Abandonnée de tous, la fille handicapée du colonel fut confiée à un esclave… qui commit un acte pire que la mort.

Le colonel Beau regard regardait sa fille Marguerite avec un mélange de dégoût et de désespoir. À dix-neuf ans, elle était toujours célibataire, ses jambes atrophiées ayant fait fuir tous les prétendants békés de Saint-Domingue. Aucun homme respectable ne voudra jamais d’une infirme, cracha-t-il ce matin de mai 1789. Puisque tu es inutile à notre rang, je te donne à Baptiste. Au moins, un esclave saura te traiter selon ta vraie valeur. Mais ce que le colonel ignorait, c’est que cette décision cruelle allait transformer sa fille rejetée en l’une des figures les plus extraordinaires de la révolution haïtienne. Car Baptiste, loin de l’humilier davantage, allait lui offrir quelque chose qu’aucun homme blanc ne lui avait jamais donné : le respect, la tendresse et un amour qui transcendrait toutes les barrières de race et de classe. Comment une jeune femme handicapée, méprisée par sa propre famille, allait-elle devenir la stratège militaire qui terroriserait les planteurs de Saint-Domingue ? Comment l’amour d’un esclave allait-il révéler en elle une force qu’elle ne soupçonnait pas ? Cette histoire vraie nous plonge au cœur des contradictions de la société coloniale où l’humanité pouvait naître des situations les plus désespérées.

Habitation Beau Regard, Les Cayes, Saint-Domingue, 1770. Marguerite de Beau Regard naquit par une nuit d’orage tropical dans des circonstances qui marquèrent à jamais son destin. Sa mère, Madame Isabelle de Beau Regard, était en travail depuis plus de vingt heures quand les complications survinrent. L’enfant se présentait mal. Le cordon ombilical s’était enroulé autour de ses jambes, coupant la circulation sanguine. Poussez madame, l’enfant arrive, criait Mama Herzulie, la sage-femme esclave qui assistait l’accouchement. Mais quand Marguerite vint finalement au monde, le silence qui s’abattit sur la chambre était éloquent. Ses jambes, privées d’oxygène pendant des heures, étaient atrophiées, déformées, manifestement inutilisables. Le colonel Beau regard, qui attendait dans le salon en fumant ses cigares cubains, accourut en entendant les pleurs de l’enfant. Quand il découvrit l’état de sa fille, son visage se décomposa. Mon Dieu, murmura-t-il, qu’est-ce que c’est que cette chose ? C’est votre fille, colonel, répondit courageusement Mama Herzulie. Elle est vivante, elle respire bien, elle a juste… Elle a des jambes de monstre ! explosa Beau regard. Comment vais-je expliquer cela à mes amis ? Comment vais-je marier une infirme ? Madame Isabelle, épuisée par l’accouchement, regardait sa fille avec un mélange de tendresse et d’effroi. Elle avait tant rêvé d’une petite fille parfaite qu’elle pourrait habiller de robes somptueuses, présenter dans les salons et marier avantageusement. Peut-être qu’elle guérira en grandissant, dit-elle faiblement. Les jambes ne repoussent pas madame, répliqua sèchement le médecin français appelé en urgence. Cet enfant restera infirme toute sa vie. Cette déclaration scella le sort de Marguerite. Dès sa naissance, elle fut considérée comme une honte familiale, un fardeau à cacher plutôt qu’une fille à chérir.

Les premières années de Marguerite furent marquées par l’isolement et le rejet. Ses parents, honteux de sa condition, la cachaient des visiteurs, évitaient de la mentionner dans leur correspondance et faisaient comme si elle n’existait pas lors des réceptions. Ne laissez pas sortir Marguerite quand nous avons des invités, ordonnait régulièrement Isabelle aux domestiques. Sa vue pourrait choquer nos hôtes. L’enfant grandit donc dans l’ombre de la grande maison, confinée dans sa chambre ou dans les jardins privés, loin des regards indiscrets. Ses seuls compagnons étaient les esclaves domestiques qui la traitaient avec plus de gentillesse que ses propres parents. Baptiste était l’un de ces esclaves. Né en 1764 sur la plantation même, il était le fils de Mama Herzulie, la sage-femme qui avait assisté la naissance de Marguerite. Élevé dans la grande maison comme domestique, il avait reçu une éducation rudimentaire. Il savait lire, écrire, compter et parlait un français correct. Dès l’enfance, Baptiste montra une compassion naturelle envers la petite fille handicapée. Quand elle pleurait dans sa chambre, abandonnée par ses parents, c’est lui qui venait la consoler. Quand elle tombait en tentant de marcher avec ses jambes déformées, c’est lui qui la relevait avec douceur. Pourquoi mes jambes ne marchent pas comme les autres ? demandait la petite Marguerite. Parce que Bondieu t’a faite différente, répondait Baptiste avec sa sagesse d’enfant. Mais différente ne veut pas dire moins bien. Tu as d’autres dons que les autres n’ont pas. Quel don ? Tu es plus intelligente que tous les enfants que je connais. Tu es plus gentille aussi, et tu as les plus beaux yeux de toute l’île. Ces conversations enfantines créèrent entre eux un lien particulier. Baptiste devint le protecteur naturel de Marguerite, celui qui la défendait contre les moqueries des autres enfants esclaves, qui l’aidait à se déplacer et qui lui apportait des fleurs pour égayer sa chambre.

Marguerite, de son côté, trouvait en Baptiste la tendresse que ses parents lui refusaient. Elle lui apprenait ce qu’elle savait du français raffiné, partageait avec lui les livres de sa bibliothèque et lui racontait les histoires que lui lisait parfois son précepteur. Cette amitié enfantine inquiétait le colonel Beau regard. Il ne faut pas que Marguerite s’attache trop à ce petit nègre, disait-il à sa femme. Elle doit comprendre sa place dans la société, même si cette place est limitée. Que voulez-vous dire ? Je veux dire qu’elle ne pourra jamais épouser un homme de notre rang. Aucun béké ne voudra d’une infirme. Il faudra peut-être la placer dans un couvent en France. Cette perspective horrifiait Isabelle. Envoyer sa fille unique dans un couvent français équivalait à l’enterrer vivante. Il doit bien y avoir une solution, murmurait-elle. Peut-être un veuf âgé ou un homme endetté qui accepterait une dot importante. Mais les années passant, il devint évident qu’aucun homme de la société coloniale n’accepterait d’épouser Marguerite. Sa beauté était indéniable : elle avait hérité des traits fins de sa mère et des yeux verts de son père, mais ses jambes atrophiées la rendaient invendable sur le marché matrimonial colonial.

À quinze ans, Marguerite était devenue une jeune femme remarquablement intelligente et cultivée. Privée d’activité physique, elle avait consacré tout son temps à la lecture et à l’étude. Elle parlait parfaitement français, latin et espagnol, connaissait l’histoire européenne mieux que la plupart des hommes de la colonie et s’intéressait aux sciences naturelles ainsi qu’à la philosophie. Mais cette intelligence ne faisait qu’aggraver sa situation. Les hommes de l’époque n’appréciaient pas les femmes trop cultivées, surtout quand elles étaient handicapées. Marguerite fait peur aux hommes, se plaignait Isabelle. Elle est trop intelligente, trop intense, et avec ses jambes… Elle nous fait honte, répliquait brutalement Beau regard. À dix-neuf ans, elle devrait être mariée et mère de famille. Au lieu de cela, elle traîne dans cette maison comme un fantôme. Baptiste, lui, avait grandi pour devenir un homme de vingt-cinq ans remarquable. Grand, musclé, d’une beauté saisissante malgré sa peau noire, il était devenu le majordome de confiance du colonel. Son intelligence naturelle, développée par des années d’observation et d’apprentissage, en faisait l’esclave le plus précieux de la plantation. Mais surtout, il avait conservé sa tendresse pour Marguerite. Maintenant qu’ils étaient adultes, leurs conversations avaient pris une profondeur nouvelle. Ils discutaient de philosophie, de littérature et des événements politiques qui agitaient l’Europe. Baptiste était le seul à traiter Marguerite comme une femme intelligente plutôt que comme une infirme à plaindre. Avez-vous lu les œuvres de Voltaire ? demandait Marguerite lors de leurs conversations secrètes dans la bibliothèque. Oui mademoiselle. Ces idées sur l’égalité des hommes sont troublantes. Troublantes comment ? Elles me font penser que peut-être la couleur de peau ne détermine pas la valeur d’un homme, que peut-être un esclave peut avoir autant d’intelligence qu’un maître, et qu’une femme handicapée peut avoir autant de valeur qu’une femme valide. Certainement mademoiselle. La valeur d’une personne ne se mesure pas à ses jambes, mais à son cœur et à son esprit. Ces conversations créaient entre eux une intimité dangereuse dans le contexte colonial. Marguerite commençait à voir en Baptiste non plus l’esclave de son enfance, mais un homme intelligent, sensible et attirant. Baptiste, de son côté, admirait cette femme courageuse qui refusait de se laisser abattre par son handicap. Mais ils savaient tous deux que ces sentiments naissants étaient impossibles. Elle était une békée, fille de colonel. Il était un esclave. Entre eux s’étendait un abîme de race et de classe que la société coloniale rendait infranchissable. Du moins le croyaient-ils, car en mai 1789, le colonel Beau regard allait prendre une décision qui changerait à jamais leur destin.

Mai 1789, le salon de l’habitation Beau Regard résonnait des éclats de voix du colonel et de sa femme. Depuis des mois, ils se disputaient au sujet de l’avenir de Marguerite et la situation devenait de plus en plus intenable. Dix-neuf ans Isabelle, dix-neuf ans et toujours célibataire ! tonnait le colonel en arpentant la pièce. Toutes ses contemporaines sont mariées et mères de famille. Elle, elle traîne dans cette maison comme un meuble encombrant. Que voulez-vous que j’y fasse ? répliquait Isabelle les larmes aux yeux. J’ai essayé de la présenter à tous les hommes disponibles de la colonie. Aucun ne veut d’elle parce qu’elle est défectueuse, parce qu’elle nous fait honte. Mes amis commencent à poser des questions. Hier encore, Beauharnais m’a demandé pourquoi ma fille ne se montrait jamais en société. Et qu’avez-vous répondu ? Que pouvais-je répondre ? Que ma fille unique est une infirme que personne ne veut épouser ? Que ma lignée s’arrêtera avec moi parce que j’ai engendré un monstre ? Ces mots cruels atteignirent Marguerite qui écoutait la conversation depuis le couloir. Elle avait l’habitude des remarques blessantes de son père, mais cette fois, quelque chose se brisa en elle. Elle réalisa qu’elle ne serait jamais rien d’autre qu’une honte pour sa famille.

Le lendemain, le colonel reçut la visite de son ami Montclaire, planteur prospère de la région. Mon cher Beau regard, dit Montclaire en sirotant son rhum, j’ai entendu dire que votre fille était toujours célibataire. N’avez-vous pas trouvé de parti convenable ? La situation est compliquée, répondit évasivement Beau regard. Compliquée comment ? Elle n’est pourtant pas laide d’après ce qu’on m’a dit. Beau regard hésita, puis décida de dire la vérité à son vieil ami. Elle est infirme Montclaire. Ses jambes ne fonctionnent pas. Aucun homme respectable ne veut d’elle. Montclaire siffla entre ses dents. Diable ! Voilà qui complique effectivement les choses. Mais vous ne pouvez pas la garder indéfiniment chez vous. Que comptez-vous faire ? Je ne sais pas. Isabelle refuse que je l’envoie dans un couvent. Mais je ne peux plus supporter cette situation. Cette fille me rappelle constamment mon échec. Votre échec ? J’ai échoué à engendrer un héritier mâle. J’ai échoué à donner naissance à une fille mariable. Ma lignée s’éteindra avec moi. Montclaire réfléchit un moment, puis eut une idée qui allait changer le cours de l’histoire. Et si vous la donniez à un de vos esclaves ? suggéra-t-il. Beau regard faillit s’étrangler avec son rhum. Pardon ? Je suis sérieux. Puisqu’aucun blanc ne veut d’elle, donnez-la à un esclave. Au moins, elle aura un homme et vous serez débarrassé du problème. Donner ma fille à un nègre ? Vous plaisantez ! Pas du tout. C’est une solution pratique. Choisissez votre esclave le plus fidèle, le plus civilisé. Faites-en une sorte de mariage. Votre fille aura un compagnon et vous pourrez dire qu’elle est casée. L’idée était monstrueuse, mais elle avait une logique perverse qui séduisit progressivement Beau regard. Après tout, si sa fille était inutile à son rang social, autant qu’elle serve à récompenser un bon esclave. Baptiste, murmura-t-il. Mon majordome Baptiste. Il est intelligent, fidèle, bien éduqué pour un nègre. Parfait ! Vous tuez deux oiseaux d’une pierre : vous vous débarrassez de votre fille et vous récompensez votre esclave le plus méritant.

Cette conversation scella le sort de Marguerite. Le soir même, Beau regard annonça sa décision à sa famille. J’ai trouvé une solution pour Marguerite, déclara-t-il pendant le dîner. Isabelle et Marguerite levèrent les yeux, pleines d’espoir. Je la donne à Baptiste. Le silence qui s’abattit sur la salle à manger était assourdissant. Isabelle laissa tomber sa fourchette. Marguerite devint livide. Vous plaisantez ? balbutia Isabelle. Pas du tout. Puisqu’aucun homme de notre rang ne veut d’elle, elle épousera un esclave. Au moins, elle aura un mari. Mais c’est impossible ! Elle est votre fille, une békée ! On ne peut pas la donner à un nègre ! On peut faire ce qu’on veut de sa propriété, répliqua froidement Beau regard. Et Marguerite est ma propriété au même titre que mes esclaves. Marguerite, qui n’avait encore rien dit, trouva enfin sa voix. Père, vous ne pouvez pas faire cela. Je suis votre fille, votre sang. Tu es une fille défectueuse qui me fait honte depuis dix-neuf ans. Baptiste est un bon esclave qui mérite une récompense. Vous vous convenez parfaitement. Mais que dira la société ? Que diront nos amis ? protesta Isabelle. Nous dirons que Marguerite s’est retirée dans une propriété isolée pour raison de santé. Personne ne saura qu’elle vit avec un esclave. Et si elle refuse ? Le regard de Beau regard se durcit. Elle n’a pas le choix. C’est ma décision finale.

Cette nuit-là, Marguerite pleura toutes les larmes de son corps. Non pas parce qu’elle était donnée à Baptiste — au contraire, cette perspective l’effrayait moins qu’elle n’aurait dû — mais parce que son père la traitait comme un objet dont on se débarrasse. Baptiste, lui, fut convoqué le lendemain matin dans le bureau du colonel. Baptiste, dit Beau regard, tu me sers fidèlement depuis quinze ans. Il est temps que je te récompense. Merci maître. Que puis-je faire pour vous ? Je te donne ma fille Marguerite comme épouse. Baptiste recula comme s’il avait reçu un coup de poing. Maître, je ne comprends pas. C’est pourtant simple. Ma fille ne peut pas épouser un homme de son rang à cause de son infirmité. Je te la donne. Tu en prendras soin. Tu la traiteras bien et, en échange, tu auras une épouse cultivée et particulière. Baptiste était abasourdi. Dans ses rêves les plus fous, il n’avait jamais imaginé pouvoir épouser Marguerite. Mais maintenant que cette possibilité lui était offerte, il réalisait l’énormité de la situation. Maître, si j’accepte, que se passera-t-il ? Tu vivras avec elle dans la petite maison du jardin. Vous serez mariés selon les coutumes esclaves. Tu continueras à travailler pour moi, mais tu auras ta propre famille. Et mademoiselle Marguerite, qu’en pense-t-elle ? Elle obéira comme une fille doit obéir à son père. Baptiste comprenait qu’il n’avait pas vraiment le choix. Refuser signifierait désobéir à son maître, ce qui pouvait lui valoir la vente ou pire. Accepter signifiait épouser la femme qu’il aimait secrètement depuis l’enfance, mais dans des circonstances humiliantes pour elle. J’accepte maître, mais je vous promets de traiter mademoiselle Marguerite avec tout le respect qu’elle mérite. Parfait. Le mariage aura lieu demain.

Le lendemain, dans une cérémonie pathétique qui se déroula dans le jardin de l’habitation, Marguerite de Beau Regard devint officiellement l’épouse de l’esclave Baptiste. Seuls étaient présents Isabelle en larmes, Papa Legba, le prêtre vaudou de la plantation, et quelques esclaves domestiques. Marguerite portait une robe simple, ses cheveux blonds tressés avec des fleurs tropicales. Baptiste avait revêtu ses plus beaux habits d’esclave. Tous deux étaient pâles, conscients de l’énormité de ce qui leur arrivait. Vous voilà mariés selon les coutumes de cette île, déclara Papa Legba après avoir prononcé les formules rituelles. Que les Loas vous protègent et vous donnent le bonheur. Beau regard donna symboliquement sa fille à Baptiste. Elle est à toi maintenant. Prends-en soin. Puis il tourna les talons et rentra dans la grande maison, suivi d’Isabelle qui sanglotait. Il venait de se débarrasser de sa fille comme on se débarrasse d’un meuble encombrant. Marguerite et Baptiste se retrouvèrent seuls dans le jardin, mari et femme malgré eux, unis par la volonté d’un homme qui les considérait tous deux comme sa propriété. Marguerite, dit doucement Baptiste, je sais que cette situation est difficile pour vous. Je vous promets de vous respecter. Vous n’avez rien à craindre de moi. Marguerite le regarda avec des yeux rougis par les larmes. Baptiste, je ne sais pas quoi dire. Mon père nous a jetés l’un vers l’autre comme des objets. Peut-être. Mais maintenant nous devons décider ce que nous voulons faire de cette situation. Que voulez-vous dire ? Je veux dire que nous pouvons subir ce mariage comme une punition, ou nous pouvons essayer d’en faire quelque chose de beau. Marguerite fut touchée par la sagesse et la gentillesse de cet homme qu’on venait de lui donner comme époux. Pour la première fois depuis l’annonce de son père, elle entrevit une lueur d’espoir. Comment ? demanda-t-elle. En apprenant à nous connaître vraiment, en nous respectant mutuellement, en construisant ensemble une vie qui vaille la peine d’être vécue.

Cette conversation marqua le début de leur vraie relation. Ils emménagèrent dans la petite maison du jardin, un bâtiment modeste mais confortable que Beau regard avait fait aménager pour eux. Les premiers jours furent difficiles. Marguerite devait s’habituer à vivre avec un homme, et un homme esclave de surcroît. Baptiste devait apprendre à cohabiter avec une femme de la haute société habituée au raffinement et aux privilèges. Mais progressivement, ils découvrirent qu’ils s’entendaient remarquablement bien. Leurs conversations d’enfance avaient créé entre eux une complicité qui facilita cette transition difficile. Baptiste se révéla un époux attentionné et délicat. Il comprenait les difficultés physiques de Marguerite et l’aidait sans jamais la faire se sentir diminuée. Il lui portait ses repas, l’aidait à se déplacer et aménageait leur maison pour qu’elle soit accessible. Marguerite, de son côté, découvrait les qualités exceptionnelles de son mari. Son intelligence, sa sensibilité et sa culture autodidacte la surprenaient chaque jour. Elle réalisait qu’elle avait épousé un homme remarquable que la société coloniale avait réduit en esclavage uniquement à cause de sa couleur de peau. Trois mois après leur mariage, quelque chose d’extraordinaire se produisit : ils tombèrent amoureux. Non pas de l’amour passionné des romans, mais de l’amour profond et durable qui naît de la connaissance mutuelle, du respect partagé et de la tendresse quotidienne. Et c’est alors que Baptiste décida de faire pour Marguerite quelque chose que personne n’avait jamais fait : il allait lui rendre sa dignité.

Août 1789. Trois mois après leur mariage forcé, la petite maison du jardin était devenue un havre de paix et de bonheur inattendu. Baptiste avait transformé cet espace modeste en un véritable cocon d’amour et de respect mutuel. Sa première initiative avait été de construire pour Marguerite une chaise roulante artisanale. Pendant des semaines, il avait travaillé le soir après ses journées de labeur, sculptant le bois, ajustant les roues et cousant le siège avec des tissus récupérés. Qu’est-ce que c’est ? avait demandé Marguerite quand il lui avait présenté son œuvre. C’est votre liberté, avait-il répondu simplement. Pour la première fois de sa vie, Marguerite pouvait se déplacer seule, sans aide, sans dépendre de personne. Cette chaise roulante lui ouvrait un monde nouveau. Elle pouvait explorer le jardin, se rendre à la rivière et visiter les cases des esclaves. Baptiste, lui dit-elle un soir les larmes aux yeux, vous m’avez rendu quelque chose que j’avais perdu depuis l’enfance. Quoi donc ? Ma dignité, mon autonomie, le sentiment d’être une femme à part entière. Cette reconnaissance émut profondément Baptiste. Il réalisait qu’en aidant Marguerite, il se libérait aussi lui-même des chaînes invisibles de l’esclavage. En la traitant comme une égale, il affirmait sa propre humanité. Leurs soirées étaient consacrées à l’éducation mutuelle. Marguerite enseignait à Baptiste le français raffiné, l’histoire européenne et les bonnes manières aristocratiques. Baptiste lui apprenait le créole, les traditions africaines et les secrets de la médecine naturelle. Répétez après moi, disait Marguerite : je vous saurais gré de bien vouloir considérer ma requête. Baptiste répétait consciencieusement, s’appliquant à reproduire l’accent aristocratique. Parfait ! Maintenant à votre tour de m’enseigner. Comment dit-on je vous aime en créole ? Mwen renmen ou, répondait Baptiste en souriant. Mwen renmen ou, répétait Marguerite. Et ces mots prenaient dans sa bouche une saveur nouvelle, plus authentique que tous les compliments français qu’elle avait pu entendre.

Mais leur plus belle réalisation fut la création d’une école secrète pour les esclaves de la plantation. Marguerite avait eu cette idée en voyant l’intelligence naturelle des enfants esclaves qui venaient jouer près de leur maison. Baptiste, dit-elle un jour, ces enfants sont aussi intelligents que n’importe quels enfants blancs. Pourquoi ne leur apprendrions-nous pas à lire ? Parce que c’est interdit Marguerite. Un esclave qui sait lire est un esclave dangereux. Justement ! Peut-être est-il temps qu’ils deviennent dangereux. Cette phrase marqua un tournant dans la personnalité de Marguerite. La jeune femme soumise et résignée laissait place à une rebelle qui questionnait l’ordre établi. Ils commencèrent discrètement avec trois enfants esclaves. Marguerite leur enseignait l’alphabet français, Baptiste leur apprenait à écrire en créole. Les leçons avaient lieu le soir, dans leur petite maison, à la lueur des chandelles. A, B, C… répétaient les enfants en chœur. Très bien ! Et maintenant, qui peut me dire ce que signifie le mot liberté ? Les petites mains se levaient, les yeux brillaient d’intelligence et de curiosité. Marguerite découvrait le bonheur d’enseigner, de transmettre, de voir naître la connaissance dans des esprits vierges. Rapidement, l’école secrète s’agrandit. D’autres enfants vinrent, puis des adultes. Marguerite utilisait sa position de fille du colonel pour protéger ses activités illégales. Si quelqu’un pose des questions, disait-elle aux esclaves, vous direz que vous venez m’aider dans mes travaux de broderie. Personne n’osera vérifier. Cette protection était précieuse car l’enseignement aux esclaves était passible de mort selon le Code Noir. Mais Marguerite avait perdu sa peur. Pour la première fois de sa vie, elle se sentait utile, nécessaire, respectée. Les esclaves l’appelaient Madame Marguerite avec une déférence sincère. Ils voyaient en elle non pas la fille du maître, mais la femme qui leur donnait les clés de la connaissance. Madame Marguerite, lui dit un jour Tijan, un enfant de huit ans particulièrement doué, quand je saurai bien lire, je pourrai lire la Bible ? Bien sûr Tijan. Et tu pourras lire bien d’autres livres aussi. Des livres qui parlent de liberté ? Marguerite regarda cet enfant aux yeux brillants d’intelligence et de rêve. Oui mon petit, des livres qui parlent de liberté. Cette conversation lui fit prendre conscience de l’impact révolutionnaire de leur école. Ils ne se contentaient pas d’enseigner la lecture, ils semaient les graines de la révolte.

Baptiste, lui, était devenu une figure respectée parmi les esclaves de la plantation. Son mariage avec la fille du maître lui donnait un statut particulier, mais c’était surtout sa sagesse et sa bonté qui lui valaient cette reconnaissance. Baptiste, lui dit un jour Papa Legba, le hougan de la plantation, tu as fait quelque chose d’extraordinaire. Tu as transformé une malédiction en bénédiction. Comment cela ? Le colonel t’a donné sa fille pour t’humilier, pour vous humilier tous les deux. Mais toi, tu as transformé cette humiliation en amour. Et maintenant vous enseignez à nos enfants. Vous leur donnez l’espoir. L’espoir de quoi ? L’espoir qu’un jour la couleur de peau ne déterminera plus le destin d’un homme. L’espoir qu’un jour nos enfants seront libres. Ces paroles touchèrent profondément Baptiste. Il réalisait qu’il était devenu malgré lui un symbole de résistance et d’espoir pour sa communauté. Pendant ce temps, la relation entre Marguerite et Baptiste évoluait vers un amour profond et sincère. Ils avaient appris à se connaître, à se respecter et à s’admirer mutuellement. Marguerite découvrait en Baptiste un homme d’une intelligence remarquable, d’une sensibilité exquise et d’une force morale exceptionnelle. Elle réalisait qu’elle avait épousé un homme bien supérieur à tous les békés qu’elle avait pu rencontrer. Baptiste admirait le courage de Marguerite, sa capacité à surmonter son handicap, son intelligence vive et sa générosité envers les esclaves. Il voyait en elle non pas la fille handicapée du colonel, mais une femme extraordinaire qui avait choisi l’amour plutôt que les préjugés. Un soir de novembre 1789, alors qu’ils corrigeaient ensemble les exercices de leurs élèves, Marguerite posa sa main sur celle de Baptiste. Baptiste ? dit-elle doucement. Je dois vous dire quelque chose. Quoi donc ? Mon cœur… je vous aime. Vraiment. Pas par résignation, pas par reconnaissance, mais par amour véritable. Baptiste sentit son cœur s’emballer. Il avait espéré ces mots sans oser y croire. Moi aussi je vous aime Marguerite, plus que ma propre vie. Ils s’embrassèrent pour la première fois tendrement, passionnément, scellant un amour qui défiait tous les codes de leur époque. Cette nuit-là, ils devinrent vraiment mari et femme, non plus par la volonté du colonel, mais par leur propre choix. Trois mois plus tard, Marguerite découvrit qu’elle était enceinte. Cette nouvelle la remplit d’une joie immense, mais aussi d’une inquiétude profonde. Comment son père réagirait-il en apprenant qu’elle portait l’enfant d’un esclave ? Comment la société coloniale accueillerait-elle cet enfant métis ? Baptiste, dit-elle en lui annonçant la nouvelle, j’ai peur. Peur de quoi ? Peur pour l’enfant, peur pour nous. N’ayez pas peur mon amour. Nous protégerons notre enfant. Nous lui donnerons tout l’amour du monde. Mais les autres… la société… mon père… Nous affronterons tout cela ensemble. Notre amour est plus fort que leurs préjugés. Marguerite voulait croire Baptiste, mais elle connaissait son père. Elle savait qu’il ne tolérerait jamais qu’elle donne naissance à un enfant métis. Et effectivement, quand Beau regard l’apprit, sa réaction fut terrible. La guerre était déclarée.

Février 1790. Le colonel Beau regard regardait sa fille avec un mélange de dégoût et d’incrédulité. Marguerite, assise dans sa chaise roulante face à lui, affichait une sérénité qui l’exaspérait. Son ventre commençait à s’arrondir, témoignage visible de ce qu’il considérait comme la plus grande humiliation de sa vie. Tu es enceinte ! dit-il d’une voix blanche. D’un nègre ! Je suis enceinte de mon mari, répondit calmement Marguerite. L’homme que vous m’avez vous-même donné. Je t’ai donné à cet esclave pour te débarrasser, pas pour que tu me fasses la honte de porter son bâtard ! Cet enfant n’est pas un bâtard, c’est votre petit-fils. Beau regard explosa. Mon petit-fils ? Ce métis ne sera jamais mon petit-fils ! Il ne sera rien d’autre qu’un esclave de plus dans ma plantation. Vous vous trompez père. Cet enfant sera libre. Je m’en assurerai. Tu ne t’assureras de rien du tout ! Dès sa naissance, cet enfant sera vendu et, quant à toi, tu iras finir tes jours dans un couvent en France. Non, dit Marguerite avec une fermeté qui surprit son père. Je ne vous laisserai pas faire cela. Tu ne me laisseras pas ? Tu oublies qui tu es. Tu es ma fille, ma propriété. Tu feras ce que je décide. Je ne suis plus votre propriété. Je suis la femme de Baptiste et la mère de son enfant, et je défendrai ma famille. Cette déclaration marqua la rupture définitive entre Marguerite et son père. Pour la première fois de sa vie, elle lui tenait tête, refusait de se soumettre à sa volonté. Beau regard quitta la petite maison en claquant la porte, mais il n’en avait pas fini avec sa fille rebelle. Le lendemain, il convoqua Baptiste dans son bureau. Approche-toi nègre, dit-il d’une voix glaciale. Baptiste s’avança, conscient du danger. Il avait vu la fureur du colonel la veille et s’attendait au pire. Tu as osé engrosser ma fille ? Maître, Marguerite est mon épouse. C’est naturel que… Silence ! Tu as profité de la situation pour humilier ma famille. Tu as transformé ma fille en mère de métis. Maître, je n’ai jamais voulu humilier personne. J’aime Marguerite et elle m’aime. Notre enfant sera le fruit de cet amour. Amour ? Tu parles d’amour ? Un esclave ne peut pas aimer une blanche. Tu l’as violée ! Oui, tu as abusé de sa faiblesse ! Non maître. Marguerite et moi nous aimons sincèrement. Elle est heureuse avec moi. Heureuse ? Ma fille ne peut pas être heureuse avec un nègre. Tu l’as ensorcelée avec tes pratiques vaudou ! Beau regard se dirigea vers son armoire et en sortit un fouet. Tu vas payer pour ton insolence, et après tu seras castré et vendu aux galères. Baptiste recula, horrifié. La castration était le châtiment ultime, celui qui transformait un homme en animal. Maître pitié ! Je n’ai rien fait de mal ! J’ai épousé votre fille selon votre volonté ! Ma volonté était que tu la gardes, pas que tu la déshonores ! Maintenant tu vas payer ! Beau regard leva son fouet, mais avant qu’il puisse frapper, la porte du bureau s’ouvrit violemment. Marguerite entra, poussant sa chaise roulante avec une énergie farouche. Père, arrêtez immédiatement ! Sors d’ici Marguerite ! Cela ne te regarde pas ! Cela me regarde entièrement. Vous vous apprêtez à torturer mon mari. Cet esclave n’est pas ton mari, c’est ma propriété et je fais ce que je veux de ma propriété ! Si vous touchez à Baptiste, je révèle tout. Beau regard s’arrêta net. Tu révèles quoi ? Vos crimes de guerre, vos massacres d’esclaves innocents, vos détournements de fonds militaires, vos trafics d’armes avec les pirates. Le visage de Beau regard devint livide. Comment sa fille connaissait-elle ses secrets ? Tu n’oserais pas. Détrompez-vous. J’ai tout entendu, tout mémorisé. Pendant des années, vous avez parlé de vos affaires devant moi, pensant que j’étais trop stupide pour comprendre. Mais j’ai tout retenu. Marguerite sortit de son sac une liasse de papiers. J’ai même écrit vos confessions : dates, lieux, témoins. Tout y est. Si vous faites du mal à Baptiste, ces documents iront directement au gouverneur. Beau regard était abasourdi. Sa fille handicapée qu’il avait toujours méprisée venait de le prendre en otage avec ses propres crimes. Tu ne ferais pas cela à ton propre père ? Vous avez cessé d’être mon père le jour où vous m’avez donnée comme un objet. Maintenant, vous allez laisser Baptiste tranquille ou j’assume les conséquences de mes révélations. Et si j’accepte, que veux-tu en échange ? La liberté. Pour Baptiste, pour moi, pour notre enfant à naître. Nous partirons de cette plantation et vous ne nous reverrez jamais. Beau regard réfléchit rapidement. Les accusations de sa fille pouvaient le détruire socialement et politiquement. Mieux valait accepter ses conditions. D’accord, dit-il finalement. Mais vous partez immédiatement. Et si jamais vous revenez, je vous fais tuer tous les deux. Marché conclu, répondit Marguerite.

Cette négociation marqua la libération de Marguerite et Baptiste. Pour la première fois de leur vie, ils étaient libres de leurs choix, de leurs mouvements, de leur avenir. Ils quittèrent l’habitation Beau Regard le soir même, emportant leurs maigres affaires et les économies secrètes que Baptiste avait accumulées au fil des ans. Marguerite avait aussi pris quelques bijoux de famille qu’elle comptait vendre pour financer leur nouvelle vie. Leur destination était les montagnes du sud où vivaient les marrons, ces esclaves fugitifs qui avaient créé des communautés libres dans les hauteurs inaccessibles de l’île. Le voyage fut difficile pour Marguerite, enceinte et handicapée, mais Baptiste avait adapté sa chaise roulante pour les terrains difficiles et ils progressèrent lentement mais sûrement vers leur refuge. Au bout de trois jours de marche, ils atteignirent le camp de marrons dirigé par un ancien esclave nommé Macandal. C’était un homme impressionnant, borgne et manchot, mais d’une autorité naturelle qui imposait le respect. Qui êtes-vous ? demanda-t-il en les voyant arriver. Je suis Baptiste, ancien esclave de l’habitation Beau Regard. Voici ma femme Marguerite. Une blanche ? Macandal fronça les sourcils. Qu’est-ce qu’une blanche fait ici ? Elle a choisi la liberté plutôt que l’oppression, répondit Baptiste. Elle a renoncé à ses privilèges pour vivre avec moi. Marguerite prit la parole : Monsieur Macandal, je sais que ma présence peut vous paraître suspecte, mais je vous jure que je suis sincère. J’ai épousé Baptiste par amour. J’ai enseigné à lire aux esclaves de la plantation et j’ai défié mon père pour protéger mon mari. Macandal l’observa longuement, jaugeant sa sincérité. Vous savez lire et écrire parfaitement ? En français, en latin, en espagnol. Et vous accepteriiez d’enseigner à nos enfants ? Avec joie. Et vous Baptiste, quelles sont vos compétences ? Je sais organiser, administrer, négocier. J’ai géré une plantation pendant des années. Macandal sourit pour la première fois. Bienvenue chez les marrons. Nous avons besoin de gens comme vous.

C’est ainsi que Marguerite et Baptiste intégrèrent la communauté des esclaves fugitifs. Marguerite devint l’institutrice du camp, enseignant aux enfants et aux adultes. Baptiste devint l’un des lieutenants de Macandal, organisant la logistique et les opérations. Mais leur plus grande contribution fut stratégique. Marguerite, grâce à son éducation militaire reçue de son père, apporta aux marrons des connaissances tactiques précieuses. Elle leur enseigna l’art de la guerre, la stratégie et l’organisation militaire. Pour vaincre les blancs, expliquait-elle lors des conseils de guerre, il faut penser comme eux, connaître leurs faiblesses, anticiper leurs mouvements, frapper où ils ne s’y attendent pas. Ces connaissances transformèrent les marrons de simples fugitifs en véritables forces militaires. Sous la direction stratégique de Marguerite et l’organisation de Baptiste, ils lancèrent une série d’attaques coordonnées contre les plantations de la région. En juin 1790, Marguerite donna naissance à des jumeaux, un garçon et une fille métis magnifiques qui incarnaient l’union de deux mondes. Baptiste pleura de joie en tenant ses enfants dans ses bras. Comment allons-nous les appeler ? demanda-t-il. Le garçon s’appellera Toussaint, comme le grand leader qui se lève, répondit Marguerite. Et la fille, Liberté, car elle est née libre. Ces naissances renforcèrent encore la détermination de Marguerite et Baptiste. Ils se battaient maintenant non seulement pour leur propre liberté, mais pour l’avenir de leurs enfants. Mais leur bonheur fut de courte durée car en 1791, la révolution haïtienne éclata, et avec elle une guerre totale qui allait mettre à l’épreuve leur amour et leur courage.

Août 1791. La révolution haïtienne venait d’éclater avec la cérémonie du Bois-Caïman. Dans tout Saint-Domingue, les plantations brûlaient. Les esclaves se soulevaient et l’ordre colonial s’effondrait dans le sang et les flammes. Dans les montagnes du sud, le camp de marrons dirigé par Macandal était devenu un véritable quartier général révolutionnaire. Marguerite, maintenant âgée de vingt et un ans, était devenue une figure respectée parmi les insurgés. Malgré son handicap, ou peut-être à cause de lui, elle avait développé une intelligence stratégique remarquable qui compensait largement ses limitations physiques. Mes frères, déclara-t-elle lors d’un conseil de guerre, nous ne devons pas nous contenter d’attaques isolées. Il faut coordonner nos actions avec les autres groupes révolutionnaires de l’île. Comment faire ? demanda l’un des hommes. Nous sommes isolés dans ces montagnes. J’ai une idée, répondit Marguerite en déployant une carte qu’elle avait dessinée. Mon père m’a enseigné la géographie militaire de l’île. Je connais tous les passages secrets, toutes les routes cachées. Nous pouvons établir un réseau de communication entre tous les camps de marrons. Cette proposition révolutionna la stratégie révolutionnaire. Marguerite organisa un système de messagers qui reliait les différents foyers de résistance, permettant de coordonner les attaques et de partager les informations. Baptiste, lui, était devenu le maître logisticien de la révolution dans leur région. Il organisait l’approvisionnement en armes, en nourriture et en médicaments. Son expérience de la gestion d’une plantation lui servait maintenant à gérer une armée révolutionnaire. Baptiste, lui dit un jour Macandal, tu es l’homme le plus précieux de notre mouvement. Sans toi, nous serions encore des fugitifs désorganisés. Sans Marguerite vous voulez dire. C’est elle qui nous a appris à penser en stratèges plutôt qu’en guerriers. Vous formez une équipe remarquable, l’intelligence et l’organisation au service de la liberté.

Effectivement, le couple était devenu indispensable au mouvement révolutionnaire. Marguerite planifiait les opérations, Baptiste les organisait, et ensemble ils transformaient les rêves de liberté en réalité concrète. Leur première grande victoire eut lieu en octobre 1791 avec l’attaque coordonnée de trois plantations simultanément. Marguerite avait étudié les habitudes des planteurs, identifié leurs faiblesses et choisi le moment optimal. L’habitation du Bois sera attaquée à l’aube, expliquait-elle à ses lieutenants. Pendant ce temps, un second groupe frappera l’habitation Montclaire et un troisième l’habitation Beau regard. L’habitation de votre père ? s’étonna l’un des combattants. Mon père a cessé d’exister pour moi le jour où il m’a traitée comme un objet, répondit froidement Marguerite. Beau regard est maintenant un ennemi comme les autres. L’attaque fut un succès total. Les trois plantations furent reprises, leurs esclaves libérés et leurs maîtres capturés. Marguerite avait prouvé que son intelligence stratégique pouvait rivaliser avec celle des meilleurs officiers coloniaux. Mais cette victoire eut un coût personnel terrible : parmi les prisonniers de l’habitation Beau regard se trouvait son propre père, le colonel qui l’avait rejetée. Marguerite, dit Beau regard en la voyant dans sa chaise roulante au milieu des révolutionnaires, ma propre fille… comment as-tu pu faire cela ? J’ai fait ce que vous m’avez appris père. J’ai choisi mon camp. Ton camp ? Tu es une békée ! Tu ne peux pas te battre contre ta propre race ! Ma race, c’est celle des opprimés. Ma famille, c’est celle que j’ai choisie. Beau regard regarda Baptiste qui se tenait fièrement aux côtés de sa femme. Cet esclave t’a retournée contre moi. Cet homme m’a appris ce que vous n’avez jamais su m’enseigner : l’amour, le respect, la dignité. Et maintenant, tu vas me faire tuer par tes amis nègres ? Marguerite réfléchit longuement. Elle avait le pouvoir de vie et de mort sur son père, celui qui l’avait humiliée, rejetée et donnée comme un objet. Non, dit-elle finalement. Je ne suis pas comme vous. Je ne tue pas par vengeance. Elle se tourna vers Macandal. Libérez-le. Qu’il parte en France avec les autres colons en fuite. Mais qu’il sache qu’il n’est plus le bienvenu sur cette terre. Cette clémence surprit tout le monde, y compris Baptiste. Marguerite, lui dit-il plus tard, pourquoi avoir épargné votre père ? Parce que je ne veux pas que nos enfants grandissent en sachant que leur mère a tué leur grand-père, même si ce grand-père ne les reconnaîtra jamais. Cette décision révélait la noblesse d’âme de Marguerite. Malgré toutes les humiliations subies, elle refusait de se laisser corrompre par la haine.

Les mois suivants virent une escalade de la violence révolutionnaire. Marguerite et Baptiste participèrent à de nombreuses opérations, libérant des esclaves, attaquant des convois militaires et harcelant les troupes coloniales. Marguerite était devenue une légende parmi les révolutionnaires. On l’appelait Manman Libète, Maman Liberté, et son nom seul suffisait à galvaniser les troupes. Manman Libète dit qu’on peut gagner ! criaient les combattants avant l’assaut. Si elle le dit, c’est vrai. Cette réputation lui valait aussi la haine féroce des colons. Une prime de dix mille livres fut mise sur sa tête, morte ou vive. La békée traîtresse, comme l’appelèrent les planteurs, était devenue l’ennemi public numéro un de la société coloniale. Mais Marguerite ne se laissait pas impressionner par ces menaces. Elle continuait ses activités révolutionnaires avec une détermination farouche, protégée par l’amour de Baptiste et l’admiration de ses compagnons d’armes. En 1792, elle organisa sa plus audacieuse opération : l’attaque du fort des Cayes, symbole de la puissance militaire coloniale. L’opération était risquée, mais Marguerite avait identifié une faille dans les défenses. Le fort semble imprenable, expliquait-elle à ses officiers, mais il a un point faible : les égouts qui évacuent les eaux usées vers la mer. Ils sont assez larges pour laisser passer des hommes. C’est de la folie ! protesta l’un des lieutenants. Nous serons massacrés ! Pas si nous frappons au bon moment, au bon endroit, avec la bonne stratégie. L’attaque eut lieu par une nuit sans lune de mars 1792. Pendant qu’un groupe de révolutionnaires attaquait frontalement pour créer une diversion, Baptiste et ses hommes s’infiltrèrent par les égouts. Marguerite coordonnait l’opération depuis un poste d’observation, communiquant par signaux lumineux. L’attaque fut un succès retentissant. Le fort tomba en quelques heures, ses défenseurs surpris et débordés. Cette victoire marqua un tournant dans la révolution haïtienne, prouvant que les esclaves pouvaient vaincre les forces militaires les mieux organisées.

Mais cette victoire fut aussi le chant du cygne de Marguerite. Enceinte de son troisième enfant, elle commençait à ressentir les effets de trois années de guerre et de privations. Baptiste, lui dit-elle un soir de juin 1793, je crois que mon temps est venu. Que voulez-vous dire ? Je sens que cet accouchement sera différent, plus difficile. Je ne suis pas sûre de survivre. Ne dites pas cela ! Vous êtes forte, vous avez survécu à tout. J’ai survécu parce que j’avais une mission. Maintenant, cette mission est accomplie. La révolution peut continuer sans moi. Jamais ! Vous êtes notre inspiration, notre guide. Vous êtes mon inspiration Baptiste. Vous et nos enfants. Promettez-moi que si je meurs, vous continuerez à vous battre pour eux, pour leur liberté. Je vous le promets, mais vous ne mourrez pas. Je ne vous laisserai pas mourir. Hélas, les pressentiments de Marguerite étaient justifiés. En juillet 1793, elle entra en travail dans des conditions difficiles, affaiblie par des mois de guerre et de malnutrition. L’accouchement fut long et douloureux. Marguerite donna naissance à des jumeaux, un garçon et une fille, mais l’effort l’épuisa complètement. Baptiste, murmura-t-elle en tenant ses nouveau-nés, ils sont beaux, comme leurs aînés. Marguerite, restez avec moi ! Ne me laissez pas ! Je n’ai pas le choix mon amour. Mais je pars heureuse. J’ai vécu une vie pleine. J’ai connu l’amour vrai. J’ai donné naissance à des enfants libres. J’ai contribué à la liberté de mon peuple… notre peuple. Vous êtes mon héroïne, sanglota Baptiste, la femme la plus courageuse que j’ai jamais connue. Et vous, vous êtes l’homme le plus noble, le plus aimant. Prenez soin de nos enfants. Apprenez-leur que l’amour est plus fort que la haine, que la liberté vaut tous les sacrifices.

Marguerite mourut dans les bras de Baptiste le 15 juillet 1793, à l’âge de vingt-trois ans. Sa mort plongea tout le mouvement révolutionnaire dans le deuil. Ses funérailles furent grandioses. Tous les révolutionnaires de la région vinrent lui rendre hommage. On l’enterra sur une colline dominant la mer, avec une vue sur l’horizon de liberté qu’elle avait contribué à conquérir. Baptiste, malgré sa douleur, tint sa promesse. Il continua à se battre pour la révolution, élevant ses quatre enfants dans l’amour et la fierté de leur héritage. Il vécut assez longtemps pour voir l’indépendance d’Haïti en 1804 et mourut en 1820, respecté de tous comme le veuf de l’héroïne Marguerite. Les enfants de Marguerite et Baptiste devinrent des figures importantes de la nouvelle nation haïtienne. Toussaint devint général, Liberté institutrice, et les jumeaux nés en 1793, Égalité et Fraternité, devinrent respectivement médecin et avocat. Ils incarnaient l’idéal de leur mère : des êtres humains libres, éduqués, fiers de leur héritage métis, symboles vivants que l’amour peut triompher de tous les préjugés.

Telle fut l’histoire extraordinaire de Marguerite de Beau regard, la fille handicapée du colonel qui devint l’une des héroïnes de la révolution haïtienne. Née en 1770, rejetée par sa famille à cause de son handicap, donnée en mariage à un esclave en 1789, elle transforma cette humiliation en un triomphe de l’amour et de la liberté. Son union avec Baptiste prouva que l’amour véritable transcende toutes les barrières de race, de classe et de condition physique. Ensemble, ils créèrent une famille aimante, éduquèrent des esclaves, organisèrent la résistance et contribuèrent de manière décisive à la victoire révolutionnaire. Marguerite mourut en 1793, mais son héritage perdura. Les révolutionnaires haïtiens érigèrent un monument à sa mémoire sur le lieu de sa première école secrète avec cette inscription : À Marguerite Beau regard, la békée qui choisit la liberté, la mère qui enseigna l’espoir, l’héroïne qui prouva que l’amour triomphe de tout. Son histoire nous rappelle que l’humanité peut naître des situations les plus désespérées, que l’amour peut transformer les malédictions en bénédictions, et que parfois ceux que la société rejette deviennent ses plus grands héros.

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