
En avril 1945, alors que le printemps déferlait sur l’Europe, le Troisième Reich s’effondrait. Les soldats alliés pénétraient au cœur de l’Allemagne avec une mission de libération, mais ce qu’ils trouvèrent n’était pas des camps de prisonniers ordinaires. C’étaient des usines de mort. Dachau, Buchenwald, Bergen-Belsen… des noms gravés à jamais dans la conscience humaine comme des cicatrices indélébiles. On nous raconte souvent la joie débordante, les larmes de bonheur et les étreintes de la liberté au jour de la libération. Mais il existe un autre chapitre, sombre et brutal, qui s’est déroulé dès les premières heures et que l’histoire officielle évite souvent : La vengeance.
Quand l’enfer a ouvert ses portes : Le choc de Dachau
Le 29 avril 1945, la 45e division d’infanterie américaine entrait dans Dachau. Avant même d’apercevoir le portail, ils tombèrent sur le “train de la mort” – des dizaines de wagons remplis de milliers de corps en décomposition. L’odeur de la mort, dense, douceâtre et nauséabonde, s’accrochait aux uniformes, à la peau et à la mémoire de ces jeunes soldats. Ce choc psychologique a paralysé toute boussole morale.
En pénétrant à l’intérieur, face à des squelettes vivants en pyjamas rayés, aux yeux caves et vides, et aux crématoires encore tièdes, l’indignation a explosé. Les soldats américains, pourtant formés au respect de la Convention de Genève sur les prisonniers de guerre, se sont soudain retrouvés perdus entre le bien et le mal. Pour eux, ces hommes en uniforme SS n’étaient plus des soldats ennemis, mais des monstres à anéantir.
Puis, les coups de feu ont retenti. Dans la cour à charbon du camp, des dizaines de SS qui s’étaient rendus ont été alignés contre un mur. Dans un moment de perte de contrôle, une mitrailleuse a été actionnée. Pas d’ordre, pas de procès, juste une colère irrépressible. Les rapports estiment qu’entre 30 et 50 membres des SS furent exécutés sommairement cet après-midi-là. Un officier américain, témoin de la scène, s’écria : “Dieu a détruit Sodome parce qu’il y avait des choses si mauvaises qu’on ne pouvait permettre qu’elles existent”.
Le retournement de situation : Le soulèvement des “squelettes”
Mais la vengeance ne venait pas seulement des canons des libérateurs. Pour les plus de 30 000 prisonniers de Dachau, l’inversion des pouvoirs fut un séisme émotionnel. Ceux qui détenaient le droit de vie et de mort – les gardes SS et les Kapos (prisonniers à qui les nazis déléguaient la gestion) – se retrouvèrent soudain vulnérables et terrifiés.
La hiérarchie brutale s’est effondrée instantanément. Les émotions refoulées pendant des années – douleur, humiliation, rage – ont éclaté en une violence crue. Les Kapos, souvent plus haïs que les Allemands pour leur cruauté envers leurs semblables, sont devenus les premières cibles. Ils furent traînés hors des baraquements, battus à mort avec des pelles, des pioches ou tout ce qui tombait sous la main. Beaucoup furent pendus aux poutres, tandis que la foule hurlait, réclamant justice.
Les SS tentant de se déguiser en prisonniers pour s’enfuir furent rapidement démasqués. Leurs tatouages caractéristiques sous le bras et leurs visages, cauchemars de tant de nuits, ne pouvaient être cachés. À Dachau et Buchenwald, de nombreux soldats américains ont choisi de “regarder ailleurs”, voire de fournir discrètement des armes aux prisonniers pour qu’ils “règlent leurs comptes”. C’était une forme de justice primitive, féroce, mais profondément humaine dans un contexte inhumain.
Buchenwald et Bergen-Belsen : D’autres nuances du châtiment
Si à Dachau la violence fut spontanée et chaotique, à Buchenwald, elle fut plus organisée. Un réseau de résistance clandestin de prisonniers se préparait à ce jour depuis longtemps. Dès que les SS commencèrent à battre en retraite, ils prirent le contrôle des tours de garde, saisirent des armes et instituèrent des tribunaux populaires éclairs. Les sentences de mort furent exécutées immédiatement, mais basées sur des preuves et des témoignages, une façon pour les prisonniers de réaffirmer leur dignité et leur ordre moral.

Pendant ce temps, à Bergen-Belsen, surnommé “l’enfer sur terre” où le typhus faisait rage, l’armée britannique appliqua un autre type de châtiment. Au lieu d’exécutions, ils forcèrent les SS – hommes et femmes – à décharger et enterrer à mains nues des milliers de cadavres en putréfaction dans des fosses communes. Interdiction de porter des gants ou des protections ; ils devaient faire face directement aux conséquences de leurs crimes. Beaucoup de gardes SS moururent par la suite du typhus contracté au contact des corps. Ce fut une punition psychologique et physique dévastatrice, obligeant les bourreaux à goûter à une fraction de la souffrance qu’ils avaient infligée.
Le silence de l’histoire et la “Zone Grise” morale
Pourquoi ces récits sont-ils restés dans l’ombre pendant des décennies ? La réponse réside dans la complexité morale et politique. Après la guerre, le monde avait besoin d’un récit clair opposant les “Héros” aux “Méchants”. L’image de soldats alliés ou de victimes juives participant à des exécutions sanglantes brouillait cette ligne.
Le général George S. Patton, en recevant le rapport d’enquête sur le massacre des SS à Dachau, l’a déchiré et jeté à la poubelle. Sa position était claire : dans un monde totalement renversé, on ne peut utiliser les normes morales habituelles pour juger ceux qui viennent de sortir de l’enfer. La justice légale a dû céder le pas à une justice émotionnelle plus primitive.
Ces actes existent dans ce que Primo Levi appelait la “Zone Grise” – où la frontière entre le juste et l’injuste, entre la victime et le bourreau, devient floue. Pour les prisonniers, tuer l’ennemi n’était pas seulement une vengeance, mais le premier acte de liberté, la seule façon de prouver qu’ils étaient encore des êtres humains capables d’agir, et non des objets dont le destin était scellé.
Soixante-quinze ans ont passé, et la poussière du temps retombe. Reconnaître ces actes de représailles brutales ne diminue pas la légitimité de la lutte contre le fascisme, ni ne met sur un pied d’égalité les victimes et les bourreaux. Au contraire, cela nous aide à comprendre pleinement la nature humaine. Dans les circonstances les plus extrêmes, le vernis de la civilisation est fragile, et la soif de justice – même sous sa forme la plus cruelle – reste un instinct brûlant. L’histoire n’est pas faite que de noir et de blanc, et c’est dans ces nuances de gris que la leçon d’humanité apparaît le plus clairement.