L’enfer de Babi Yar et les potences de Kyiv : Quand les survivants, dans un acte de vengeance insoutenable, battent les cadavres de leurs bourreaux, une douleur bien plus terrible que la mort elle-même.

KIEV, UKRAINE – L’histoire est souvent écrite par les vainqueurs, mais il arrive que la justice soit écrite avec le sang des bourreaux. En septembre 1941, le monde a assisté à l’une des atrocités les plus rapides et les plus brutales de la Seconde Guerre mondiale : le massacre de Babi Yar. Mais ce que l’histoire retient moins souvent, c’est la scène apocalyptique qui s’est déroulée cinq ans plus tard, en janvier 1946, sur la place Kalinin (aujourd’hui place de l’Indépendance) à Kiev. Ce jour-là, la justice n’était pas un concept abstrait prononcé dans une salle d’audience aseptisée ; c’était un spectacle public, viscéral et terrifiant, où les victimes ont littéralement frappé la mort en face.

Le Prélude au Cauchemar : Septembre 1941

Tout a commencé avec une avancée fulgurante. En juin 1941, l’armée allemande brise son pacte avec l’Union soviétique et s’enfonce profondément en territoire ennemi. Derrière les lignes de front de la Wehrmacht, une menace plus sombre rôde : les Einsatzgruppen. Ces escadrons de la mort mobiles n’avaient qu’une seule mission : l’extermination systématique des Juifs, des communistes et de toute personne jugée indésirable par le Reich.

Lorsque les forces allemandes entrent dans Kiev le 19 septembre 1941, la ville est un champ de ruines. Quelques jours plus tard, des explosions massives, orchestrées par le NKVD soviétique en retraite, déchirent le centre-ville, tuant des centaines de soldats allemands. Pour les nazis, c’était le prétexte idéal. Le gouverneur militaire Kurt Eberhard, le chef de la police Friedrich Jeckeln et le commandant de l’Einsatzgruppe C, Otto Rasch, se réunissent. Leur décision est froide, administrative et monstrueuse : la population juive de Kiev paiera pour ces sabotages.

La Grande Tromperie et le Ravin de la Mort

Le 28 septembre, des affiches placardent les murs de la ville. L’ordre est donné à tous les Juifs de Kiev de se rassembler le lendemain matin près de la gare, munis de vêtements chauds, d’argent et de documents. Le mot “évacuation” est sur toutes les lèvres. C’était un mensonge magistralement orchestré.

Disabled people were Holocaust victims, too: they were excluded from German  society and murdered by Nazi programs

Plus de 30 000 personnes se présentent, croyant à une relocalisation. Dina Pronicheva, une actrice du théâtre de marionnettes de Kiev et l’une des rares survivantes, racontera plus tard l’horreur de cette marche. Les gens arrivaient avec leurs chariots, leurs enfants, leurs espoirs. Mais à mesure qu’ils approchaient du ravin de Babi Yar, l’illusion se dissipait.

Les cris des gardes, les aboiements des chiens, la violence soudaine. On forçait les victimes à se déshabiller. Vêtements, bijoux, souvenirs de toute une vie étaient arrachés et triés en piles méthodiques. Puis, nus et terrifiés, ils étaient poussés vers le bord du gouffre.

Le ravin, long de 150 mètres et profond de 15 mètres, est devenu un charnier à ciel ouvert. Les bourreaux, menés par Paul Blobel, ne se contentaient pas de tuer ; ils optimisaient le massacre. Les victimes devaient s’allonger sur les cadavres de ceux qui les avaient précédés. “Sardinenpackung” (méthode de la boîte de sardines), appelaient-ils cela. Un tireur d’élite passait ensuite, marchant sur les corps encore chauds, pour tirer une balle dans la nuque de chaque nouvelle victime.

En deux jours seulement, les 29 et 30 septembre 1941, 33 771 Juifs ont été exécutés. Les rapports envoyés à Berlin ressemblaient à des bulletins météo : froids, précis, dénués d’humanité. Mais le massacre ne s’est pas arrêté là. Pendant toute l’occupation, Babi Yar a englouti entre 100 000 et 150 000 vies : Roms, prisonniers de guerre soviétiques, partisans ukrainiens.

L’Opération 1005 : Effacer les Traces

Alors que la guerre tournait en défaveur de l’Allemagne en 1943, la panique s’empara des responsables nazis. Paul Blobel revint à Kiev avec une nouvelle mission : l’Aktion 1005. L’objectif était de faire disparaître les preuves. Des prisonniers du camp de concentration voisin de Syrets furent forcés de déterrer les corps en décomposition, de construire des bûchers géants et de brûler les restes de milliers de personnes.

Ces prisonniers travaillaient dans la fumée âcre de la mort, sachant qu’une fois leur tâche accomplie, ils seraient eux-mêmes exécutés pour préserver le secret. Pourtant, une poignée d’entre eux a réussi à s’échapper, emportant avec eux la vérité qui allait sceller le destin de leurs tortionnaires.

Le Procès de Kiev et la Justice du Peuple

La guerre terminée, l’heure des comptes a sonné. En janvier 1946, Kiev a accueilli l’un des procès les plus marquants de l’après-guerre. Quinze officiels de la police allemande ont été jugés pour leurs rôles dans le massacre.

Dina Pronicheva, ayant survécu en se faisant passer pour morte au milieu du charnier avant de s’enfuir dans la nuit, a pris la barre. Son témoignage a glacé le sang de l’auditoire. Elle a raconté les enfants hurlant “Maman !”, les gens devenant fous avant même d’être touchés par les balles, et la mécanique industrielle de la mort.

Le verdict fut sans appel : 12 des accusés furent condamnés à mort par pendaison.

Le Jour du Jugement : 29 Janvier 1946

Ce qui suivit n’était pas une exécution ordinaire, cachée derrière les murs d’une prison. Les autorités soviétiques voulaient que le châtiment soit vu par ceux qui avaient souffert. Sur la place Kalinin, des potences furent érigées. Une foule estimée à 200 000 personnes inonda les rues, grimpant sur les toits, s’accrochant aux lampadaires pour voir.

Douze hommes, les architectes de la terreur, furent amenés sur six camions, deux par véhicule. La tension était palpable. Un officiel lut la sentence, terminant par l’ordre fatidique : “Camarade Commandant, exécutez la sentence.”

Les camions démarrèrent lentement, laissant les condamnés glisser dans le vide, se balançant au bout de leurs cordes. La foule explosa. Ce n’était pas seulement des cris de joie, mais un hurlement cathartique, une libération après des années de terreur silencieuse.

La Vengeance des Béquilles

C’est alors que se produisit l’impensable, un détail que les livres d’histoire omettent souvent mais qui résume toute la douleur de cette époque. Alors que les corps des nazis pendaient, sans vie, la foule a brisé les cordons de sécurité.

Parmi eux se trouvaient de nombreux invalides de guerre et des civils mutilés par l’occupation. Incapables de marcher sans aide, ils s’avancèrent vers les potences. Utilisant leurs béquilles comme des armes, ils commencèrent à frapper les cadavres suspendus. C’était une scène d’une violence inouïe, mais d’une justice symbolique puissante. Ces hommes et ces femmes, brisés physiquement par le régime nazi, utilisaient les instruments mêmes de leur handicap pour battre ceux qui avaient tenté de les anéantir.

Un Avertissement pour l’Histoire

D’autres responsables, comme Paul Blobel, furent jugés plus tard à Nuremberg et pendus en 1951. Friedrich Jeckeln fut exécuté à Riga devant 4 000 personnes. Mais l’image de Kiev reste unique.

Le massacre de Babi Yar et l’exécution qui a suivi ne sont pas seulement des chapitres d’un livre d’histoire. Ils sont un miroir tendu à l’humanité, montrant à quelle vitesse une société civilisée peut sombrer dans la barbarie, et avec quelle férocité la justice peut frapper en retour. Aujourd’hui, alors que des missiles frappent à nouveau près du mémorial de Babi Yar dans le conflit actuel, le souvenir de ces événements résonne comme un avertissement éternel : l’oubli est le complice de la tyrannie.

Ces événements nous rappellent que si les bourreaux peuvent tuer par milliers, ils ne peuvent jamais tuer la mémoire, ni échapper indéfiniment à la colère des justes.

Related Posts

Our Privacy policy

https://cgnewslite.com - © 2025 News