Alger, le 25 novembre 2025. L’aube se lève à peine sur les hauteurs de la ville blanche, enveloppant les rues d’une brume mélancolique, comme si le ciel lui-même pressentait la nouvelle. Dans une chambre discrète du service de pneumologie de l’hôpital de Beni Messous, loin du tumulte des cabarets et des plateaux de cinéma qui ont forgé sa légende, une lumière s’éteint. Biyouna n’est plus. Baya Bouzar, de son vrai nom, celle dont la voix rauque et le rire en cascade ont traversé la Méditerranée pour unir deux rives dans une même hilarité, a tiré sa révérence. Sans applaudissements. Sans caméras. Dans un silence qu’elle a elle-même orchestré, comme son ultime acte de rébellion.
Mais alors que la nouvelle de sa disparition commence à se répandre comme une onde de choc, provoquant stupeur et incrédulité d’Alger à Paris, un détail intime émerge de la pénombre de cette chambre d’hôpital. Un détail qui, plus que tous ses films ou ses chansons, résume l’essence tragique de sa vie. Sur la table de nuit, à côté d’une vieille radio diffusant doucement les complaintes d’Oum Kalthoum, une petite enveloppe couleur crème attendait. À l’intérieur, une phrase, une seule, écrite d’une main tremblante. Une confession posthume qui jette une lumière crue sur le paradoxe de celle qui a passé sa vie à faire rire les autres tout en pleurant intérieurement.
Le Poids du Silence : Une Fin Choisie
Pour comprendre la portée de cette lettre, il faut d’abord saisir la nature de son départ. Biyouna, la femme “sans filtre”, l’incarnation de la “Délice Paloma” exubérante, a choisi de mourir comme elle a vécu ces dernières années : dans l’ombre. Les rapports médicaux parlent d’une dégradation respiratoire rapide fin octobre 2025, la forçant à un transfert nocturne et discret vers l’hôpital. Mais au-delà de la maladie, c’est une lassitude de l’âme qui semble l’avoir emportée.
Elle avait refusé tout : les visites de responsables politiques, les hommages médiatiques, la pitié. “Laissez-moi tranquille, je veux que ce soit propre,” répétait-elle aux soignants. Cette dignité farouche, presque brutale, était sa dernière armure. Elle ne voulait pas qu’on se souvienne d’elle diminuée, cherchant son souffle. Elle voulait figer l’image de la Biyouna debout, celle qui tenait tête aux hommes, aux censeurs et au destin.

Dans cette chambre aux lumières tamisées, les infirmières, l’appelant affectueusement “Lalla Biyouna”, ont été les témoins muets d’une solitude immense. Pas de cortège de stars, juste le bourdonnement de l’oxygène et les mélodies arabes classiques. Lorsqu’elle s’est éteinte à 5h00 du matin, son visage semblait apaisé, libéré d’un rôle devenu trop lourd à porter.
L’Enveloppe Mystérieuse : “Ceux qui rient…”
Ce n’est qu’une heure après son décès, alors que sa nièce arrivait pour constater le vide laissé par l’absence, que la lettre fut découverte. Glissée sous un carnet, sans destinataire. En l’ouvrant, la famille a découvert ces mots, tracés en arabe : “Ceux qui rient ne sont pas toujours heureux.”
Une phrase simple. Banale, diront certains. Mais venant de Biyouna, elle résonne comme un testament spirituel dévastateur. Elle n’est pas seulement un constat, elle est la clé de voûte de toute son existence. Elle force à relire sa carrière non plus comme une succession de triomphes comiques, mais comme une lutte perpétuelle pour dissimuler une mélancolie profonde.
Les soignants présents, qui avaient vu la vieille dame fixer le plafond pendant des heures sans parler, ont compris. Ce rire, ce fameux rire qui a fait trembler les murs du “Copacabana” dans les années 70 et les cinémas parisiens dans les années 2000, n’était peut-être qu’un bouclier. Un mur sonore érigé pour protéger une fragilité que le monde refusait de voir.
De Bellecourt à la Gloire : La Cicatrice de la Liberté
Pour saisir la violence de cette phrase, il faut remonter le temps. Biyouna n’était pas née star, elle l’est devenue par nécessité, par urgence de vivre. Gamine du quartier populaire de Bellecourt, elle s’est jetée dans l’arène du spectacle à 17 ans, à une époque où une femme sur scène, en Algérie, était déjà une provocation.
Danseuse, chanteuse, puis actrice, elle a tout traversé. Le succès fulgurant de “La Grande Maison” (Dar Sbitar) où elle incarnait Fatma, l’avait propulsée dans tous les foyers algériens. Mais la gloire avait un goût amer. Dans l’Algérie conservatrice des années 70 et 80, sa liberté dérangeait. On la traitait de “vulgaire”, on disait qu’elle “salissait l’image de la femme algérienne”.

Ces critiques, elle les balayait d’un revers de main en public, lançant des répliques cinglantes qui devenaient cultes. Mais en privé ? Sa lettre nous donne la réponse. Chaque attaque laissait une trace. “Je suis là pour dire la vie”, disait-elle en 1985 après avoir été écartée d’un plateau télé. Mais dire la vie, c’est aussi absorber ses douleurs. En France, on l’a parfois réduite à un folklore, une “mama” exubérante, “trop de gestes, trop de voix”, écrivaient certains critiques parisiens. Elle en riait. Mais le rire, nous dit-elle aujourd’hui, n’était pas le bonheur.
La Solitude du Clown Triste
Au fil des années, le décalage s’est creusé. L’icône publique, solaire et bruyante, laissait place, une fois la porte de son appartement refermée, à une femme seule. Une amie proche confiait : “Elle riait beaucoup sur scène, mais chez elle, il y avait un silence lourd.” C’est dans ce silence, dans son appartement d’El Madania, qu’elle se réfugiait.
Le monde changeait, et Biyouna sentait qu’elle n’était plus tout à fait en phase. En 2023, elle avait refusé un dernier grand rôle dans une série, craignant qu’on ne la fige dans une posture de victime. Elle préférait l’oubli à la trahison de soi. “Quand on a tout donné sur scène, il faut savoir disparaître proprement,” avait-elle prophétisé en 2001. Elle a tenu parole.
Cette solitude n’était pas subie, elle était une conséquence lucide de sa vie. Elle savait que personne ne pouvait vraiment comprendre ce qu’il en coûtait d’être Biyouna. Être celle qui doit toujours avoir la répartie, toujours être forte, toujours porter les espoirs et les frustrations d’un peuple.
Un Héritage de Vérité
Aujourd’hui, alors que les hommages affluent sur les réseaux sociaux, que les jeunes redécouvrent ses sketchs et ses films, cette petite phrase manuscrite change tout. Elle humanise le mythe. Elle nous rappelle que les artistes qui nous donnent le plus de joie sont souvent ceux qui gardent pour eux le plus de tristesse.
Biyouna n’a laissé ni fortune colossale, ni mémoires scandaleux. Elle a laissé un appartement modeste à ses nièces et cette vérité nue. Ses obsèques, intimes, sans discours officiels, ont respecté sa volonté. Juste une plaque blanche. Mais sa voix continue de résonner, non plus dans un éclat de rire, mais dans le murmure de cette dernière leçon.
En nous disant “Ceux qui rient ne sont pas toujours heureux”, Biyouna nous invite à regarder au-delà des apparences. Elle nous demande, une dernière fois, d’être vrais. Elle est partie en écoutant Oum Kalthoum chanter l’amour et la perte, rejoignant enfin ce silence qu’elle avait tant cherché, laissant derrière elle un public orphelin, mais désormais, un peu plus lucide. Adieu l’artiste, et pardon de n’avoir vu que le rire.