La plantation de bois de lune s’étendait comme une mer verte jusqu’à l’horizon rythmée par les lignes droites des cannes à sucre qui se balançaiit sous le vent chaud du soir. La maison du maître dominait la colline avec sa galerie en bois, ses volets bleus écaillés et ses colonnes fatiguées par le sel et les années. De loin, elle semblait paisible.

De près, elle sentait la sueur, le rôe, les secrets. Awa avançait à pas mesurer vers les cuisines, un saut d’eau sur la hanche, le foulard serré autour de la tête. La plupart des hommes de la plantation connaissaient le contour de ses épaules, l’ombre de son sourire et la façon dont elle les regardait en silence, comme si elle savait toujours un peu plus queux.
Elle n’était ni la plus belle ni la plus jeune, mais elle voyait ce que les autres ne voyaient pas. Les faiblesses, les peurs, les manque. On disait d’elle dans les cases le soir que c’était une femme rusée, une femme à laquelle il ne fallait jamais tourner le dos. Certains l’admiraient, d’autres la détestaient, presque tous la craignaient un peu.
Elle elle savait seulement qu’elle faisait ce qu’il fallait pour rester en vie dans un monde où son corps n’avait jamais vraiment été à elle. Ce soir-là, le ciel prenait une couleur d’ancre violette. Dans la cour, les dernières braes des foyers dessinaient des halau rouges.
Les voies des esclaves rentrant des champs flottaient encore cassées par la fatigue. Au loin, les chiens aboyaient. près de la barrière de bois. “Awa !” cria une voix grave derrière elle. Elle se retourna et vit Étienne, le commandeur blanc, la chemise ouverte, la cravache pendue à la ceinture. Son regard glissa sur elle comme s’il vérifiait qu’aucune partie de son corps ne lui avait échappé depuis la veille.
Le maître veut du café dans son bureau”, dit-il tout de suite. Et prend le bon service. Le bon service. Les tasses de porcelaines venues de France, celles qu’on ne sortait que pour les décisions importantes, les notaires, les ventes, les mariages ou les disputes graves. Awaiessa sans un mot. Elle sentait déjà sous l’ordre anodin la tension qui montait. Étienne avait bu.
Son ton était plus tranchant que d’habitude, quelque chose n’allait pas. Dans la cuisine, elle trouva Noël, le cuisinier, un noir massif au regard toujours fuyant lorsqu’il croisait le sien. “Qu’est-ce qu’il y a ce soir ?” demanda-t-elle en préparant le café, broyant les grains dans le petit moulin. Noël hésita puis haussa les épaules.
“J’ai entendu dire que le maître a reçu une lettre de la ville, un papier avec un saut. Ça l’a mis en colère. Étienne dit que ça parle d’achat. peut-être de vente vente le mot tomba entre eux comme un caillou dans un puit. Vendre, c’était arracher quelqu’un de la plantation de ses enfants, de son histoire pour l’envoyer plus loin, parfois si loin qu’on ne revoyait jamais son visage.
Hawa sentit une ombre froide lui serrer le ventre. Qui demanda-t-elle ? Noël baissa encore la voix. On dit que le maître pense à se marier. Pour ça, il lui faut de l’argent. Et pour avoir de l’argent, il n’eut pas besoin de finir. Awa savait. On vendait des corps pour financer la respectabilité.
Elle monta vers le bureau, un plateau à la main, le cœur battant plus vite qu’elle ne voulait l’admettre. un mariage. Si le maître se mariait avec une femme blanche venue de la ville, les choses allaient changer. La future épouse ne voudrait pas d’une servante qui connaissait les habitudes nocturnes de son mari, ni des regards lourds, ni des silences complices. Elle entra après avoir frappé.
La pièce sentait le tabac et le papier ancien. Sur le bureau de chaîne, des feuilles couvertes d’écriture serrées, un encrier, une lettre au bord déjà froissée. Monsieur de Valmorin, le propriétaire était debout, la main sur le rebord de la fenêtre. Ses cheveux, autrefois noirs, prenaient des reflets gris. Sa mâchoire serrée lui donnait un air encore plus dur que d’habitude. “Pose ça là !”, ordonna-t-il sans se retourner.
Elle obéit. En déposant la tasse, elle aperçut quelques mots sur le papier. Proposition avantageuse, union, dote, avenir de la propriété. Valmorin finit par se tourner vers elle. Son regard glissa sur elle sans chaleur, mais sans la brutalité à laquelle elle était habituée venant d’autres hommes. “Awa !” dit-il d’une voix plus calme.
“tu ici depuis combien de temps ?” La question l’a surpris. On ne lui demandait jamais ce genre de chos. On savait seulement si elle travaillait bien, si elle tombait malade, si elle était encore utile. Depuis 14 ans, maître, répondit-elle. Il hocha la tête pensif. Tu connais cette maison mieux que quiconque. Tu connais les hommes qui y travaillent. Tu connais leur secret.
Son ton avait changé. Il parlait comme à quelqu’un qui comptait, du moins un peu. “Je ne sais que ce que je dois savoir pour travailler, maître”, répondit-elle prudemment. Un léger sourire presque imperceptible passa sur ses lèvres.
“Ne mens pas, Awa ! Si tu avais gardé les yeux fermés toutes ces années, tu ne serais plus là. Tu es encore en vie parce que tu as compris comment survivent les gens dans ce monde. Parce que tu observes. Elle resta silencieuse. Mais intérieurement, elle reconnut que ces mots n’étaient pas faux. “On m’écrit de la ville”, continua-t-il en montrant la lettre.
“On me propose un mariage, une union qui assurerait l’avenir de bois de lune. Mais avant toute chose, il faut remettre de l’ordre dans cette plantation. J’ai besoin de savoir qui me trahit, qui vole, qui complote. Voilà, pensa-t-elle. Le vrai sujet arrivait. Et vous pensez que moi je sais tout ça ? Demanda-t-elle jouant l’ignorance. Il la fixa sans sill.
Je pense que tu en sais plus que tout le monde ici et je suis prêt à récompenser ta loyauté. Récompensé. Le mot flotta dans l’air. Hawaa sentit soudain que la nuit dehors tendait l’oreille. Oh que voulez-vous de moi ? Demanda-t-elle que tu me dises la vérité, répondit-il simplement.
Sur les hommes de cette plantation, sur Étienne, sur Jean-Baptiste, sur Noël, sur ceux qui se croient plus malin que moi. Elle compit tout à coup. Pendant des années, elle avait accumulé des bribes d’information, des confidences arrachées sur l’oreiller, des gestes aperçus dans l’ombre, des mots murmurés lorsqu’on pensait qu’elle dormait.
Elle avait toujours gardé ses choses pour elle, comme des pièces d’or cachées sous la terre. Maintenant, on venait lui proposer de les dépenser. “Et ma récompense ?” demanda-t-elle enfin, “Ce serait quoi ?” Valmorin s’approchau, posa les mains à plat sur le bois. La liberté peut-être ou quelque chose qui s’en approche. Elle sentit son cœur se contracter. La liberté. Ce mot qu’on prononçait presque jamais devant eux, sauf pour raconter l’histoire d’un ancien esclave racheté par un parent lointain ou libéré par un maître mourant.
Ou ajouta-t-il en la regardant droit dans les yeux. Un autre type de place dans cette maison. Un autre type de place. Hawa comprit l’allusion. Depuis des mois, elle sentait son regard sur elle, plus long, plus pesant, mais moins brutal que celui des autres. Il y avait dans le fond de ses yeux une fatigue sans tendresse, presque une sorte de besoin de ne plus être seule.
Elle se demandait depuis quelques temps quel rôle il lui réservait. Ce soir-là, dans le silence épais du bureau, elle comprit qu’il ne parlait pas seulement de la faire monter de la cuisine à la maison, il parlait d’autre chose, d’un statut que bien des femmes de la plantation auraient considéré comme un cauchemar ou comme une chance selon ce qu’elles avaient déjà enduré.
“Réfléchis”, dit-il en prenant sa tasse de café, “ma réfléchis vite avant que d’autres ne décident à ta place. Lorsqu’elle sortit du bureau, la nuit lui sembla plus lourde. Dans la cour, elle aperçut Jean-Baptiste, le cocher, appuyé contre un poteau, une bouteille à la main. Son sourire se fit plus large en la voyant. “Ma belle Hawa !” lança-t-il la voix un peu pâteuse.
“Tu viens encore de parler avec le maître, hein ? Tu vas bientôt dormir dans un lit trop grand pour toi.” Elle le fixa un instant. Dans le passé, elle avait partagé ce lit étroit sous le toit où il dormait, gagné en échange quelques sacs de farine, des information sur les déplacements du maître et un semblant de protection.
Maintenant, ces mots avaient un ton amer. “Tu as peur que je devienne ta maîtresse ?” demanda-t-elle avec un demi-sourire. Il rit mais son rire sonnait faux. Toi, maîtresse, ce jour-là le monde sera vraiment à l’envers. Elle s’éloigna sans répondre, laissant son rire se perdre derrière elle.
Dans la case où elle dormait, elle s’étendit sur la natte, les yeux ouverts vers le plafond de cha. “Avant d’épouser le propriétaire, se dit-elle, si jamais ce jour venait, il fallait qu’elle sache exactement qui tenait qui dans sa main. Car la seule chose plus dangereuse qu’un secret, c’était un secret mal utilisé. Et dans cette plantation, presque tous les hommes, un jour ou l’autre lui avaient donné de quoi les faire tomber.
Les jours suivant, Awa observa plus encore. Elle parlait peu, mais le peu qu’elle disait était toujours bien choisi. Elle savait que le moindre mot pouvait être répété, transformé, utilisé contre elle ou contre quelqu’un d’autre. Étienne le commandeur était le premier sur sa liste. Depuis des années, il utilisait la violence comme une langue maternelle.
Sa cravache parlait plus souvent que sa bouche, mais il avait aussi ses faiblesses, l’alcool, le jeu, les femmes. Un soir, alors que la lune était haute, elle le retrouva sous la galerie de la maison, une bouteille de RH entamée à la main. Il regardait la cour d’un air absent. “Tu bois pour oublier, Étienne ?” lança-t-elle doucement. Il sursauta puis grogna.
Occupe-toi de tes affaires, Awa. Elle s’approcha si près qu’elle sentit l’odeur piquante de sueur et de Rome. Peut-être que mes affaires sont aussi les tiennes murmura-t-elle. Il la dévisagea. Lorsqu’ils avaient eu partager le même lit par ordre plus que par choix. Il avait trop bu pour se souvenir de ce qui avait été dit.
Mais elle, elle se souvenait de tout, de ces soirs où il parlait plus vite qu’il ne réfléchissait, de ces histoires de tonneaux de sucre disparu, de conttes truqués, de petites fortunes détournées sans que le maître ne s’en doute. “Qu’est-ce que tu veux ?” demanda-t-il soudain sur la défensive. “Rien pour l’instant”, répondit-elle. “Je veux seulement que tu saches que je n’ai rien oublié.
” Elle tourna les talons, le laissant là bouche ouverte avec ses souvenirs qui commençaient à remonter. Plus tard, ce fut Jean-Baptiste. Elle le trouva près des écuries, occupée à brosser le cheval favori du maître. “Tu te souviens de ce garçon l’an dernier qui a disparu après la récolte ?” demanda-t-elle sans préambule. Il sursauta si fort que la brosse tomba de sa main. “Pourquoi tu parles de ça ?” demanda-t-il.
“Parce que tu étais là cette nuit-là, répondit-elle. Parce que tu m’as tout raconté. parce que tu croyais que le rum allait effacer tes mots lorsqu’il s’était glissé dans sa case ivre, cherchant une chaleur humaine pour calmer ses cauchemars, il avait parlé. Il avait raconté cet esclave trop épuisé qui s’était effondré dans les champs.
Étienne avait frappé fort, trop fort. Le corps n’avait jamais été retrouvé. Le lendemain, on avait dit qu’il s’était enfui. Si le maître apprend que ce n’était pas une fuite, mais un accident, reprit Awa, tu crois qu’il dira quoi ? Jean-Baptiste palie. Pourquoi tu réveilles tout ça ? Tu veux nous faire tuer ? Toi aussi, tu étais là cette nuit-là, tu sais comment ça se passe ? Elle le regarda droit dans les yeux.
Justement, je sais et maintenant tu sais que je n’hésiterai pas à parler si un jour tu te retournes contre moi. Elle ne criait pas, ne menaçait pas avec des gestes, elle constatait simplement. Mais dans ce monde, la constatation d’un fait pouvait être une arme plus tranchante qu’un couteau.

Dans les cases, la rumeur commença à courir. Awa parlait avec le maître. Hawa passait plus de temps près de la maison que dans les champs. Hawaînait le soir avec un air de femme qui attend quelque chose. Certaines femmes la fuyaient du regard. D’autres, au contraire, venaient s’asseoir près d’elle, curieuse.
“C’est vrai ce qu’on raconte ?” demanda un soir Mariama, une jeune esclave aux yeux vifs. “Tu vas devenir la femme du maître ?” La question lancée presque comme une boutade tomba dans le silence de la case. Les enfants autour cessèrent de jouer. Hawa ha ossa les épaules. Je ne sais pas, répondit-elle, mais je sais une chose. Si un jour je monte cette colline en robe blanche, je ne le ferai pas les mains vides.
Les mains vides ? Répéta Mariama. Oui, expliqua Awa. Je veux des promesses écrites, des noms rayés des registres, des enfants qui ne seront plus jamais vendus. Sinon, ce mariage ne sera qu’une autre forme de chaîne. Les autres femmes échangèrent des regards étonnés.
Dans leur monde, penser ainsi, négocier avec le maître paraissait presque impensable. Mais Hawa n’avait jamais suivi les règles qu’on lui imposait. Elle les avait toujours ployées à sa manière, parfois au prix d’une solitude lourde à porter. Cette nuit-là, tandis que les autres s’endormaient, une ombre se glissa dans sa case. Elle reconnut tout de suite la silhouette.
“Tu deviens dangereuse”, murmura Étienne en s’asseyant près de la porte. “Tu parles trop. Je parle juste assez pour rester en vie”, répondit-elle. “Le maître te fait confiance, trop confiance. S’il savait combien de lits tu as partagé dans cette plantation, tu crois qu’il parlerait encore de liberté ?” Elle sentit la morsure de ses mots, mais ne laissa rien paraître.
Il ne le saura que si quelqu’un lui dit, répondit-elle calmement, et ce quelqu’un devrait expliquer pourquoi il était dans ce lit làà cette nuit-là. Il serra les dents. Ils se regardèrent longtemps comme deux chiens qui se reniflent avant de mordre. Tu crois que tu peux gagner, Awa ? Demanda-t-il. Ce monde n’est pas fait pour que des femmes comme toi gagnent. À la fin, on finit toujours par payer.
Je p depuis le jour où on m’a arraché de mon village, répliqua-t-elle. La question maintenant, c’est qui va commencer à payer avec moi ? Il se leva brusquement et sortit, laissant derrière lui une odeur de colère. Awa resta seule, le souffle court. Elle savait qu’elle tendait une corde sur le vide, mais depuis des années, elle vivait sur ce fil.
La seule différence maintenant, c’était qu’elle allait peut-être choisir dans quelle direction avancer. Quelques semaines passèrent rythmé par les mêmes gestes répétés. La coupe de la canne, les cris dans les champs, les prières murmuraient le soir, les rires rares qui éclataient malgré tout. Mais au-dessus de cette routine, un changement flottait comme une odeur nouvelle.
Un jour, un carosse venu de la ville monta la colline. Deux hommes en descendirent. un notaire reconnaissable à sa redingotte sombre et à sa serviette en cuir et un autre plus jeune au trait marqué qui observait tout avec une attention discrète. Hawa les vit de la cour. Elle portait du linge vers la maison mais son regard restait fixé sur les visiteurs. Ils furent conduits dans le bureau du maître.
La porte se referma. Les heures suivantes furent longues. Les esclaves se lançent des regards, cherchant à deviner de quoi ils retournaient. Vente de terre, nouveaux achats de machines, réorganisation de la plantation. À la tombée du jour, Valmorin fit appelé Hawa.
Lorsqu’elle entra dans le salon, elle le trouva accompagnée du notaire et de l’autre homme, celui qui s’était tenu un peu en arrière. À la lumière vacillante des bougies, son visage paraissait plus dur encore. Ses yeux clairs se posèrent sur elle avec une curiosité froide. “Awa dit le maître, viens par ici.” Elle s’approcha, le cœur serré, mais le menton haut. “Voici maître Renard, notaire à la ville, et monsieur Armand de la cour, un ami de la famille.
” “Ami la famille ?” L’expression sonnait faux. Awa le sentit sans pouvoir expliquer pourquoi. Armand de la cour inclina légèrement la tête. “Enchanté”, dit-il d’une voix polie. “On m’a beaucoup parlé de cette plantation et de ceux qui y vivent.” Il marqua une pause comme s’il laissait ses mots flotter entre eux.
Awa reprit Valmorin. J’ai pris une décision concernant l’avenir de bois de lune. Je vais me remarier. Le mot tomba comme une pierre. Même si elle s’y attendait, l’entendre prononcer à haute voix lui fit l’effet d’une gifle. Avec qui, maître ? Demanda-t-elle. Sans réussir à cacher complètement sa tension.
Un mince sourire étira les lèvres de Valmorin avec toi. Le monde un instant sembla se rétrécir jusqu’à ne plus contenir que cette phrase. Les battements de son cœur couvrirent le bruit lointain des voix dans la cour, le champ d’un oiseau nocturne, le craquement du bois dans la cheminée. Avec moi répéta-t-elle. Oui ! Confirma le notaire intervenant pour la première fois.
Monsieur de Valmorin souhaite régulariser votre situation, vous affranchir puis contracter un mariage civil. Les papiers sont prêts, il ne manque que votre consentement et votre signature une fois que vous aurez appris à tracer votre nom. Awa resta silencieuse. Jamais elle ne s’était imaginée dans cette position.
Elle avait pensé à monter dans la maison, à obtenir peut-être une relative faveur, mais pas à entrer dans le monde des maîtres par la grande porte, même si intérieurement, elle savait qu’aucune porte n’effacerait jamais la couleur de sa peau, ni l’histoire de ses cicatrices. “Pourquoi moi ?” demanda-t-elle enfin, plantant son regard dans celui de Valmorin. Il sembla légèrement surpris par la question.
“Parque tu es ici depuis longtemps”, répondit-il. parce que tu connais cette terre, parce que tu es intelligente et parce que j’ai besoin de quelqu’un qui ne m’abandonnera pas quand les temps deviendront plus durs. Il n’y avait pas d’amour dans sa voix, seulement une sorte de calcul lucide, mêlé d’un peu de lassitude.
Il était seul, vieillissant, entouré d’hommes qui pensaient plus à leur intérêt qu’au siens. Épouser une femme blanche de la ville aurait été plus simple sur le papier, mais plus risqué. peut-être pour sa tranquillité. Et si je refuse ? Demanda-t-elle. Le notaire tout sauta mal à l’aise. Vous resteriez ce que vous êtes aujourd’hui, mademoiselle, dit-il en évitant de dire le mot esclave. Avec les risques que cela comporte pour votre avenir.
Bien sûr, armant de la cour, lui ne la quittait pas des yeux. Elle sentait son regard peser sur elle comme celui d’un homme qui prend la mesure d’un cheval avant de l’acheter. “Et mes gens ?” demanda-t-elle soudain, “Ceux de la plantation, ceux que je connais depuis des années, ceux qui ont des enfants ici, ceux qui risquent d’être vendus pour financer vos décisions ?” Le notaire échangea un regard avec Valmorin, surpris qu’elle élargisse ainsi la discussion.
Nous pouvons envisager des dispositions, dit lentement le maître. Je peux promettre de ne pas vendre certaines familles, de libérer quelques personnes à terme écrit ses promesses Kouawa sur le même papier que mon affranchissement avec des noms. Le silence se fit. Le notaire l’a fixé comme s’il découvrait une espèce nouvelle.
Tu négocies donc, fit Valmorin, un mélange d’agacement et d’admiration dans la voix. Vous avez parlé de récompense pour ma loyauté”, répondit-elle. “Ma loyauté ne vaudra quelque chose que si elle ne concerne pas seulement ma personne.” Armand de la cour esquissa un sourire imperceptible. “Elle a du caractère, votre future épouse”, dit-il doucement.
“Mais permettez-moi une question, mademoiselle Hawa. Avant d’épouser le propriétaire, vous avez partagé la couche de beaucoup d’hommes ici, n’est-ce pas ? La phrase posée d’une voix presque neutre était une lame. Elle avait été prononcée en français châtiée mais elle porta la marque de la rumeur crue qui courait dans la plantation depuis des années. “Awa ne baissa pas les yeux.
” Oui, répondit-elle simplement, avec presque tous ceux qui m’y ont forcé d’une façon ou d’une autre et avec quelques-uns à qui j’ai laissé croire que c’était leur idée. Chaque fois, ça m’a coûté quelque chose, mais chaque fois j’ai pris quelque chose en retour, des informations, des promesses, des peurs. Armande la regarda longtemps.
Vous comprenez, dit-il à Valmorin, qu’une femme comme elle sera autant un atout qu’un danger. Elle connaît trop de choses. Précisément pour cela que je préfère l’avoir à mes côtés plutôt que contre moi, répliqua le maître. Awa sentit qu’une autre couche de la situation se dévoilait. On parlait d’elle comme d’un investissement, d’un risque calculé, mais eux ne voyaient qu’une partie du jeu.
Il ne savaiit pas que derrière chaque secret qu’elle détenait se cachait une souffrance qu’elle n’avait jamais oublié. “Je veux voir les papiers”, dit-elle. Le notaire ouvrit sa serviette, sortit plusieurs feuilles. Sur l’une, il y avait les termes de son affranchissement. Sur une autre, les conditions du mariage.
Sur une troisième, vide pour l’instant, il traça quelques lignes après un échange rapide avec Valmorin, une liste de noms, des familles qu’on ne vendrait pas, des enfants qu’on ne séparerait pas de leur mère, des hommes qui ne seraient pas envoyés sur d’autres îles pour payer des dettes. Lorsque tout fut posé, Hawacha lentement la tête. Je signerai”, dit-elle, “ma pas ce soir.
Je veux un peu de temps. Tu as trois jours”, concéda Valmin. Après, les choses devront être décidées. En quittant la pièce, elle sentit le regard d’armand de la cour dans son dos. Il n’était pas seulement un ami de la famille, elle en était maintenant certaine. C’était autre chose.
Quelqu’un qui venait observer, évaluer, peut-être jugé. Ce soir-là, dans la cour, les murmures se transformèrent en vague. La nouvelle courut plus vite que le vent. Hawa allait devenir libre et plus encore, elle allait devenir la femme du maître. Pour beaucoup, c’était une trahison, pour d’autres un espoir. Pour elle, c’était une corde encore plus fine, tendue au-dessus d’un gouffre qu’elle n’avait pas fini d’explorer.
Les jours suivants, Armand de la Cour ne se contenta pas de rester enfermé dans le bureau du maître. Il se promena dans la plantation, parla avec Étienne, avec Jean-Baptiste, avec Noël, avec certains esclaves qu’on croyait trop insignifiant pour intéresser quelqu’un venant de la ville.

Officiellement, il venait conseiller le maître dans la gestion de ces terres dans l’éventuelle transition que signifierait ce mariage peu commun. Officieusement, on devinait autre chose. Un soir, il s’approcha d’Awa alors qu’elle lavait du linge près du bassin. “On vous regarde comme une curiosité”, dit-il en s’accroupissant non loin d’elle.
“Une esclave qui va devenir épouse, mais ce n’est pas pour cela que je suis venu.” Elle continua de frotter le tissu comme si ses mots glissaient sur l’eau. “Et pourquoi êtes-vous venu alors ?” demanda-t-elle finalement. pour comprendre ce qu’il se passe réellement à Bois de Lune, répondit-il. On m’a parlé de disparition, d’accidents étranges, de comptes qui ne tiennent pas la route et d’une femme qui sait trop de choses pour son propre bien. Elle serra un peu plus le linge entre ses doigts.
“Si vous êtes venu pour me faire peur, dit-elle, vous perdez votre temps. Je vis avec la peur depuis que je suis arrivé ici. Elle fait partie de l’air que je respire.” Il l’observa instant pensif. Je ne suis pas venu pour vous faire peur Awa. Je suis venu pour savoir si ceux qui parlent de vous ont raison.
On dit que vous avez partagé la couche de presque tous les hommes de cette plantation, du plus misérable au plus haut placé. Qu’en échange, vous avez recueilli leur secret, qu’aujourd’hui vous tenez entre vos mains le destin de plusieurs d’entre eux. On dit beaucoup de choses, répondit-elle.
Les rumeurs sont la seule richesse de ceux qui n’ont rien, mais toutes les rumeurs ne naissent pas de rien, répliqua-t-il. Elle posa le linge, s’essuya les mains sur sa jupe. Qu’attendez-vous de moi, monsieur de la cour ? Que je confirme vos histoires, que je vous donne des noms ? Que je sacrifie ceux qui, même en me faisant du mal, sont restés des prisonniers comme moi ? Il la regarda longtemps avant de répondre : “J’attends que vous choisissiez de quel côté de l’histoire vous voulez être.
dit-il finalement du côté de ceux qui ont profité de vous ou du côté de ceux qui peut-être pourraient changer quelque chose à ce système. Elle eut un petit rire sans joie. Vous parlez comme les gens de la ville qui écrivent des articles et des discours, dit-elle. Ici, les choses sont plus simples. On survit jour après jour. On ne pense pas à changer le système.
On pense à empêcher qu’un enfant soit vendu, qu’une femme meure sous les cou, qu’un homme ne soit pendu pour une rumeur. Il ne répondit pas tout de suite. Le vent faisait bruir les feuilles des cannes. Au loin, un fouet claqua, arrachant un cri. “Je ne suis pas qu’un ami de la famille”, finit-il par dire. “Je suis mandaté par des gens qui veulent que certaines pratiques cessent. Officiellement, je me penche sur les comptes.
En réalité, je regarde aussi les hommes, ce qu’ils font quand personne ne regarde, ce qu’il cache dans les coins sombres. Hawa sentit une étrange chaleur montée en elle. Une part d’elle-même raide comme une corde depuis des années très sailles. Et si cet homme disait vrai ? Et s’il représentait une chance, pas seulement pour elle, mais pour d’autres.
Vous voulez des noms ? Répéta-t-elle. Très bien, je vous en donnerai un seul pour l’instant. Il attendit. Étienne, dit-elle, regardez-le de près. Regardez ses comptes. Écoutez les anciens. Suivez les traces des gens qui ont disparu. Vous n’aurez même pas besoin de moi pour finir le travail.
Elle se leva, attrapa le linge, tourna les talons. Et si je découvre que vous m’avez menti lança-t-il derrière elle, que vous utilisez tout cela seulement pour vous venger. Elle s’arrêta mais ne se retourna pas. Vous verrez vite que la vérité ici est plus sale que n’importe quelle vengeance, répondit-elle. La seule chose que j’ai faite, c’est de survivre en utilisant ce que ce monde met à la disposition de mon corps.
Les jours qui suivirent furent tendus. Armand de la cour passa de longues heures à examiner les registres. Il parlait avec les esclaves les plus anciens, ceux qui avaient vu plusieurs maîtres passer, plusieurs commandeurs se succéd.
Le nom d’Étienne revenait souvent associé à des histoires de brutalité excessiv, de marchandises disparues, d’hommes qu’on ne revit jamais. Étienne lui-même commençait à perdre contenance. Son regard, déjà instable devint fuyant. Il se montra plus violent encore dans les champs, comme s’il voulait rappeler qu’ici, malgré les lettres et les enquêteurs, c’était encore son fouet qui commandait.
Un soir, il intercepta Hawa près des écuries. Tu crois que je ne vois pas ce que tu fais ? Gronda-t-il en la poussant contre le mur de bois. Tu souffles des choses à l’oreille de ces hommes de la ville. Tu crois que tu vas sortir d’ici propre en robe blanche alors que tu es couverte de la saleté de tous ceux qui t’ont touché ? Elle sentit son dos heurter les planches, mais elle ne détourna pas le regard. Lâche-moi et Étienne, dit-elle calmement.
Tu n’es pas en position de me faire peur. Je n’ai pas besoin de te faire peur, cracha-t-il. Il suffit que je rappelle au maître ce que tu es vraiment. Une femme qui a ouvert ses jambes à tous les hommes de cette plantation, y compris moi.
Et tu crois que ça fera de toi un homme plus propre ? demanda-telle d’une voix glaciale ? Quand tu diras ça, ils te demanderont pourquoi, qui a commencé, qui a pris, qui a donné des coups. Ils te demanderont aussi où sont passés ce que tu as laissé mourir dans les champs, ce que tu as fait disparaître. Tu penses vraiment que tu peux supporter la lumière qui viendra avec mes ombres ? Pendant un instant, elle crut qu’il allait la frapper. Sa main se tendit, prête à l’empoigner. Mais des pas approchèrent arm encore lui.
Tout va bien ici, demanda-t-il. La voix neutre mais les yeux durs. Étienne s’écarta forcé de desserrer sa prise. Tout va très bien, répondit-il. Je donnais seulement quelques instructions à cette femme. Il s’éloigna la mâchoire serrée. Armand resta un instant près d’Awa. Il va tenter quelque chose, dit-il, pour se sauver.
Les hommes comme lui n’acceptent pas de tomber seuls. “Je le sais”, répondit-elle, “ma ne tomberai pas avec lui.” Elle le regarda. Dites-moi, monsieur de la cour, si tout cela éclate, si la vérité sort, si le maître se retrouve face à ce que fait vraiment son commandeur, vous croyez qu’il me pardonnera d’avoir su et d’avoir attendu pour parler ? Il hésita avant de répondre.
Je ne sais pas, dit-il honnêtement, mais je sais une chose, si vous ne parlez pas, vous resterez toujours à ses yeux et au vôtres, une femme qui a tout supporté sans jamais choisir un camp. Ces mots raisonnèrent longtemps en elle. Depuis des années, elle naviguait entre les forces en présence, évitant les couss, prenant ce qu’elle pouvait.
Pour la première fois, on lui posait une question qu’elle n’avait jamais voulu entendre. Qu’allait-elle faire de tout ce qu’elle savait ? Le jour fixé pour son affranchissement et la signature des papiers arriva avec un ciel lourd, presque orageux. L’air était plus étouffant que d’habitude.
Dans les champs, les esclaves travaillaient en silence, jetant des regards vers la maison du maître. Dans un petit salon qu’on ouvrait que rarement, on avait installé une table, des chaises, des plumes, de l’encre. Le notaire était là, soigneux, un peu nerveux, arm de la cour se tenait légèrement en retrait comme toujours, mais ses yeux ne ratèrent rien. AWA portait une robe simple, mais propre, qu’on avait trouvé au fond d’une armoire de la maîtresse définte.
Elle s’y sentait presque étrangère, comme si un autre corps avait pris sa place. Valmorin entra, l’air grave. On voyait sur son visage les traces de nuit clair, probablement passé à réfléchir plus qu’à dormir. “Nous allons commencer”, dit le notaire. Mademoiselle Hawa, “Venez !” Elle s’approcha.
Sur la première feuille, il y avait son acte d’affranchissement, son nom mal orthographié mais présent, un nom qui n’appartiendrait plus sur ce papier à la colonne des biens, mais à celle des personnes. Vous devez tracer ici, expliqua le notaire en lui montrant une croix. Même si vous ne savez pas encore signé, ce geste suffira devant la loi. Sa main trembla légèrement lorsqu’elle prit la plume. Elle n’avait pas peur du papier.
Elle avait peur de ce qu’il représentait. un point de non retour. Avant qu’elle ne pose la pointe sur la feuille, la porte s’ouvrit brusquement. Étienne entra rouge essoufflé. “Maître !” cria-t-il presque. “Vous ne pouvez pas faire ça. Vous ne pouvez pas libérer cette femme, encore moins l’épouser.” Le notaire eut un mouvement de recul, choqué par cette intrusion, Valmorin se tourna vers son commandeur, les yeux chargés d’une colère froide. “Étienne !” gronda-t-il. Vous dépassez toutes les limites.
Je dépasse les limites, répliqua Étienne. Et elle, qu’est-ce qu’elle fait depuis des années ? Vous savez avec combien d’hommes elle a couché ? Vous savez ce qu’on dit dans les cases, dans les champs ? Vous savez qu’elle tient tout le monde par les couilles, pardonnez-moi l’expression, avec ce qu’elle sait. Le silence qui suivit fut pesant.
Awa sentit tous les regards convergés vers elle. Le sien resta fixé sur le maître. Est-ce vrai ? demanda Valmin sa voix plus basse mais nettement plus dangereuse. Elle prit une inspiration, posa calmement la plume. “Oui, répondit-elle. C’est vrai. J’ai partagé le lit de beaucoup d’hommes ici. Parfois parce qu’on m’y a forcé.

Parfois parce que j’ai compris que c’était le seul moyen d’obtenir quelque chose en retour, de la nourriture, de l’information, un peu de protection. Je ne vais pas mentir pour plaire à la biencéance. Le notaire se racla gorge mal à l’aise. Armand, lui ne bougeit pas. Vous voyez ? Étienne. Voilà qui vous allez épouser, une femme qui a appartenu à tous. Hawaa tourna la tête vers lui.
Parle donc aussi de ce que tu as fait toi, dit-elle. La voix calme mais le regard brûlant. Parle des hommes que tu as laissé mourir, de ceux que tu as fait disparaître. Parle des sacs de sucre que tu as vendu pour ton compte. Des coups que tu as donné sans raison.
Parle du soir où tu as battu ce garçon jusqu’à ce que son corps cesse de bouger et qu’on l’enterre derrière les écuries comme un chien. Étienne devint liv. Elle ment ! Balbucia-t-il. Cette femme est une manipulatrice. Elle invente tout pour sauver sa peau. Non ! Intervint alors une autre voix sortie de l’encadrement de la porte. C’était Noël le cuisinier. Derrière lui, quelques esclaves plus âgés se tenaient hésitant mais debout.
Je l’ai vu, dit Noël, j’ai vu quand on a porté le corps. Je n’ai jamais parlé parce que je savais ce qui arriverait si je le faisais. Mais maintenant, ses yeux croisèrent ceux d’Awa et elle y eut une forme de courage amère. Elle ne ment pas continua Noël. Nous avons tous des choses dont nous ne sommes pas fiers mais certaines sont pires que d’autres.
Armand sortit alors un petit carnet de sa poche. Depuis plusieurs jours dit-il d’une voix claire, j’examine les registres, ils ne tiennent pas. Des marchandises manquent, des achats n’ont jamais été livrés et des noms ont disparu des listes d’esclaves sans aucune trace de vente officielle. Tous la pointe dans la même direction. Il se retourna vers Étienne. La vôtre.
Le commandeur balaya la pièce du regard comme un animal acculé. On pouvait presque voir les calculs se succéd derrière ses yeux. “Vous allez croire ces gens-là plutôt que moi”, gronda-t-il. “Moi qui vous ai servi pendant toutes ces années ?” Servi répéta Valmorin la mâchoire serrée où exploita tout ce que vous pouviez tirer de cette terre y compris des vies humaines.
Un claquement de tonner retenti au loin. La pluie commença à frapper les volets. Hawa reprit Valmorin son regard revenant vers elle. Depuis combien de temps sais-tu tout cela ? La question qu’elle redoutait depuis le début. Depuis longtemps répondit-elle honnêtement. Pas tout, pas chaque détail.
Mais assez pour comprendre qu’ici certains étaient plus dangereux que d’autres. Et tu n’as rien dit, gronda-t-il. À qui demanda-t-elle ? À vous qui ne veniez dans les champs que quelques heures par semaine. À ceux qui craignaient plus vos colères que vos remords ? Je n’avais ni le pouvoir, ni la protection nécessaire pour parler. Si j’avais dénoncé Étienne il y a 10 ans, j’aurais été la première à finir pendue et lui serait resté à sa place.
Elle marqua une pause. Aujourd’hui, c’est différent parce que vous avez besoin de moi, parce que cet homme de la ville est là. Parce que pour une fois mes secrets pèsent autant que vos titres. Un éclair illumina un instant la pièce. Le tonner suivit plus proche. Le notaire tout sauta de nouveau. “Monsieur de Valmorin”, dit-il.
“La situation devient complexe. Peut-être serait-il judicieux de régler d’abord cette affaire de gestion avant de parler de mariage.” Valin ferma les yeux un instant. comme si la fatigue de toute une vie lui tombait soudain sur les épaules. Étienne, dit-il finalement, je vous suspend de vos fonctions. À partir de maintenant, vous ne donnez plus d’ordre sur cette plantation.
Vous resterez dans vos quartiers sous surveillance jusqu’à ce que cette affaire soit éclaircie. Vous n’avez pas le droit de faire ça, hurla Étienne. C’est exactement ce que j’ai le droit de faire, répliqua froidement Valmin. Sortez. Deux hommes de confiance appelés à la hâte l’escortèrent hors de la pièce malgré ses protestations.
Le silence retomba. La pluie se fit plus forte, martelant la toiture. “Awa reprit la plume. Vous allez quand même signer ?” demanda Armand, surpris, elle le regarda. “Si je ne signe pas aujourd’hui, dit-elle, “tout ce que je viens de dire pourra être effacé.
On dira que c’était la colère d’une esclave jalouse que vous vous êtes laissé emporter par l’émotion. On vendra quelques personnes pour combler les trous. Dans les comptes, continua-t-elle. Étienne sera peut-être remplacée par un autre pareil. Et ma bouche sera jamais fermée. Elle planta la plume dans l’encrier, la main ferme. Puis elle traça laborieusement la croix qu’on lui avait montré.
Un geste simple, presque ridicule, de maladresse, mais qui dans sa poitrine raisonna comme un fracas de chaîne qu’on brise. Le notaire hocha la tête, satisfait. C’est fait, déclara-t-il. À partir de ce jour, vous n’êtes plus la propriété de monsieur de Valmorin. Vous êtes une femme libre endroit. Les mots semblèrent de flotter au-dessus de sa tête, un peu irréel, libre. Elle n’avait pas bougé d’un pas.
La pluie continuait de marteler le toit. Les mêmes cris raisonnaient dans la cour, mais quelque chose venait de se déplacer profondément à l’intérieur d’elle. Et le mariage ? demanda doucement. Armand, Valmorin s’éclaircit la gorge. Son regard passa dawa au papier, des papiers à la fenêtre fermée, comme s’il cherchait une issue ailleurs que dans cette pièce.
“Le mariage aura lieu, dit-il enfin, peut-être pas avec toutes les apparences de fête qu’on aurait pu imaginer, mais il aura lieu.” Le notaire déroula l’autre acte. “Il faudra deux témoins,” annonça-t-il. Un silence embarrassé suivit. Qui dans cette maison accepterait d’être témoin d’un mariage aussi peu ordinaire ? Contre toute attente, Noël fit un pas en avant. Je peux être témoin, moi dit-il.
Ses mains tremblèrent légèrement, mais sa voix était claire. Armand, après une seconde d’hésitation, avança à son tour. “Moi aussi, ajouta-t-il. Je ne suis peut-être qu’un homme de passage, mais je serai là pour dire que cela s’est vraiment produit. Valmorin acquiessa lentement. La cérémonie fut courte, presque sèche.
Quelques phrases lues d’une voix monotone par le notaire, des consentement arrachés à des lèvres trop serrées, une dernière signature au bas d’une feuille. Il n’y eut ni musique, ni bagues neuve, ni fleurs. Seulement le bruit de la pluie toujours et le froissement du papier.
Quand le notaire déclara : “Vous êtes désormais uni par les liens du mariage”, Awa sentit un étrange mélange de vertiges et de lucidité. “Elle venait d’entrer dans une autre cage, se dit-elle, mais au moins cette fois elle en avait choisi la porte. Après le départ du notaire, la maison sembla soudain trop grande, trop silencieuse. On avait demandé à Hawa, à madame de Valorin, corrige mentalement le maître, de rester dans le salon le temps que tout se calme dans la cour. Par la fenêtre, elle vit les esclaves lever les yeux vers la maison avec des expressions
mêlées, incompréhension, colère, curiosité, espoir. Certains rient d’un rire amer, d’autres secouaient la tête. Pour eux, les titres, les papiers, les unions, tout cela restait très loin de la boue des sillons. Armand la rejoignit près de la fenêtre. Vous venez de vous placer au centre d’un foyer que vous ne maîtriserez pas entièrement”, dit-il doucement.
“J’ai passé ma vie près de foyer qui pouvait m’engloutir à tout moment”, répondit-elle. “La différence, c’est que cette fois j’ai un peu de bois pour alimenter le feu à ma façon.” Il eut un sourire fatigué. “Étienne ne restera pas calme, prévint-il. Il sait qu’il est visé.
Il cherchera à entraîner d’autres hommes dans sa chute, à provoquer le chaos pour disparaître dans la confusion. Et vous ? Demanda-t-elle, jusqu’où irez-vous ? Vous repartirez à la ville en disant que tout est réglé ou vous resterez assez longtemps pour voir si quelque chose change vraiment ici. Il baissa les yeux vers le parc détrempé. “Mon mandat a des limites, avouait-il.
Mais je peux m’assurer d’une chose, qu’il y ait une trace écrite de ce qu’on aura découvert, que les noms ne disparaissent plus des registres comme avant et que si quelqu’un tente encore de couvrir des décès sous des mensonges de fuite ou de accidents, ces mensonges ne tiennent plus. Awa hocha la tête.
Alors, faites cela”, dit-elle, “É laissez-moi m’occuper du reste.” Quelques semaines plus tard, la plantation n’avait pas changé de visage, mais ses ombres ne tombaient plus aux mêmes endroits. Étienne avait été officiellement destituée. En attendant la décision finale, prison en ville, bannissement ou simple renvoi, il restait enfermé dans un petit bâtiment à l’écart gardé par deux hommes de confiance du maître.
De temps en temps, ces éclats de voix montaient jusqu’aux fenêtres de la maison. Valmorin, lui, semblait avoir vieilli encore. Son dos se voûait un peu plus chaque jour, mais pour la première fois, il demandait à voir les registres lui-même et non plus seulement le résumé complaisant qu’on lui en faisait.
Hawaa passait d’un monde à l’autre comme elle l’avait toujours fait, mais avec une autre allure. Le matin, elle supervisait maintenant le travail de la maison. la cuisine, le linge, les allées et venues. L’après-midi, elle descendait parfois vers les cases, sans escorte, au grand désarrois de certains domestiques.
“Madame”, disait l’un d’eux mal à l’aise avec ce mot qu’il pénète à employer pour une femme à la peau sombre, “Ce n’est pas prudent d’aller là-bas seul.” Elle répondait simplement : “Je ne suis pas seul. Je suis chez moi, chez elle.” Les mots avaient un goût étrange.
Elle savait qu’aucun papier, aucun mariage ne ferait jamais d’elle l’égal d’une femme blanche aux yeux des gens de la ville. Mais ici, sur cette parcelle de terre battue, elle commençait à occuper une place que personne n’avait prévu. La méfiance au début était palpable. Certains esclaves baissaient les yeux en la voyant arriver comme s’ils craignaient qu’elle ne vienne espionnée pour le compte du maître. D’autres, au contraire, l’assaillaient de demandes impossibles.

Libérez-nous tous, faites arrêter et Étienne. Empêchez qu’on batte encore nos enfants. Elle répondait rarement directement. Elle écoutait, elle observait, elle notait en silence ce qui pouvait être changé tout de suite et ce qui demanderait du temps.
Un jour, alors qu’elle discutait près du puit avec Mariama, la jeune femme qui l’avait interrogé autrefois dans la case, cette dernière la fixa longuement. Alors demanda Mariama, c’est comment là-haut ? On respire mieux ? Hawa eut un léger sourire. On respire différent, dit-elle. L’air n’est pas plus léger, il est simplement moins chargé des mêmes choses. On toi, tu as changé ? Awa réfléchit.
J’ai le même corps répondit-elle, les mêmes cicatrices, les mêmes souvenirs, mais j’ai une chose que je n’avais pas avant, la possibilité de dire non à certains hommes. Mariama hocha la tête songeuse. Alors, ne gâche pas cette possibilité, dit-elle. ne devient pas comme eux. Ses mots la suivirent pendant plusieurs jours. Elle savait que le danger était réel.
Le pouvoir, même minime, avait une façon étrange de se glisser dans le cœur et d’y planter des racines. Elle avait vu d’anciens esclaves à qui l’on avait confié des responsabilités devenir dur comme les maîtres qu’ils avaient haï.
Une nuit, alors qu’elle rentrait vers la maison, elle trouva Valmorin assis sur la galerie seule. une lampe à huile à ses côtés. “Tu ne dors pas ?” demanda-t-elle. “Et toi ?” répondit-il, un brun d’ironie dans la voix. Elle s’assit à bonne distance sans chercher à se rapprocher. “Tu regrettes ?” demanda-t-elle à brûle pour point. Tout ça, les papiers, le mariage. Il resta un long moment silencieux.
“Je regrette de ne pas avoir compris plutôt ce qui se passait sous mon nez”, dit-il enfin. Je regrette d’avoir laissé à d’autres la gestion de ce qui portait mon nom. Et toi, tu regrettes d’avoir accepté ? Elle tourna le regard vers l’obscurité au-delà de la cour.
Je regrette seulement de ne pas avoir eu le choix plus tôt, répondit-elle, de ne pas avoir eu la possibilité de dire non à certaines choses quand j’étais plus jeune. Ils restèrent un moment à écouter ensemble les bruits de la nuit. On parle de toi, dit-il finalement. en ville. Certains disent que j’ai perdu la tête, que j’ai s notre nom. Tu aurais pu épouser une femme blanche, dit-elle.
Elle n’aurait pas voulu de cette maison telle qu’elle est, répondit-il avec une lassitude amère. Elle voudrait les profits sans voir la sueur qui les fabrique. Toi au moins, tu sais exactement d’où vient chaque grain de sucre sur cette table. Elle ne suit pas si c’était un compliment ou une simple constat. La chute d’Étienne.
La décision officielle tomba un mois plus tard. À la suite du rapport d’armand et des témoignages recueilli, Étienne fut remis aux autorités de la ville. On l’emmena un matin menotes au poignet escorté par deux gendarmes à cheval. Dans la cour, les esclaves s’étaient rassemblés, silencieux.
Certains détournaient le regard, incapable de regarder sans repenser au coup reçus. D’autres fixaient la scène avec un mélange de jubilation et de peur. En passant près d’wa, Étienne cracha presque : “Tu crois que tu as gagné, mais tu resteras toujours cette femme qui a couché avec tous les hommes de cette plantation avant d’épouser le propriétaire. Même avec ton papier, même avec ta robe, tu ne seras jamais propre.” Elle le regarda partir sans répondre.
Ses mots la frappèrent. Bien sûr, il touchait le point le plus sensible, la honte viscérale qu’elle avait appris à enterrer. Mais il ne la perforait plus comme avant. Il restait à la surface, comme de la boue qu’on peut décider un jour de ne plus laisser pénétrer la peau. Armand s’approcha d’elle. Vous allez mieux respirer maintenant, dit-il.
Ici, dit-elle. Il y aura toujours quelqu’un pour tenir le fouet si on le laisse faire. Le départ d’un homme ne change pas tout. Non, admit-il, mais c’est un début et un signal envoyé aux autres. Et vous, demanda-t-elle, vous repartez. Ilcha la tête. Mon travail ici est terminé pour l’instant, mais je parlerai de ce que j’ai vu.
Je dirais que dans cette plantation, une femme qu’on disait perdue a trouvé le moyen d’utiliser les péchés des hommes pour les forcer à regarder ce qu’ils étaient devenus. Elle eut un sourire triste. “Ne me faites pas plus grande que je ne suis”, dit-elle. Je ne suis pas une sainte.
Je suis faite de compromis, de lâcheté, de silence aussi comme nous tous, répondit-il. La différence, c’est que vous, vous n’avez jamais eu le luxe de choisir vos armes. Ils se serrèrent la main, un geste inhabituel entre un homme blanc de la ville et une femme noire née esclave. “Prenez soin de vous”, dit-il. “Ê deux !” Il désigna d’un signe de tête la foule dispersée dans la cour.
Je ne peux plus les sauver en bloc, répondit-elle, mais peut-être que je peux empêcher chaque jour une petite catastrophe de plus entre deux mondes. Les mois passèrent, la plantation survécue, comme toutes les plantations savent le faire en digérant les drames pour les transformer en habitude. On parla de moins en moins d’Étienne. On parla un peu d’Awa, beaucoup de madame de Valmorin, la femme du maître, que certains domestiques essayaient d’appeler madame sans laisser traîner le reste.
Elle, elle continuait à marcher sur sa corde tendue. Elle se bâtit pour que certaines familles ne soient plus séparées au gré des dettes. Elle imposa dans la mesure du possible que les punitions ne soient de plus distribuées au hasard des colères, mais seulement lorsque même les plus anciens reconnaissaient qu’une limite avait été franchie.
Elle obtint parfois des victoires minuscules, un jour de repos de plus après la récolte, un enfant autorisé à rester près de sa mère pendant la maladie de celle-ci, un vieil homme épargné d’un travail trop dur pour lui. Ce n’était pas la liberté pour tous. Ce n’était pas la fin du système.
C’était une série d’inflexions, presque invisibles de loin, mais que ceux qui vivaient chaque jour sous le soleil brûlant sentaient comme des respirations nouvelles. Un soir, alors qu’elle revenait des cases, Mariama la rattrapa en courant. “Awa ! Où ? Madame !” Elle s’arrêta, se retourna. “Awa”, corrigea-t-elle doucement. “Je reste à WA pour vous.” La jeune femme sourit.
Il y a quelque chose que je voulais te dire depuis longtemps”, confia Mariama. “Quand les hommes parlent de toi, ils disent toujours la même chose. Elle a couché avec tous les hommes de la plantation avant d’épouser le propriétaire.” “Aw serra les mâchoires. Il résume ma vie à ça,”, dit-elle. “Oui, admit Mariama. Mais dans les cases, le soir, certaines femmes disent d’autres choses.
” Quoi donc ? Elles disent, elle a survécu à tous les hommes de la plantation et maintenant c’est eux qui ont peur de ce qu’elle peut dire. Un silence tomba entre elles. La brise du soir apportait des odeurs de terre humides et de sucre. “Je ne veux pas qu’on m’admire pour ça”, murmura Hawa. On ne t’admire pas”, répondit Mariama avec franchise. On te regarde.
On apprend au cas où un jour une autre d’entre nous aurait à son tour l’occasion de choisir quelque chose. Awa sentit alors confusément que ce qu’elle avait déclenché la dépassait. Ce n’était pas seulement un mariage improbable, quelques papiers signés, un commandeur déchu. C’était un petit déplacement dans le regard que d’autres femmes portaient sur elles-mêmes. Dernière nuit.
Des années plus tard, quand on raconterait cette histoire, chacun choisirait sa version. Certains diraient “Il y avait à Bois de Lune une esclave rusée. Avant d’épouser le propriétaire, elle avait couché avec presque tous les hommes de la plantation. Elle les tenait tous par leur secret. Elle est montée à la maison comme on monte à l’échafaud, mais elle a souri quand même.
D’autres diraient : “Il y avait à boî de lune une femme qui n’avait pas choisi les armes qu’on avait mises dans ses mains. On avait mis son corps en première ligne. Alors, elle s’en est servie pour protéger ce qu’elle pouvait. Elle n’a jamais été sainte, mais elle n’a jamais été seulement coupable non plus.” Une nuit bien plus tard, alors que ses cheveux avaient blanchi et que ses mains portaient plus de rides que de cicatrice visible, Awa sortit sur la galerie de la maison.
La plantation dormait, les voix s’étaient tues, remplacées par le champ des insectes. Elle pensa à tous les visages qui avaient traversé sa vie. Ceux des hommes qui avaient cru la posséder. ceux des femmes qu’ l’avaient jugé ou soutenu, ceux des enfants qu’elle avait vu naître dans la boue et grandir sous le soleil.
Elle pensa aussi à la jeune fille qu’elle avait été arrachée à son village, embarquée de force vers une terre dont elle ignorait tout, et à la femme qu’elle était devenue debout sur cette galerie regardant la même terre avec des yeux différents. “Qui est vraiment prisonnier maintenant ?” murmura-telle pour elle-même. Elle ne parlait pas du maître, ni de ceux de la ville.
Elle parlait de ces hommes dont elle connaissait encore les secrets, même morts, et qui, d’une certaine manière, restait enfermé dans le regard qu’elle portait sur eux. Elle inspira profondément. L’air avait toujours la même odeur de sucre, de pluie ancienne, de sueur, mais quelque part au fond d’elle, une autre odeur s’était mêlé à tout cela, celle presque imperceptible de quelque chose qui ressemblait à une dignité reconstruite morceau par morceau.
Elle savait que le jour où elle mourrait, les registres continueraient de s’écrire, que d’autres noms apparaîtraient dans les colonnes, que d’autres drames se joueraient. Mais elle savait aussi qu’à bois de lune, on se souviendrait d’une chose. Avant d’épouser le propriétaire, cet esclave rusé avait couché avec presque tous les hommes de la plantation.
Et pourtant, au bout du compte, ce n’était pas elle qui avait été avalée entièrement par cette histoire. Elle y avait laissé des morceaux d’elle-même, certes, mais elle y avait inscrit aussi, contre toute attente une trace qui n’appartenait qu’à elle. Une trace qui un jour donnerait peut-être du courage à une autre femme dans une autre maison, sur une autre terre, au moment de choisir ce qu’elle acceptait encore de subir et ce qu’elle décidait enfin de ne plus taire. M.