Dans les annales tumultueuses de l’histoire militaire du XXe siècle, peu de figures incarnent aussi parfaitement la tragédie du devoir dévoyé que le Maréchal Gerd von Rundstedt. Aristocrate jusqu’au bout des ongles, stratège de génie et officier de la vieille école prussienne, il fut l’architecte des victoires les plus foudroyantes de l’Allemagne nazie, tout en méprisant secrètement le régime qu’il servait. Son histoire n’est pas seulement celle de batailles et de cartes d’état-major ; c’est une plongée vertigineuse dans l’âme d’un homme déchiré entre un code d’honneur ancestral et la réalité brutale d’une guerre d’anéantissement.
L’Héritage du Sang et du Fer
Né en 1875 dans une famille de la noblesse prussienne, Gerd von Rundstedt n’a pas choisi la carrière militaire ; elle coulait dans ses veines. Élevé dans le culte de la discipline, de la loyauté et du service à l’État, il a grandi avec l’idée que l’obéissance était la vertu cardinale. Ce conditionnement allait devenir sa plus grande force, mais aussi sa malédiction fatale.

Lorsque la Première Guerre mondiale éclate, il est déjà un officier respecté, connu pour son calme olympien et sa capacité à analyser froidement les situations les plus chaotiques. Contrairement aux officiers impulsifs, Rundstedt préférait la réflexion à l’action précipitée, une qualité qui lui vaudrait plus tard l’admiration – et parfois la frustration – de ses subordonnés.
Mais c’est dans les cendres de la défaite de 1918 que se forge le véritable drame de sa vie. Alors que l’Allemagne impériale s’effondre et que la République de Weimar titube, Rundstedt fait le choix de rester. Il travaille dans l’ombre pour préserver la Reichswehr, convaincu que l’armée est le dernier rempart de la nation, peu importe qui siège au gouvernement. Cette neutralité politique, qu’il considérait comme une vertu, allait le rendre aveugle, ou du moins complice, lors de l’ascension d’Adolf Hitler.
Le Diable et le Maréchal : Une Alliance Contre-Nature
L’arrivée des nazis au pouvoir en 1933 place Rundstedt face à un dilemme insoluble. Il observe avec dédain ces “parvenus” politiques, leur brutalité et leur manque de raffinement. Pourtant, lorsque Hitler lance le réarmement massif de l’Allemagne, offrant à l’officier les moyens de restaurer la grandeur militaire prussienne, Rundstedt accepte le pacte faustien.
Il devient l’un des artisans du Blitzkrieg, cette guerre éclair qui allait terroriser l’Europe. En Pologne, en 1939, ses armées écrasent toute résistance avec une efficacité chirurgicale. Mais déjà, les premières fissures apparaissent. Témoin des méthodes brutales des SS et des bombardements de civils, Rundstedt ressent un malaise croissant. La guerre chevaleresque qu’il avait apprise n’existe plus ; elle a été remplacée par une machine de mort industrielle.

C’est en France, en 1940, que son génie atteint son apogée. En soutenant le plan audacieux de passer par les Ardennes – une manœuvre jugée impossible par les Alliés – il orchestre l’une des victoires les plus spectaculaires de l’histoire moderne. Pourtant, c’est aussi lui qui, dans un moment de prudence caractéristique, ordonne l’arrêt des panzers devant Dunkerque, permettant involontairement à l’armée britannique de s’échapper. Était-ce une erreur stratégique ou un reste de respect pour un ennemi vaincu ? Le débat fait encore rage aujourd’hui.
L’Enfer Blanc de Barbarossa
L’orgueil précède la chute. En juin 1941, Rundstedt est chargé de mener le Groupe d’armées Sud dans l’invasion de l’Union Soviétique. Au début, l’avancée est triomphale. Kiev tombe, des centaines de milliers de soldats soviétiques sont capturés. Mais Rundstedt, avec son œil de vieux loup de guerre, voit ce que Hitler refuse d’admettre : l’espace russe est infini, et l’Hiver arrive.
Dès l’automne, il tire la sonnette d’alarme. Ses troupes sont épuisées, les lignes de ravitaillement sont étirées à l’extrême, et le froid commence à mordre. Il recommande une retraite stratégique pour consolider les positions. La réponse de Berlin est cinglante : interdiction de reculer. Pour la première fois, le conflit entre la réalité du terrain et les fantasmes du Führer éclate au grand jour. Rundstedt est limogé. C’est une humiliation, mais aussi une libération temporaire d’une guerre qu’il sait désormais ingagnable.
“Faites la paix, bande d’idiots !”
Rappelé en 1942, puis de nouveau en 1944 pour défendre le front de l’Ouest, Rundstedt est un homme usé, cynique, mais toujours obéissant. Face à l’imminence du débarquement allié, il s’oppose à Rommel sur la stratégie défensive. Rommel veut tout miser sur les plages ; Rundstedt préfère une défense en profondeur. L’histoire prouvera qu’aucun des deux n’avait les moyens d’arrêter la marée alliée.

Le 6 juin 1944, le Mur de l’Atlantique cède. Dans la confusion des jours suivants, alors que les Alliés consolident leur tête de pont et que Hitler refuse toujours d’envoyer les réserves de panzers à temps, le maréchal Wilhelm Keitel appelle Rundstedt depuis Berlin, demandant désespérément ce qu’il faut faire. La réponse de Rundstedt est entrée dans la légende : “Faites la paix, bande d’idiots ! Qu’est-ce que vous voulez faire d’autre ?”
Cette phrase scelle son destin. Il est de nouveau renvoyé, remplacé, puis rappelé une dernière fois pour superviser l’offensive désespérée des Ardennes en hiver 1944 – une opération à laquelle il ne croyait même pas.
Le Jugement de l’Histoire
Capturé par les Américains en 1945, Gerd von Rundstedt ne sera jamais jugé à Nuremberg en raison de sa santé défaillante. Il meurt en 1953, emportant avec lui les secrets de ses tourments.
Était-il un simple soldat “faisant son devoir”, comme il l’a toujours prétendu ? Ou était-il un facilitateur essentiel des crimes nazis, prêtant sa crédibilité et son talent à un régime génocidaire ? La vérité est sans doute une nuance de gris terrifiante. Rundstedt incarne l’échec moral de la caste militaire allemande : des hommes qui possédaient l’intelligence pour voir le mal, le pouvoir pour s’y opposer, mais qui se sont réfugiés derrière le bouclier confortable de l’obéissance jusqu’à ce que le monde brûle autour d’eux.
Aujourd’hui, son histoire résonne comme un avertissement éternel : la compétence sans conscience n’est qu’une ruine de l’âme, et le devoir, lorsqu’il est aveugle, peut devenir le pire des crimes.