« Neuf minutes », c’était pire que la mort — le temps qu’un soldat allemand passait avec chaque prisonnier français dans la cellule numéro 6.

J’avais 20 ans lorsque j’ai appris une vérité que personne ne devrait jamais connaître : le corps humain, avec toute sa complexité et sa sacralité, peut être réduit à un simple chronomètre. Je ne parle pas ici de métaphore littéraire ou d’abstraction philosophique. Je parle d’une réalité littérale, mécanique, froide. Neuf minutes. C’était le temps précis, calculé par une bureaucratie sans visage, accordé à chaque soldat allemand avant que la prisonnière suivante ne soit appelée. Il n’y avait pas d’horloge accrochée aux murs décrépits de la chambre 6, aucun cadran visible pour nous avertir, et pourtant, nous savions toutes, avec une exactitude qui nous glaçait le sang, quand ces minutes s’achevaient. Le corps apprend à compter le temps bien plus vite que l’esprit, surtout lorsque l’esprit a déjà renoncé pour ne pas sombrer.
Je m’appelle Élise Martilleux. Aujourd’hui, à l’aube de mes 86 ans, c’est la première fois que j’accepte de prononcer ces mots à voix haute, de décrire ce qui s’est réellement passé dans ce bâtiment administratif reconverti en secteur de détention aux abords de Compiègne, entre avril et août 1943. Les registres officiels sont muets ou menteurs ; ils parlent d’un « centre de tri », d’un point de passage. Mais nous, celles qui avons vécu derrière ces murs gris, nous connaissons la vérité.
L’Arrestation et la Descente aux Enfers
Tout a commencé le 12 avril 1943, à Senlis. J’étais une jeune fille ordinaire, naïve, croyant que si je baissais la tête, la guerre m’épargnerait. Trois soldats de la Wehrmacht ont brisé cette illusion au petit matin. Ma mère avait été dénoncée pour un poste de radio clandestin que nous n’avions jamais possédé. Dans ces temps sombres, la vérité n’était plus une défense. Ils m’ont emmenée simplement parce que j’étais là, parce que mon nom figurait sur une liste rédigée dans un bureau froid.

Arrivées à Compiègne, ma mère et moi avons été séparées. Elle au deuxième étage, moi au rez-de-chaussée. Je ne l’ai plus jamais revue. Elle est morte du typhus trois semaines plus tard, seule. Mais à ce moment-là, alors que la lourde porte se refermait, je croyais encore aux retrouvailles. Je ne savais pas que le véritable cauchemar ne faisait que commencer.
On m’a placée dans une salle avec douze autres jeunes femmes, âgées de 18 à 25 ans. L’atmosphère était lourde d’une angoisse indéfinissable jusqu’à ce qu’un officier allemand entre. Sa voix était calme, administrative, terrifiante de banalité. Il nous a expliqué que le bâtiment servait de « point d’appui logistique » pour les troupes partant vers le front de l’Est. Il a dit que ces hommes avaient besoin de repos et de « soutien moral ». Il a précisé les rotations. Il a mentionné la chambre 6.
Personne n’a posé de questions. Le silence qui a suivi son départ était plus violent qu’un cri. Nous avions compris que nous n’étions plus des êtres humains, mais des fonctions logistiques.
La Mécanique de la Déshumanisation
La première fois que mon nom a été appelé, c’était un mardi. Le couloir sentait l’humidité et la sueur froide. La chambre 6 était banale : un lit de fer, une chaise, une fenêtre condamnée. Mais l’odeur… un mélange de peur rance et de quelque chose d’ancien. Le soldat m’a ordonné de me déshabiller. À cet instant, je me suis dissociée. J’étais au plafond, regardant cette jeune fille de 20 ans obéir.
Ce que je peux dire, c’est que les 9 minutes n’étaient pas une estimation, c’était une règle inviolable. Un garde frappait, le soldat partait, un autre entrait. Ce jour-là, j’ai compté sept soldats. 63 minutes au total qui ont duré une éternité.
Mais le pire n’était pas l’acte lui-même. C’était l’attente. Entendre les pas dans le couloir, le cœur qui s’arrête, et cette honte terrible, corrosive, de ressentir du soulagement quand ce n’était pas votre nom qui était appelé. Ils voulaient détruire notre solidarité, nous réduire à des animaux terrifiés ne pensant qu’à leur propre survie immédiate.
La Résistance par le Récit
C’est là qu’intervient Simone. Étudiante en philosophie à la Sorbonne avant la guerre, elle avait un regard qui ne cédait jamais. Un soir, alors que nous étions brisées, elle s’est assise au centre de la pièce et a dit : « Ils peuvent prendre nos corps, mais il y a une chose qu’ils ne peuvent pas prendre : ce que nous choisissons de garder à l’intérieur de nous. »
Simone a instauré un rituel. Chaque soir, nous devions raconter non pas notre vie ici, mais notre « vraie » vie. Celle d’avant. Marguerite, 17 ans, nous parlait de ses baignades en Bretagne. Thérèse récitait les poèmes de Verlaine que son mari lui lisait. Louise chantait les berceuses de sa grand-mère. Et moi, je racontais la forge de mon père. Je décrivais le métal rougeoyant, malléable mais résistant. Je me rappelais les mots de mon père : « Le fer a une mémoire. Même tordu, on peut le reforger. »

Ces cercles du soir sont devenus notre acte de résistance. Dans la chambre 6, ils nous détruisaient. Dans la salle commune, nous nous reconstruisions, histoire après histoire. Nous refusions d’être réduites à ce qu’ils faisaient de nous.
La Banalité du Mal et l’Anomalie
Un jour, l’inattendu s’est produit. Un soldat est entré dans la chambre 6 et… il s’est simplement assis. Il n’a rien fait. Il est resté silencieux pendant ses 9 minutes. Il est revenu le lendemain, et le surlendemain. Au cinquième jour, il a parlé. Il s’est excusé. Il m’a parlé de sa sœur, de l’horreur du front de l’Est. Il était brisé, lui aussi, pris dans un engrenage monstrueux.
Je ne lui ai jamais pardonné — l’impardonnable ne se pardonne pas. Mais j’ai compris ce que Simone appelait, citant Arendt, la « banalité du mal ». Ce n’étaient pas toujours des monstres, mais des hommes ordinaires qui avaient cessé de penser, qui obéissaient, qui laissaient le système les broyer pour en broyer d’autres. Cette réalisation ne m’a pas apaisée, mais elle m’a donné une perspective vertigineuse sur la condition humaine.
Le Poids du Silence et le Devoir de Mémoireem
À la libération, je suis rentrée à Senlis, mais ma vie d’avant n’existait plus. Ma maison avait été pillée, mes parents étaient morts. J’ai tenté de reconstruire une vie. J’ai épousé Henry, un homme bon qui ne posait pas de questions. J’ai eu des enfants que j’ai aimés éperdument. Mais une partie de moi est restée bloquée en 1943. Je ne souriais jamais vraiment. Comment expliquer à ma fille que mon vrai sourire était resté dans un couloir gris ?
Pendant 64 ans, je me suis tue. Je pensais que le silence ferait disparaître la douleur. J’avais tort. Le temps n’efface rien, il ne fait qu’enterrer. C’est la visite d’une jeune historienne, Claire Dufresne, en 2009, qui a tout changé. Elle m’a convaincue que si je ne parlais pas, c’était comme si Marguerite, Thérèse et Simone n’avaient jamais existé.
J’ai témoigné pour elles. Pour dire qu’elles ont été là, qu’elles ont souffert, mais qu’elles ont aussi résisté de la manière la plus noble qui soit : en restant humaines.
Aujourd’hui, si vous lisez ces lignes, c’est que le silence a échoué. Les 9 minutes de la chambre 6 ne sont pas effacées. Nous ne sommes pas seulement ce qui nous arrive ; nous sommes ce que nous choisissons de transmettre. Et tant qu’il y aura des gens pour écouter, pour se souvenir, la victoire de ces bourreaux ne sera jamais complète. N’oubliez jamais qu’au cœur des ténèbres, la lumière d’un simple souvenir partagé peut suffire à sauver une âme.