
Berlin, avril 1945. La capitale du Reich millénaire n’est plus qu’un squelette de béton calciné. Le ciel est obscurci par la fumée des incendies, et le sol tremble sous le pilonnage incessant de l’artillerie soviétique. Pourtant, à plusieurs mètres sous terre, dans l’atmosphère viciée et claustrophobe du Führerbunker, le champagne coule encore. C’est ici, dans ce huis clos surréaliste, que se joue l’acte final de l’une des tragédies les plus sombres de l’humanité. Mais cette histoire n’est pas seulement celle des hommes qui ont mis le monde à feu et à sang ; c’est aussi celle de leurs femmes. Eva Braun, Magda Goebbels, Emmy Göring : trois figures, trois destins, unis par une loyauté fanatique et une fin brutale.
Eva Braun : La mariée de la mort
Longtemps restée dans l’ombre, cachée au peuple allemand qui ignorait jusqu’à son existence, Eva Braun a choisi de sortir de la coulisse pour entrer dans l’histoire au moment précis où le rideau tombait. Contre tout bon sens, elle quitte la sécurité relative de Munich pour rejoindre Berlin assiégée. Ce n’était pas un acte de naïveté, mais une décision froide et calculée. Elle ne venait pas pour vivre, mais pour mourir.
Dans le bunker, alors que les murs tremblent sous les bombes, Eva maintient une façade de normalité terrifiante. Elle change de tenue plusieurs fois par jour, se pomponne, et organise des soirées improvisées où l’alcool aide à oublier l’odeur de la mort qui rôde. Elle réprimande même Hitler s’il a une tache sur son uniforme, comme si les apparences pouvaient encore sauver quoi que ce soit.
La nuit du 28 avril marque l’apogée de ce théâtre de l’absurde. Alors que les chars russes ne sont qu’à quelques centaines de mètres, un fonctionnaire est traîné dans le bunker pour officialiser un mariage. Eva Braun devient enfin Eva Hitler. Sur le certificat de mariage, elle commence à signer “B” pour Braun, s’arrête, barre la lettre, et écrit “Hitler”. Ce triomphe personnel ne durera que quelques heures. Le lendemain après-midi, le couple se retire. Un coup de feu, une odeur d’amandes amères. Leurs corps sont brûlés dans un cratère d’obus, réduits en cendres, tout comme le rêve monstrueux qu’ils avaient partagé.
Magda Goebbels : La Médée du nazisme
Si la fin d’Eva Braun relève d’un romantisme macabre, celle de Magda Goebbels plonge dans l’horreur absolue. Épouse du ministre de la Propagande, elle est la “mère modèle” du Reich. Mais derrière cette image se cache un fanatisme d’acier.

Plusieurs opportunités de fuite s’offrent à elle. Albert Speer, des aviateurs, et même Hitler lui-même l’implorent de sauver ses six enfants. “Emmenez-les loin d’ici”, lui dit-on. Mais Magda refuse. Sa justification, consignée dans une lettre bouleversante à son fils aîné Harald (issu d’un premier mariage et prisonnier de guerre), fait froid dans le dos : “Le monde qui viendra après le Führer et le national-socialisme ne vaut plus la peine d’être vécu.”
Dans le bunker, les six enfants Goebbels – Helga, Hilde, Helmut, Holde, Hedda et Heide – jouent, inconscients de leur sort, bien que l’aînée, Helga, sente la terreur de sa mère. Le 1er mai, Magda accomplit l’impensable. Avec l’aide d’un médecin SS, elle drogue ses propres enfants avec de la morphine. Une fois endormis, elle leur brise une capsule de cyanure dans la bouche, un par un.
Elle sort de la chambre, le visage ravagé mais sec, ayant sacrifié sa chair et son sang sur l’autel de son idéologie. Quelques instants plus tard, elle et Joseph Goebbels montent dans le jardin de la Chancellerie. Il se tire une balle ; elle prend du poison. Ils ne voulaient pas survivre à leurs dieux.
Emmy Göring : La trahison ultime
Loin de l’enfer berlinois, dans les Alpes bavaroises, Emmy Göring vit une tout autre forme de terreur. Son mari, Hermann, autrefois l’homme le plus puissant après Hitler, est tombé en disgrâce. Pour avoir osé proposer de prendre le commandement alors que Hitler était encerclé, il est accusé de haute trahison.
Emmy ne fait pas face aux Russes, mais aux SS de son propre camp. Arrêtée, isolée, elle vit dans la peur constante que Hitler ordonne l’exécution de sa famille – y compris de sa petite fille, Edda – avant la fin de la guerre. C’est une ironie cruelle : la “Première Dame” du régime est devenue sa prisonnière.
Leur salut ne viendra pas de la clémence nazie, mais de l’arrivée des Américains. Pourtant, la libération n’est qu’un mirage. Hermann Göring sera jugé à Nuremberg. Jusqu’au bout, Emmy restera fidèle, espérant un miracle. Mais Hermann, refusant la pendaison, se suicide dans sa cellule avec une capsule de cyanure cachée, la laissant seule face à la misère, au déshonneur et à une vie de paria.
Une fin sans gloire
Ces femmes n’étaient pas de simples spectatrices. Eva, Magda et Emmy ont navigué au cœur du pouvoir, profitant des privilèges d’un régime criminel jusqu’à ce que celui-ci s’effondre sur elles.
Leur histoire n’est pas celle de victimes, mais celle de choix délibérés. Eva a choisi le suicide par amour aveugle. Magda a choisi l’infanticide par fanatisme idéologique. Emmy a choisi le déni jusqu’à la ruine.
Dans les ruines fumantes de Berlin, au printemps 1945, il ne restait aucune grandeur, seulement la laideur de la mort, l’odeur du poison et la tragédie de vies gâchées par une loyauté envers le mal absolu. Le “Reich de mille ans” s’est éteint non pas dans un éclat de gloire wagnérien, mais dans le silence sordide d’un bunker souterrain et les pleurs étouffés d’enfants trahis par leur propre mère.