à l’intérieur, protégé du froid russe. Cette différence améliore le moral et la condition physique des tankistes lors des longues campagnes hivernales.
Septembre 1944. Les premiers Sherman M4A2 équipés du canon de 76 mm M1 arrivent dans les ports soviétiques. Cette nouvelle version, appelée M4A2 (76)W, marque une amélioration significative de la puissance de feu. Le canon M1 de 76,2 mm, avec ses obus perforants M93, peut pénétrer 88 mm de blindage à 1 000 mètres, comparable au canon du T-34/85. Cette évolution technique va transformer le rôle du Sherman dans l’Armée Rouge.
La Stavka prend une décision stratégique majeure : équiper exclusivement les Corps mécanisés de Garde avec des Sherman. Ces unités d’élite reçoivent les meilleurs soldats, le meilleur entraînement et désormais le meilleur équipement américain. Le 1er Corps mécanisé de Garde, commandé par le lieutenant-général Semyon Krivocheine, échange ses T-34/85 contre des M4A2 (76)W en janvier 1945. Cette décision surprend, car les T-34/85 sont excellents. Les raisons sont multiples et stratégiques. Premièrement, le silence opérationnel : les chenilles caoutchoutées du Sherman permettent des approches nocturnes indétectables, cruciales pour les offensives en territoire allemand où chaque effet de surprise compte. Deuxièmement, les viseurs : le périscope télescopique M4A1 du Sherman, monté coaxialement avec le canon et gyrostabilisé, offre une précision de tir supérieure, particulièrement en mouvement. Les équipages peuvent engager des cibles à 1 500 mètres avec une probabilité de toucher de 70 %, contre 50 % pour le T-34/85. Troisièmement, les communications : les radios SCR-508 et SCR-528 des Sherman permettent une coordination parfaite au niveau du corps d’armée. Le Maréchal Rokossovski, commandant du Deuxième Front Biélorusse, insiste personnellement pour que ses unités blindées de pointe reçoivent des Sherman. Il comprend que la guerre moderne se gagne autant par la coordination que par la puissance de feu.
En février 1945, trois Corps mécanisés de Garde sont entièrement équipés de Sherman : le 1er, le 3e et le 9e. Ensemble, ils alignent plus de 500 chars américains. Le 9e Corps mécanisé de Garde, formé en septembre 1944 avec 126 Sherman, participe aux opérations de Budapest en décembre. Les combats urbains dans la capitale hongroise révèlent un autre avantage du Sherman : la mitrailleuse lourde Browning M2 calibre 12,7 mm montée sur la tourelle. Cette arme facilement démontable devient précieuse pour le combat rapproché dans les rues, et les fantassins soviétiques l’utilisent contre les positions allemandes dans les immeubles.
Les documents d’archive révèlent que le 8e Corps mécanisé de Garde, équipé de 185 Sherman M4A2 en janvier 1945, participe à la libération de Varsovie, puis aux combats en Poméranie. Le colonel Dimitri Loza, devenu commandant de bataillon, dirige 31 Sherman au sein de son régiment. Ces hommes et lui accumulent l’expérience au combat. Loza note dans ses mémoires : « Le Sherman ne prenait pas feu aussi facilement que le T-34 après un coup au but. Les munitions ne détonnaient pas, elles brûlaient. Cela nous donnait quelques secondes précieuses pour évacuer. » Cette caractéristique s’explique par la conception des soutes à munitions américaines : les obus sont stockés dans des compartiments humides entourés de glycol, qui absorbe la chaleur et empêche la détonation instantanée. Sur les 65 Sherman de son régiment touchés pendant la guerre, Loza estime que 80 % des équipages ont pu évacuer vivants, contre 50 % pour les T-34. Ce taux de survie supérieur améliore le moral des tankistes et préserve les équipages expérimentés, un avantage tactique considérable.
Janvier 1945. L’offensive Vistule-Oder commence. Le 1er Corps mécanisé de Garde, avec ses Sherman M4A2 (76)W, participe à la rupture des lignes allemandes en Pologne. En 12 jours, les forces soviétiques avancent de 600 km, du fleuve Vistule jusqu’à l’Oder, aux portes de Berlin. Les Sherman prouvent leur fiabilité mécanique dans cette progression rapide : moins de 8 % connaissent des pannes mécaniques, un taux remarquable pour une avance aussi rapide dans le froid hivernal. Les équipages soviétiques développent des tactiques spécifiques au Sherman. Contrairement au T-34, plus bas et plus mobile dans les terrains accidentés, le Sherman excelle sur les routes et les terrains plats. Les commandants soviétiques utilisent cette caractéristique : les Sherman forment l’avant-garde sur les axes routiers, exploitant leur vitesse sur route de 40 km/h et leur autonomie de 190 km. Les T-34 suivent en second échelon, prêts à intervenir dans les secteurs difficiles.
Mars 1945. L’offensive de Vienne commence. Le corps mécanisé de Garde, avec ses Sherman, est parmi les premières unités blindées à entrer dans la capitale autrichienne. Les combats urbains durent 4 semaines. Les Sherman utilisent leur canon de 76 mm pour détruire les barricades et les positions fortifiées dans les immeubles. La mitrailleuse M2 de 12,7 mm sur la tourelle se révèle efficace contre les Panzerfaust allemands tirés depuis les fenêtres. Le colonel Loza décrit une embuscade : « Trois Panthers nous attendaient au croisement. Notre Sherman a ouvert le feu en premier grâce au viseur supérieur. Deux coups au but sur le premier Panther. Les deux autres ont reculé. » Cet épisode illustre un point crucial : bien utilisé, le Sherman peut affronter les chars allemands. Les statistiques soviétiques montrent qu’entre janvier et mai 1945, les Sherman des Corps mécanisés de Garde détruisent 312 chars et canons d’assaut allemands pour 187 Sherman perdus, un ratio de 1,66 pour 1, respectable face au Panther et au Tiger. La clé réside dans l’exploitation des avantages du Sherman : viseur performant, cadence de tir élevée, mobilité sur route.
Avril 1945. La bataille de Berlin commence. Le 1er Corps mécanisé de Garde participe à l’encerclement de la capitale allemande. Les 165 Sherman du corps traversent l’Oder sous le feu de l’artillerie allemande. Dimitri Loza raconte : « Nous avons traversé l’Oder sur des ponts flottants sous les bombardements. Trois de mes Sherman ont été touchés pendant la traversée, mais les 28 autres ont continué. » Dans les rues de Berlin, l’avance se fait par bonds de 50 mètres, couverts par l’infanterie. Les combats à Berlin révèlent un défaut du Sherman : son centre de gravité élevé. Dans les rues bombardées, encombrées de gravats, plusieurs Sherman se renversent. Le taux de capotage atteint 12 %, contre 3 % pour le T-34, mais les équipages survivent généralement à ces accidents grâce à l’habitacle spacieux et aux trappes d’évacuation multiples. Le 2 mai 1945, Berlin capitule. Les Sherman soviétiques ont combattu jusqu’au Reichstag.
Août 1945. Opération Tempête d’Août. L’Union Soviétique attaque le Japon en Mandchourie. Le 9e Corps mécanisé de Garde, avec ses Sherman, traverse le désert de Gobi. C’est un exploit logistique : les Sherman parcourent plus de 800 km à travers le désert dans une chaleur de 40 °C. Les moteurs diesel GM 6-71 fonctionnent sans défaillance. Le taux de disponibilité mécanique atteint 94 %, remarquable dans ces conditions extrêmes. Les Sherman participent à la bataille de Moukden, la dernière grande bataille de chars de la Seconde Guerre mondiale. Face aux chars japonais Type 97 Chi-Ha, obsolètes et sous-blindés, les Sherman dominent totalement. En 6 jours, l’Armée du Kwantung japonaise est écrasée.
Le 2 septembre 1945, le Japon capitule. La Seconde Guerre mondiale est terminée. Les Sherman soviétiques ont combattu de l’Ukraine à l’Autriche, puis à travers le désert de Gobi jusqu’en Mandchourie. Les chiffres finaux sont éloquents : entre 1942 et 1945, les États-Unis livrent 4 102 chars Sherman M4A2 à l’Union Soviétique. De ce total, 2 007 sont équipés du canon de 75 mm et 2 095 du canon de 76 mm. Les archives soviétiques confirment la réception de 3 164 chars, la différence s’expliquant par les pertes en transit et les discordances comptables entre archives américaines et soviétiques. Ces Sherman représentent 18,6 % de tous les Sherman produits pour le programme Lend-Lease.
Mai 1945. La victoire est totale. Pourtant, dès les célébrations terminées, Staline ordonne le silence sur l’aide américaine. Les Sherman sont rapidement retirés des défilés de la victoire. Les photographies officielles sont retouchées, remplaçant les Sherman par des T-34. Les discours officiels minimisent le rôle du Lend-Lease. Pourquoi cette censure ? La réponse tient à la politique de la Guerre Froide naissante. Staline veut présenter la victoire soviétique comme exclusivement russe, sans dette envers l’Occident. Reconnaître l’importance du matériel américain contredirait ce récit. Les historiens soviétiques reçoivent l’ordre de ne pas mentionner les chars étrangers dans leurs publications. Les mémoires des vétérans qui mentionnent les Sherman sont censurées. Le silence devient officiel.
Cette censure crée une distorsion historique majeure. Les études occidentales sur la Seconde Guerre mondiale ignorent largement le rôle des Sherman soviétiques. Les manuels américains ne mentionnent pas que leurs chars ont combattu jusqu’à Berlin et Moukden. Une double amnésie historique s’installe des deux côtés du Rideau de Fer.
Ce n’est qu’après 1991, avec la chute de l’URSS, que les archives s’ouvrent. Les mémoires de Dimitri Loza, publiées sous le titre Commanding the Red Army’s Sherman Tanks, révèlent enfin la vérité. Loza, retraité avec le grade de colonel et instructeur à l’académie Frounze jusqu’en 1967, témoigne : « Le Sherman était un bon char, fiable, bien équipé, confortable pour l’équipage. Il avait des défauts, comme tous les chars, mais il nous a bien servi. Nous devons cette reconnaissance aux Américains qui l’ont construit et aux marins qui l’ont transporté à travers l’Atlantique et l’Arctique. »
Les archives déclassifiées révèlent l’ampleur réelle du Lend-Lease. Entre 1941 et 1945, les États-Unis fournissent à l’Union Soviétique 485 000 chars et véhicules blindés, dont 4 102 Sherman. 70 562 T-34 sont produits par l’industrie soviétique en 1943. L’année de livraison maximale du Lend-Lease, 427 000 camions Studebaker, essentiels pour la logistique soviétique, 13 300 avions de combat, 2 670 locomotives et 11 155 wagons, vitaux pour le transport sur le Front de l’Est, sont livrés. La valeur totale atteint 11 milliards de dollars de 1945, équivalent à 180 milliards de dollars actuels.
Cette aide matérielle ne diminue en rien le sacrifice soviétique. L’Union Soviétique perd 27 millions de citoyens dans la guerre, dont 8,6 millions de soldats. Le courage des soldats soviétiques est indéniable, mais ils ont combattu avec des outils, et certains de ces outils venaient d’Amérique. Le Maréchal Gueorgui Joukov, dans ses mémoires de 1969, fait une rare admission : « Sans le Lend-Lease américain, nous n’aurions pas pu soutenir la guerre. Nous n’aurions pas eu assez de matériel pour nos offensives. » Les camions Studebaker transportent les troupes, les conserves de viande Spam nourrissent les soldats, et les Sherman équipent les corps de Garde.
Les vétérans soviétiques qui ont combattu sur Sherman gardent un souvenir positif. Un ancien tankiste, Ivan Pavlovitch, témoigne en 2001 : « Mon Sherman m’a ramené vivant de Berlin. Il a pris trois coups directs. Chaque fois, nous avons pu sortir. Sur un T-34, je serais mort. » Ces témoignages personnels contredisent le récit officiel soviétique.
Aujourd’hui, des Sherman M4A2 soviétiques sont exposés dans des musées russes. L’histoire du Sherman soviétique, du rire initial au respect final, symbolise les complexités et les alliances surprenantes de la Seconde Guerre mondiale.