La Wehrmacht faisait passer son train le plus explosif — un vieux téléphérique l’attendait

31 wagons de munition et de carburant, un vallon alpin étroit, un câble tendu à 27 m au-dessus des rails. En 1944, la Vertmart y fait passer son train le plus explosif. Sur le papier, la ligne est sous haute surveillance, protégée par des patrouilles et des ordres stricts. Dans les rapports, on l’a décrit comme un axe prioritaire à ne jamais interrompre.

Dans le valon, une autre réalité l’attend. Un vieux téléphérique industriel officiellement hors service, mais toujours là complet, suspendu au-dessus de la voie. Les pylones se dressent encore sur les pentes. Le câble d’acier traverse le vide. Une cabine de charge usée par les années balance légèrement au vent. Au centre de cette histoire se trouve Paul Renaudin, 42 ans, ancien mécanicien, chef de maintenance du téléphérique avant 1940.

Il a passé sa jeunesse à grimper sur les pylones, à graisser les roulements, à écouter la vibration sourde du câble lorsqu’il tourne sur les poulie. Depuis la réquisition, l’entreprise qui l’emploie est placée sous contrôle allemand. Des uniformes Feldgrow passent régulièrement inspecter les bâtiments, vérifier les stocks, contrôler les registres.

Paul vit dans une maison basse au bord du village à 10x mètres à vol d’oiseau de la ligne de chemin de fer. La nuit, le bruit des trains réquisitionnés traverse la vallée comme un souffle régulier. Le son rebondit sur les parois rocheuses, se mêle au murmur du torrent, au sifflement du vent. Quand les wagons sont très chargés, la rumeur devient plus lourde, plus profonde, comme si la montagne elle-même vibrait.

Au début de l’occupation, le téléphérique continue de fonctionner encore quelques mois. On y transporte du minerai, des sacs de ciment, quelques machine. Puis faute de pièces de rechange, le moteur principal est arrêté. La Vermart se préoccupe davantage des rails que du câble. Un papier est apposé sur la porte du bâtiment de commande.

Installation non opérationnelle. Officiellement, le téléphérique est mort. Pour Paul, la machine ne disparaît pas. Chaque boulon, chaque frein, chaque câble reste gravé dans sa mémoire. Il sait combien de tonnes la cabine peut supporter avant que la structure ne cède. Il connaît la distance exacte entre le point le plus bas du passage et les rails, 27 m.

Mesuré autrefois avec un ruban métallique sous l’œil d’un ingénieur de la compagnie. À partir de 1943, les convois allemands se multiplient. Des locomotives fumantes tirent des fils de wagon couverts. Sur certains, des inscriptions en allemand sont grossièrement recouvertes d’une couche de peinture.

Mais on devine encore quelques mots. Munition, Springstoff, Vermart. Dans le village, les habitants apprennent à reconnaître les trains à l’odeur autant qu’au bruit. Certains laissent derrière eux un parfum lourd de fioule, d’autres une odeur plus aigre de solvant et de produits chimiques. La ligne est surveillé. Des chemineaux français, encadrés par des officiers allemands, contrôlent les aiguilles, les signaux, les ponts.

Des patrouilles armées parcourent les abords de la voie, surtout la nuit. Un homme surpris trop près des rails doit justifier sa présence, montrer ses papiers, expliquer ce qu’il fait là. Dans ce décor, le vieux téléphérique suspendu au-dessus de la ligne semble appartenir à un autre temps. Pour les Allemands, il n’est qu’une mention sur un inventaire installation désaffectée.

Pour Paul, il reste une machine complète endormie dont il connaît toutes les faiblesses et toutes les forces. Les premiers gestes de résistance dans la région ont suivi un modèle simple. Un peu d’explosifs sous une traverse, quelques boulons retirés, des signaux déréglés. Une nuit d’automne 1943, un petit groupe tente de faire sauter un pont métallique en amont du vallon.

Il y a 40 ans, l'attentat du train "Capitole" entre Paris et Toulouse –  L'Express

La charge est de mal dosée. Le pont tient bon. Le lendemain, la Vermarthe lance des rafles dans plusieurs hameaux. Deux jeunes disparaissent. Un troisième est retrouvé mort. Un panneau saboteur accroché à son manteau. Depuis, beaucoup se taisent. Les réseaux ont peu de dynamites, peu d’armes et la ligne est trop bien gardée pour qu’on s’y approche avec des intentions visibles.

Au café, on chuchote, puis on se tait quand un uniforme apparaît dans l’encadrement de la porte. Paul connaît de vue quelques hommes liés à ses réseaux : l’instituteur du village, un facteur, un employé de gare. Parfois, dans un coin de bistro où l’odeur du vin rouge et du tabac froid flotte au-dessus des tables, des phrases furtives s’échangent.

On lui a déjà demandé s’il reste quelque chose d’utile dans les installations de la carrière. Il a répondu que tout était presque à l’abandon, sous contrôle allemand, sans intérêt. À ce moment-là, ce n’était pas entièrement faux, mais il n’avait pas d’idée clair. Un jour de janvier 1944, dans le bureau glacé de la petite usine, deux officiers allemands déplitent une carte sur une table.

Le directeur nerveux range et dérange les mêmes dossiers. Paul, appelé pour expliquer le tracé du téléphérique, reste en retrait, les mains encore noircies par la Grèce. Il écoute d’une oreille distraite jusqu’au moment où un mot le fige. Sanderzug, train spécial. Les ordres sont détaillés. Un convoi exceptionnel composé d’une locomotive lourde et de 31 wagons chargés de munition et de carburant doit emprunter la ligne du vallon dans la nuit du 12 au 13 mars.

C’est précisent les officiers un élément crucial d’une opération prévue sur le front italien. L’horaire de passage dans le valon est fixé à 1h58. Par discrétion, aucun arrêt n’est prévu dans les gares intermédiaires. Pour les Allemands, ce n’est qu’une ligne de plus sur un planning. Pour Paul, ce chiffre 1h58 devient immédiatement concret.

Il imagine la position de la locomotive dans le valon à cette minute là, la vitesse du convoi, la courbe qui précède le passage sous la travée du téléphérique. Il revoit mentalement les mesures qu’il a prises autrefois, les esquisses qu’il conserve dans un vieux carnet. Le soir, de retour chez lui, il dîn en silence.

Sa femme parle d’é tickets de rationnement, des chaussures trop petites pour leur fils, du froid qui n’en finit pas. Les enfants mangent vite, fatigués par une journée d’école et de corvée. La flamme de la lampe à pétrole projette des ombres irrégulières sur les murs. Après le repas, Paul sort un carnet usé dont la couverture a perdu presque toute couleur.

À l’intérieur, des chiffres, des croquis, tension du câble, charge maximale admissible, hauteur des pylones, longueur des través. Il relie, trace des lignes au crayon. Il calcule la masse approximative d’une cabine de charge remplie de rails usagers, de morceaux de poutrelles, de vieux engrenages, de quelques bidons. Le total atteint, selon ses estimations, 8 ou 9 tonnes.

Il compare cette masse à celle de la locomotive et du premier wagon. Il estime la vitesse probable du convoi dans le valon. Entre 40 et 45000 km machin, il évalue la force de l’impact si la cabine lâchée sans frein venait à heurter la locomotive au moment précis où elle passe sous la travée. Les chiffres tracés sur le papier jaunis esquissent une possibilité.

frapper le train par le haut sans toucher un seul boulon des rails. Ce n’est encore qu’un calcul, une hypothèse. Mais à partir de cette nuit-là, chaque fois qu’il entend dans l’obscurité le grondement d’un convoi traversant la vallée, Paul imagine un instant la cabine glissant sur le câble, prenant de la vitesse, se détachant au-dessus des wagons.

Les jours suivants, il demande officiellement à vérifier l’état du téléphérique, prétextant un inventaire complet exigé par l’occupant. Les Allemands acceptent. Un soldat l’accompagne jusqu’au bâtiment puis reste dehors, les mains sur son fusil pour surveiller. À l’intérieur, la poussière recouvre les leviers, les cadrants, les plaques indicatrices.

Paul allume une petite lampe électrique dont la lumière jaune révèle des consoles muettes, des tableaux de commande immobile. Il pose la main sur le volant du frein principal. Le métal est froid, mais le mécanisme n’est pas totalement grippé. Un léger mouvement suffit pour que dehors, le câble laisse échapper un soupir presque imperceptible.

Attentat du Capitole : il y a 40 ans, une bombe explosait dans le  Paris-Toulouse en Haute-Vienne - Le Populaire du Centre

Il grimpe jusqu’au niveau supérieur, là où se trouvent les grandes poulies de renvoie. À travers une petite fenêtre, il voit la cabine de charge suspendue au-dessus du vide, à l’endroit exact où le valon est le plus profond. Sur le versant opposé, la ligne de chemin de fer suit le fond de la vallée, invisible d’ici, mais présente dans son esprit comme une ligne tracée sur la roche. Paul reprend ses mesures.

Hauteur de la cabine au-dessus des rails 27 m. Longueur du passage utile sous la travée environ 60 m. Temps de traverser à 40 km H, un peu plus de 5 secondes. À 45 km H, un peu moins. Le train n’aurait qu’un instant pour recevoir le choc. En redescendant, il s’attarde sur le mécanisme du frein de sécurité.

C’est lui qui autrefois retenait la cabine, même en cas de rupture du frein principal. Il repère un axe, un cylindre d’acier qui bloque une mâchoire. Le tout est maintenu par une goupille qu’on peut retirer avec un outil adapté. Sans ce point d’arrêt, la cabine partirait d’un coup entraînée par son propre poids.

Le soir même, dans l’arrière-salle d’un café, il retrouve l’instituteur et le facteur. Les voies se font plus basses lorsque les verrs sont posés sur la table. On parle d’arrestation récente, de rumeurs, de grandes offensives, de trains qui passent de plus en plus souvent la nuit. On nous a parlé d’un train très chargé, dit l’instituteur.

Un convoi de munition qui doit traverser le vallon. Les voix sont surveillées. On ne peut pas approcher. Paul écoute puis répond une voix calme. Il surveille les rails, pas forcément ce qui se trouve au-dessus. Les deux hommes le regardent surpris. Il déroule alors mentalement le plan qu’il a commencé à tracer.

Un téléphérique désaffecté, une cabine lourde, un câble tendu au-dessus du vide, un train qui passe au moment prévu. Quelques jours plus tard, dans une pièce froide de la carrière, ils se retrouvent à tro autour d’un morceau de carton où Paul a dessiné le profil du vallon. Une ligne représente la voie ferrée, une autre le câble.

La cabine est indiquée par un rectangle sombre suspendu au-dessus du point où les deux lignes se croisent. Si on charge la cabine avec assez de poids, explique Paul, et si on peut la lâcher au moment précis où la locomotive arrive ici, l’impact sera suffisant pour la mettre à terre. Avec ce qu’elle tire, le reste suivra.

Le facteur secoue la tête, impressionné. Et le village ? Le vent souffle dans ce sens, répond Paul en montrant la direction sur le dessin. Les premières maisons sont à plus de 600 m du point d’impact. Si le feu reste dans la vallée, elles seront épargnées. Il ne prétend pas supprimer tout risque. Il n’en a pas le pouvoir, mais il sait que ce train, s’il atteint sa destination, nourrira des canons qui frapperont ailleurs plus loin, d’autres villages, d’autres vallées.

Le dilemme ne prend pas la forme d’un débat théorique. Il se resserre dans les chiffres, les mètres, les secondes. Après plusieurs nuits sans sommeil, ils décident d’agir. Ils n’ont pas de dynamite pour miner la voie. Ils n’ont pas d’armes pour arrêter le train de face. Ils ont un câble, une cabine et le savoir d’un mécanicien.

La préparation commence quelques jours avant la date prévue. Il faut d’abord constituer la charge. La cabine du téléphérique est conçue pour transporter du minerai. Elle est ouverte, renforcée, supportée par un châssis solide. Paul propose de la remplir de pièces lourdes mais banales. Des tronçons de rail usagers, des morceaux de poutre métallique, des engrenages retirés d’anciennes machines, quelques fus vides pour compléter la masse.

Pendant la journée, sous prétexte de rangement des ateliers, il fait déplacer ce matériel jusqu’à la plateforme de chargement. Des ouvriers LED persuadés qu’il s’agit d’un tri ordinaire. Le soir, lorsque les uniformes quittent le site, il termine le travail avec l’instituteur et le facteur. Ensuite, il faut régler le frein.

Paul étudie soigneusement l’axe et la goupille qui retiennent le système de sécurité. Il fabrique une petite clé avec un morceau d’acier adapté à la forme de la goupille. L’instituteur s’exerce à l’utiliser dans la pénombre à genoux devant le mécanisme jusqu’à pouvoir accomplir le geste en quelques secondes sans hésitation.

Les jours passent, le vallon reste pris dans une lumière hivernale, blanche et dure. Le vent fait parfois vibrer le câble immobile. Par moment, un convoi allemand traverse la vallée, laissant derrière lui une traînée de fumée qui se déchire lentement. La veille de la date prévue, Paul effectue une dernière vérification.

La cabine est chargée, le câble est tendu, la goupille est en place. Il remonte mentalement le déroulement de la nuit à venir, le bruit du train sortant du tunnel, la progression dans le vallon, le moment où la locomotive passera sous la travée. Cette nuit-là, il dort par fragment.

Chaque bruit de roue sur les rails au loin le réveil. Il se lève deux fois pour regarder par la fenêtre les silhouettes sombres de la montagne. Le 12 mars au soir, le village se prépare à une nuit ordinaire de guerre. Les volets se ferment tôt, les lumières se font plus rares par peur des avions. Dans certaines maisons, on conserve encore un peu de bois pour la fin de l’hiver.

Dans la cuisine de Paul, la flamme du poil éclaire les visages fatigués. Vers 23h, il se lève, enfile son manteau, prend sa lampe et un paquet de clés. Sa femme le regarde silencieuse. “Tu dois vraiment monter ce soir ?” demande-t-elle. “Le directeur veut un contrôle”, répond-t-il. Le froid abîme les installations. Elle n’insiste pas.

Elle sait que depuis des mois, la frontière entre la routine et le danger est devenue flou. Dehors, l’air est sec et mordant. La neige craque sous ses pas sur le chemin qui monte vers la carrière. Les étoiles brillent au-dessus du vallon entre les crêtes noires. Au fond invisible, la ligne suit la pente du terrain. Au bâtiment du téléphérique, l’instituteur l’attend déjà, emmitoufflé dans une vieille veste.

Il n’échange que quelques mots. Ils savent que désormais chaque phrase compte moins que chaque geste. À l’intérieur, la cabine est prête. La masse de métal entassée à l’intérieur donne au câble une tension différente, presque perceptible. Paul lève les yeux vers la travée puis vers l’ombre de la vallée.

Il sent au creux de la poitrine un mélange de craintte et de résolution. Il montent au niveau des poulis. Le local est sombre, glacé. L’instituteur se place près du frein. La main sur la petite clé. Paul lui se poste devant une ouverture donnant sur le valallon. De là, il pourra voir la lueur de la locomotive lorsqu’elle apparaîtra et entendre le grondement du train se renforcer. Le temps s’étire.

À 1 heure, le vallon semble figé. Seul le bruit du torrent subsiste comme un fil sonore discret. Puis peu après 1h50, un grondement lointain se fait entendre à peine perceptible comme un tonner très éloigné. Paul ferme les yeux, compte jusqu’à 10. Écoute. Le bruit augmente, gagne en profondeur. Les parois rocheuses commencent à leur envoyer.

Ce n’est plus un murmure, mais une masse sonore qui s’approche. À travers l’ouverture. Il aperçoit enfin une lueur blanche oscillante. Le phare de la locomotive, encore partiellement masqué par les sinuosités du vallon, le train sort du tunnel d’entrée, continue sa course, s’engage sur la longue ligne droite qui conduit au passage sous le téléphérique.

Il sait pour l’avoir calculé le temps que met un convoi lancé à 40 ou 45 km lche pour parcourir cette distance. Une minute, peut-être un peu plus. Il commence à compter mentalement en suivant le rythme de son propre cœur. Cette nuit-là, la Vermarthe fait passer son train le plus explosif dans le vallon.

Et c’est un vieux téléphérique oublié qui s’apprête à lui porter le coup le plus dur. Le grondement emplit maintenant tout l’espace. Les premiers wagons apparaissent derrière la locomotive. Silhouette massive serré les unes contre les autres. Chaque caisse, chaque citerne représente une part de cette charge mortelle qui ne doit pas atteindre sa destination.

Paul lève la main lentement. Dans l’ombre, l’instituteur se prépare. La petite clé est calée entre ses doigts. Lorsque la locomotive franchit le point qu’il a marqué mentalement comme le début de la zone d’impact possible, Paul murmure un mot. Maintenant, dans le local, la clé tourne, la goupille glisse, l’axe se libère, la mâchoire du frein s’ouvre.

Pendant une fraction de seconde, rien ne change. Puis la cabine commence à glisser lentement, d’abord puis de plus en plus vite, entraîné par son propre poids, le câble se met à chanter, un bruit de métal sur métal qui se mêle au grondement du convoi. Au moment où la locomotive arrive exactement sous la travée, la cabine atteint sa vitesse maximale, là où le câble change légèrement d’angle, la structure fragilisée par les années cède.

La cabine bascule, arrache ses attaches, se détache du câble et tombe. L’impact, lorsqu’il survient n’a pas de mot. La masse de métal écrase le toit de la locomotive, pulvérise la cabine de conduite, déchire la tôle. Des morceaux de rails usagers, de poutrelles, d’engrenage explosent dans toutes les directions.

Les premiers wagons, surpris dans leur élan, se soulèvent, se percutent, déraillent. En quelques secondes, la ligne de wagon se transforme en un enchevêtrement de ferraille. Certains se couchent sur le côté, d’autres se dressent tordu avant de retomber. Les attelages se rompent, les essieux se brisent, les caisses se fissurent.

Une lueur blanche et violente éclate soudain. Une première explosion secoue la montagne. Les vitres du bâtiment du téléphérique tremblent. Certaines se brisent. Un souffle chaud monte du fond du vallon. Les wagons de munition s’embrasent les uns après les autres. Des obuses éclatent, projetant des gerbes de feu et de métal. Des caisses d’explosifs cèdent sous la chaleur, déclenchant des détonations en chaîne.

La vallée, plongée dans l’obscurité quelques instants plus tôt, se retrouve illuminé par des flammes qui montent haut, teintant les parois rocheuses de rouge et d’orange. Paul se jette au sol, les mains sur la tête. Le vac continue ponctué de coup secs, de grondement profond. L’odeur de poudre et de carburant brûlé envahit l’air.

La chaleur devient presque palpable malgré la distance. Lorsqu’il se relève, son oreille bourdonnante lui renvoie un monde étouffé. En contrebas, le train n’est plus qu’un amas de wagons renversé, de tôles déchirées, de flammes. La locomotive J de travers, méconnaissable. Il cherche du regard la direction du village.

Les maisons sont encore dans l’ombre. Quelques lumières apparaissent aux fenêtres. Des silhouettes se découpent. Les habitants ont été réveillés par le fracas. Mais le brasier principal reste confiné au fond du vallon. Cette nuit-là, le vent emporte la fumée vers l’amont, loin des toises et des granges. Au matin, la vallée est noyée dans une brume de fumée et de vapeur.

Des pan de neige ont disparu, remplacé par une boue noire et grasse mêlée de cendre. Des morceaux de métal, d’au de bois carbonisés jonchent le sol autour de la voie. Les premières équipes allemandes arrivent en camion. Des officiers descendent. Des hommes de troupe parcourent le site bayonnette au canon. Des ordres secs sont lancés.

On repousse les habitants curieux. On établit un périmètre. Des agents de la SNCF réquisitionné sont appelés. Paul en fait partie. Il descend dans le vallon, les yeux plissés, le visage marqué par une nuit sans sommeil. Officiellement, il est là en tant que technicien chargé de constater les dégâts et de préparer la remise en état.

Les rapports s’écrivent rapidement au crayon sur des feuilles tachées de suit. On y note le nombre de wagons détruits, l’étendue des dommages, la longueur de voix inutilisable. On parle d’une destruction complète de la locomotive, d’une rupture totale du convoi. Les officiers cherchent une explication. Certains évoquent un bombardement aérien, mais aucun avion n’a été signalé.

Aucun cratère net n’est visible. D’autres parlent d’un sabotage classique, d’explosifs placés sur la voie. Pourtant, les rails eux-mêmes avant l’impact semblent n’avoir pas été attaqués. Un ingénieur remarque les morceaux de structure qui ne correspondent à aucun wagon. Des plaques plus fines, des éléments de poulie, des fragments de câble d’un diamètre inhabituel.

En remontant la pente, on découvre que la travée du téléphérique est endommagée, que la cabine a disparu, que le câble est rompu. Dans un rapport rédigé en hâte, une phrase apparaît : “Probable utilisation par l’ennemi de l’installation de téléphérique désaffecté à des fins de sabotage.” Le mot sabotage est souligné.

Une note ajoute : “Me opératoire exact non déterminé.” Pour leur hiérarchie, certains officiers préfèrent simplifier. Dans les résumés transmis plus loin, on parle de sabotage par explosif utilisant une installation en hauteur. Les détails techniques se dissolvent dans un langage plus conforme aux habitudes.

On imagine des charges placées dans la cabine, un déclenchement à distance. Les conséquences, ell sont claires. Sur les 31 wagons, la plupart sont détruits ou gravement endommagées. La voie est impraticable sur plusieurs centaines de mètres. Le feu a tordu des rails, fondu des éclisses, réduit en cendre des dizaines de traverses.

Pendant des jours, des équipes doivent travailler sans relâche pour dégager les carcasses, découper les parties les plus lourdes, replacer des rails neufs, reconstituer le balast. Sur les cartes de l’état-major, un trait rouge est barré et accompagné de quelques mots. Ligne interrompue sur 73 kilomètres, trafic perturbé ou suspendu.

Les convois de munition destinés au front italien doivent être détournés par d’autres axes plus longs, plus exposés aux attaques aériennes. Une opération que les archives mentionnent sans en préciser les contours exacts est reportée puis reconfiguré. Dans le village, les rumeurs prennent forme. On raconte que le ciel est tombé sur le train, que quelque chose est tombé de la montagne.

Certains parlent d’un avion invisible, d’autres d’une intervention de la résistance. Les versions se contredisent, se déformment. Paul, questionné comme les autres, répète ce que l’on attend d’un technicien. Il décrit les dégâts, la violence de l’impact, la manière dont le feu s’est propagé. Il mentionne le téléphérique comme installation qui a cédé sous la chaleur et les vibrations.

Il ne parle ni de la clé, ni de la goupille, ni de l’instant où la cabine a quitté le câble. Des semaines passent, la ligne est remise en état. Le téléphérique, lui est condamné pour de bon. Le câble restant est démonté. Les pylones sont laissés à l’abandon. La cabine n’existe plus qu’en fragment, dispersé ou recyclée. La guerre continue.

Il y a 40 ans, l'attentat du train "Capitole" entre Paris et Toulouse - RTL  Info

D’autres convois passent, d’autres combats ont lieu. Le train détruit dans le vallon devient pour beaucoup une histoire parmi d’autres, une nuit de feu dans une guerre faite de nuit similaire. Après la libération, lorsque les troupes allemandes quittent la région, la ligne change de fonction. Des trains transportent désormais des soldats alliés, des réfugiés, du matériel civil.

Les uniformes et les drapeaux ne sont plus les mêmes. L’État français lance de grandes enquêtes pour recenser les actes de résistance. Des commissions se forment, des dossiers sont ouverts. On demande aux compagnies ferroviaires de signaler les chemineaux et les techniciens qui ont pris des risques pour désorganiser les transports ennemis.

Dans un bureau au mur couvert de cartes, un fonctionnaire ouvre un dossier consacré au réseau alpin. Parmi les documents, il trouve les rapports allemands et français sur l’accident du vallon. photographise en noir et blanc de wagons éventrés, croquis de la voie, liste de matériel détruits. Le nom de Paul apparaît à plusieurs reprise comme responsable de la maintenance des installations industrielles du vallon et comme témoin des travaux de réfection de la ligne après l’accident.

Une courte note signale qu’il connaît parfaitement l’installation du téléphérique. On le convoque. Dans une pièce où l’odeur du tabac froid se mêle à celle du papier neuf. On lui pose des questions. Il répond avec la même sobriété qu’il a toujours montré. Il décrit le téléphérique, son histoire, sa capacité, la manière dont une cabine chargée aurait pu en théorie tomber sur un convoi qui passe.

Il parle de la fragilité de certaines pièces, de l’usure, des risques. “Pensez-vous que cet accident ait été provoqué ?” demande l’officier. Paul marque une pause. Je pense dit-il enfin qu’il existait là une possibilité et que pendant la guerre certaines possibilités ne restent pas éternellement inutilisées. L’officier note la phrase la résume.

Dans le rapport de la commission, on lit ensuite : “Ancien chef de maintenance ayant vraisemblablement mis ses compétences techniques au service d’une action visant un convoi de munitions ennemies. On propose son nom pour une distinction. Le dossier rejoint des dizaines d’autres. Certains aboutisses à des décorations, d’autres se perdent dans la masse.

Paul reçoit quelques années plus tard une médaille modeste accompagnée d’une citation brève évoquant sa participation à la résistance et à la désorganisation des transports ennemis. Rien n’y est dit du téléphérique, du vallon, de la cabine. Dans la région, la mémoire suite à un autre chemin. On continue de parler au coin du feu de la nuit où le train allemand a explosé sous le téléphérique.

On exagère parfois la taille des flammes, le nombre de wagons détruits. Certains affirment avoir vu un avion, d’autres jurent que des makizards ont posé de la dynamite sur la voie. Peu à peu, les détails techniques s’effacent. Il reste une image, un train en feu, une montagne illuminée, un câble coupé qu’on apercevait encore pendant quelques années, pendant le long d’un pylone.

Le temps passe, la carrière ferme, le téléphérique est presque entièrement démonté. Seul subsistent quelques piliers de béton envahis par les buissons et des ancrages métalliques rouillés dans la roche. La ligne de chemin de fer, elle est modernisée. Les locomotives à vapeur disparaissent. D’autres machines plus silencieuses prennent leur place.

À la fin des années 1970, dans un service d’archive, un historien spécialisé dans les transports en temps de guerre ouvre un carton portant la mention, sabotage et accident. Réseau alpin 1943-1945. Il feuillette les dossiers, tombe sur celui du vallon. Il lit les rapports allemands, les notes françaises, les dessins de la voix, les photographies.

Il remarque les mentions répétées du téléphérique décrit comme installation désaffectée utilisée vraisemblablement par l’ennemi. Il retrouve la trace de l’entretien avec Paul, les phrases sobres où il parle de possibilités et de choix. En reliant ces pièces, l’historien comprend que derrière la version simplifiée du train miné par la résistance se cache une autre histoire, celle d’un sabotage fondé moins sur la dynamite que sur la gravité, les câbles, les centimètres.

Dans un article discret publié quelques années plus tard, il écrit que l’action menée dans ce valallon illustre une forme particulière de résistance technique. Il n’affirme pas, faute de preuve écrite, que Paul a lui-même donné le signal, mais il montre comment l’expertise d’un seul homme a pu transformer une installation oubliée en piège pour le train le plus explosif de la Vermarthe.

La Vermart faisait passer par ce vallon son train le plus explosif, sûr de ses railles, de ses patrouilles et de ses ordres. Un vieux téléphérique l’y attendait en silence, suspendu au-dessus de la ligne, prêt à décider du reste de l’histoire.

Related Posts

Our Privacy policy

https://cgnewslite.com - © 2025 News