Il n’avait pas besoin de nous toucher pour nous détruire. Un doigt pointé suffisait. J’ai vu ce geste pour la première fois en août 1943, à l’entrée d’un camp de prisonniers dans le nord de la France. Il n’y a pas eu de cri, aucune violence immédiate, seulement un soldat allemand en uniforme impeccable levant le bras droit et pointant l’index directement sur moi, au milieu d’une file de femmes françaises tremblant sous la pluie fine du matin. Ce doigt a tout décidé. Il m’a séparée des autres. Il m’a arrachée du groupe, comme on arrache une feuille d’un cahier.

Et à cet instant précis, j’ai compris une vérité que je n’oublierai jamais : dans la guerre, il existe des formes de violence qui ne font pas de bruit, qui ne laissent pas de sang visible, mais qui vous arrachent des morceaux de l’âme.
Mon nom est Aurélie Votrel. J’ai 80 ans aujourd’hui. J’ai gardé le silence pendant soixante ans. Ni mon mari n’a su, ni mes enfants n’ont entendu un seul mot, ni les médecins qui ont soigné mon corps n’ont compris les cicatrices que je portais à l’intérieur. Mais maintenant, assise ici dans ce salon silencieux, j’ai décidé de raconter. Parce que ce qui s’est passé après ce geste, après qu’un soldat allemand ait pointé du doigt une prisonnière française, n’a jamais été consigné dans les livres d’histoire. C’est resté caché dans les fissures, dans les silences, dans les mémoires que beaucoup ont préféré emporter dans la tombe. J’ai failli faire la même chose. Mais quelque chose en moi, quelque chose qui a résisté pendant des décennies, a décidé que cette vérité devait être dite. Pas pour choquer, pas pour accuser, mais parce que certaines histoires, aussi douloureuses soient-elles, ne peuvent pas être effacées.
Alors je vais raconter exactement ce que j’ai vu, ce que j’ai ressenti, ce qu’ils m’ont fait à moi et aux autres. Et vous comprendrez pourquoi, encore aujourd’hui, quand je vois quelqu’un pointer du doigt une autre personne, même si c’est un geste innocent, banal, tout mon corps se fige.
J’ai grandi à Rouen, une ville aux rues étroites et aux églises anciennes, où ma famille vivait depuis des générations. Mon père était forgeron, ma mère couturière. Nous avions peu, mais nous étions heureux de ce bonheur simple qui n’existe qu’avant la guerre. Quand les Allemands ont envahi la France en 1940, j’avais 18 ans. Je me souviens du bruit des chars entrant dans la ville. Je me souviens du silence qui s’est installé dans les rues ensuite. Un silence lourd, étouffant, comme si la ville elle-même avait cessé de respirer. Au début, nous pensions que c’était temporaire, que tout redeviendrait bientôt normal. Mais les mois ont passé, et avec eux sont venues les règles, les interdictions, les couvre-feux, les coups frappés aux portes en pleine nuit.
Je travaillais dans une usine de textile avec d’autres jeunes femmes. Nous confectionnions des uniformes pour les soldats allemands. C’était un travail humiliant mais nécessaire. Ceux qui ne travaillaient pas étaient arrêtés ou pire. C’est là, à l’usine, que j’ai rencontré Margot. Elle avait 20 ans, des cheveux châtains coupés courts et un regard qui transmettait du courage, même quand tout autour criait le désespoir. Margot faisait partie d’un petit groupe de résistance. Rien de grandiose, rien d’héroïque comme dans les films. Juste quelques personnes qui transmettaient des informations, cachaient des documents, aidaient des familles juives à fuir. Elle m’a invitée à aider. J’ai hésité. J’avais peur, très peur. Mais Margot a dit quelque chose que je n’ai jamais oublié : « Aurélie, si nous ne faisons rien, nous nous détesterons pour toujours. » Et elle avait raison.
Aurélie marque une pause. Ses yeux fixent un point lointain, comme si elle était encore dans cette usine, dans ce moment de décision. Elle respire profondément avant de continuer.
Pendant six mois, j’ai aidé Margot et les autres. Je transportais des messages cachés dans les coutures des uniformes. Je détournais de petites quantités de tissus pour falsifier des documents. Je transmettais des informations sur les mouvements des soldats allemands. C’était dangereux. Mais je me sentais utile, vivante. Jusqu’à ce qu’en août 1943, nous soyons trahis. Je ne sais pas qui nous a livrés. Je ne l’ai jamais su. Peut-être quelqu’un qui avait peur. Peut-être quelqu’un qui devait sauver sa propre peau. Ou peut-être simplement quelqu’un qui croyait faire ce qui était juste en collaborant avec les occupants.
Un matin pluvieux, la Gestapo a fait irruption dans l’usine. Je me souviens du bruit des bottes frappant le sol en béton. Je me souviens des cris en allemand. Je me souviens des autres femmes poussées contre le mur, mains sur la tête, visage blanc de terreur. Ils ont pris douze d’entre nous. Margot était parmi elles. On nous a jetées dans des camions militaires couverts de bâches sombres. Nous ne savions pas où nous allions. Nous n’avions aucun moyen de le savoir. Nous sentions seulement le balancement du véhicule, l’odeur d’essence mêlée à la sueur et à la peur. Nous avons roulé pendant des heures.
Quand le camion s’est enfin arrêté et que les bâches ont été arrachées, j’ai vu pour la première fois l’endroit qui allait changer ma vie à jamais. C’était un camp de prisonniers aux abords de Compiègne : des clôtures de barbelés, des tours de guet grises sous un ciel tout aussi gris. Et c’est là, à l’entrée de ce lieu, que le soldat allemand a levé le bras et pointé du doigt sur moi. Je ne sais toujours pas pourquoi il m’a choisie. Peut-être parce que j’étais jeune, peut-être parce que je tremblais moins que les autres, ou peut-être simplement parce que j’étais là, au mauvais endroit, au mauvais moment, et que mon visage correspondait à ce qu’il cherchait ce jour-là. Le soldat ne m’a pas regardée dans les yeux. Il a pointé son doigt, fait un signe de tête vers un autre soldat, et c’était terminé.
Deux hommes m’ont attrapée par les bras et m’ont traînée hors de la file. Margot a essayé de crier mon nom, mais un coup de crosse dans l’estomac l’a fait taire immédiatement. Je l’ai vue se plier en deux, le visage tordu de douleur, et dans ses yeux, j’ai vu quelque chose qui m’a glacée. Elle savait ce qui m’attendait. Elle savait et elle ne pouvait rien faire. On m’a emmenée vers un bâtiment séparé, à l’écart des baraquements principaux. Une petite construction en brique rouge avec des fenêtres étroites et une porte en métal. De l’extérieur, cela ressemblait à un simple entrepôt. Mais ce n’était pas un entrepôt, c’était une antichambre de l’enfer.
Que se passait-il après ce geste ? Pourquoi certaines femmes étaient-elles séparées des autres ? Et qu’a vu Aurélie dans les jours suivants qui l’a poussée à garder le silence pendant près de six décennies ? La réponse se trouve dans les prochains chapitres, et elle est plus troublante que n’importe quel document officiel ne l’a jamais admis.
Je ne sais pas pourquoi il m’a choisie. Peut-être parce que j’étais jeune, peut-être parce que je tremblais moins que les autres, ou peut-être simplement parce que j’étais là, au mauvais endroit, au mauvais moment, et que mon visage correspondait à ce qu’il cherchait à ce jour-là. Le soldat ne m’a pas regardée dans les yeux. Il a pointé son doigt, a fait un signe de tête vers un autre soldat. Et c’était terminé. Deux hommes m’ont attrapée par les bras et m’ont traînée hors de la file. Margot a essayé de crier mon nom, mais un coup de crosse dans l’estomac l’a fait taire immédiatement.
On m’a emmenée vers un bâtiment séparé, à l’écart des baraquements principaux. Une petite construction en brique rouge avec des fenêtres étroites et une porte en métal. De l’extérieur, ça ressemblait à un simple entrepôt, mais à l’intérieur, à l’intérieur il y avait des rangées de lits métalliques, des draps blancs tachés, une odeur de désinfectant mélangée à quelque chose de plus sombre, de plus organique, que je ne pouvais pas identifier. Et il y avait d’autres femmes, certaines assises sur les lits, le regard vide, d’autres debout près des murs comme des ombres figées. Aucune ne parlait, aucune ne bougeait vraiment. Elles semblaient toutes attendre quelque chose, mais sans savoir quoi.
Une femme plus âgée, peut-être 40 ans, s’est approchée de moi. Elle avait des cernes noires sous les yeux et des marques rouges sur les poignets. « Comment tu t’appelles ? » a-t-elle demandé à voix basse. « Aurélie. » « Moi c’est Hélène. Écoute-moi bien, Aurélie. Ici, tu ne poses pas de questions. Tu obéis. Tu fais exactement ce qu’ils te disent. Si tu résistes, ils te cassent. Si tu pleures trop fort, ils te frappent. Et si tu essayes de t’échapper… » Elle n’a pas fini sa phrase. Elle n’en avait pas besoin.
Je me suis assise sur un des lits. Mes mains tremblaient. Mon cœur battait si fort que j’avais l’impression qu’il allait exploser. Et puis la porte s’est ouverte. Un officier allemand est entré, accompagné d’un médecin en blouse blanche. Ils ont parcouru la pièce du regard, inspectant chaque femme comme on inspecte du bétail. Le médecin s’est arrêté devant moi. Il a soulevé mon menton avec ses doigts gantés, a examiné mes dents, mes yeux, mes mains. Il a noté quelque chose sur un carnet. Puis il a dit quelque chose en allemand à l’officier. Ils ont ri. Je n’ai pas compris les mots, mais j’ai compris le ton, et ça a suffi pour que mon sang se glace.
Ce soir-là, j’ai appris ce que signifiait vraiment être sélectionnée. On nous a fait monter dans un autre camion. Cette fois, nous étions sept, toutes jeunes, toutes françaises, toutes silencieuses. Le trajet a duré moins d’une heure. Quand nous sommes arrivées, j’ai vu un bâtiment plus grand, mieux entretenu que les baraquements du camp. Il y avait des lumières allumées à l’intérieur. De la musique jouait, une musique douce, presque élégante, comme dans un restaurant chic. Mais ce n’était pas un restaurant. C’était un bordel militaire, un Soldatenbordell comme ils l’appelaient, un lieu où les soldats allemands venaient se détendre après leur mission, et nous étions là pour les servir.
Je me souviens de la sensation de mes jambes qui refusaient d’avancer, de la main d’Hélène qui m’a poussée doucement dans le dos. « Avance », a-t-elle murmuré. « Si tu t’arrêtes, ils te traînent. » On nous a fait entrer dans une grande salle avec des canapés rouges, des rideaux épais et des lampes tamisées. Il y avait des soldats partout. Certains buvaient, d’autres fumaient, d’autres encore nous observaient avec des yeux froids, calculateurs. Une femme allemande, grande et sèche, vêtue d’un uniforme strict, nous a alignées contre le mur. Elle nous a examinées une par une, ajustant nos cheveux, vérifiant nos vêtements. Puis elle a commencé à nous attribuer des numéros. J’étais le numéro 7.
Je ne vais pas décrire en détail ce qui s’est passé cette nuit-là. Certaines choses sont trop lourdes pour être mises en mots. Certaines images restent gravées dans la chair, pas dans le langage. Mais je vais dire ceci : ce n’était pas de la violence brute. Ce n’était pas des coups, des cris, du chaos. C’était pire. C’était méthodique, organisé, presque bureaucratique. Chaque soldat avait son tour, chaque femme avait son rôle. Tout était réglé comme une machine bien huilée, comme une usine de production où nous étions les matières premières.
Et le pire, c’est qu’on nous forçait à sourire, à prétendre que tout allait bien, à jouer un rôle, à faire semblant d’être consentantes, même quand nos corps se raidissaient de dégoût, même quand nos esprits hurlaient silencieusement. Parce que si nous ne jouions pas le jeu, si nous montrions notre vraie peur, notre vraie douleur, ils devenaient violents. J’ai appris ça très vite. Une des filles, une jeune fille de 19 ans nommée Simone, a pleuré pendant qu’un soldat la touchait. Il l’a giflée si fort qu’elle est tombée du lit. Puis il l’a traînée par les cheveux hors de la pièce. On ne l’a jamais revue.
Les jours suivants se sont fondus en une sorte de brouillard. Le temps n’existait plus vraiment. Il n’y avait que des cycles : être emmenée, être utilisée, être ramenée, dormir quelques heures, recommencer. Hélène m’a appris à survivre. « Ne les regarde jamais dans les yeux, » disait-elle. « Ne montre jamais de colère, ne montre jamais de peur. Sois neutre, vide, comme une poupée. » C’était horrible, mais c’était efficace. J’ai appris à éteindre mon esprit, à me détacher de mon propre corps, à imaginer que ce n’était pas vraiment moi qui vivais ça, mais quelqu’un d’autre, une autre Aurélie, dans un autre monde. Certaines femmes n’y arrivaient pas. Elles s’effondraient, elles pleuraient sans arrêt, elles refusaient de manger. Et elles disparaissaient. Parce que dans ce système, nous n’étions utiles que tant que nous fonctionnions. Dès que nous devenions défectueuses, on nous remplaçait.
Un soir, environ deux semaines après mon arrivée, quelque chose d’étrange s’est produit. Un officier allemand est entré dans la salle. Pas un simple soldat, un homme plus âgé, avec des cheveux gris et des lunettes rondes. Il portait un uniforme impeccable et une sacoche en cuir sous le bras. Il m’a regardée, puis il a fait signe à la femme allemande qui nous surveillait. « Elle, » a-t-il dit en me montrant du doigt. Mon cœur s’est arrêté.
On m’a emmenée dans une petite pièce à l’arrière du bâtiment. Pas une chambre, un bureau avec une table en bois, deux chaises et une lampe unique qui éclairait faiblement. L’officier s’est assis. Il m’a fait signe de m’asseoir aussi. Puis il a ouvert sa sacoche et en a sorti un carnet et un stylo. « Comment tu t’appelles ? » a-t-il demandé en français avec un accent épais mais compréhensible. « Aurélie, » ai-je murmuré. « Aurélie comment ? Votrel ? » Il a noté. Puis il m’a posé d’autres questions. D’où je venais ? Quelle était ma famille ? Pourquoi j’avais été arrêtée ? Je ne comprenais pas. Pourquoi ces questions ? Pourquoi maintenant ? Et puis il a dit quelque chose qui m’a glacée jusqu’aux os. « Nous menons une étude, Mademoiselle Votrel, une étude scientifique sur la résistance psychologique des prisonnières. Vous allez participer. »
J’ai compris à ce moment-là que l’horreur que je vivais n’était pas seulement de la violence, c’était aussi de l’expérimentation. Ils ne nous détruisaient pas par hasard. Ils étudiaient comment nous briser. Ils prenaient des notes. Ils mesuraient nos réactions, comme des insectes dans un bocal. Et ce que j’allais découvrir dans les semaines suivantes allait dépasser tout ce que j’avais imaginé.
L’officier aux lunettes rondes s’appelait Docteur Werner Steiner. Je n’ai jamais oublié son nom. Même aujourd’hui, soixante ans plus tard, je peux encore voir son visage avec une clarté effrayante : ses yeux bleus froids et curieux, ses mains propres, manucurées, qui tenaient le stylo avec une précision chirurgicale, ses ongles parfaitement taillés, ses gestes lents, méthodiques, calculés. Il revenait me voir deux fois par semaine, toujours dans cette même petite pièce, toujours avec son carnet relié de cuir brun, toujours avec ces questions qui semblaient innocentes mais qui fouillaient dans les recoins les plus sombres de mon esprit.
Au début, je pensais qu’il allait m’interroger sur la résistance, sur Margot, sur les autres, sur nos contacts, nos actions, nos plans. Mais non. Il voulait savoir ce que je ressentais. « Quand un soldat vous touche, que pensez-vous exactement ? » demandait-il, le stylo levé au-dessus de la page blanche, prêt à noter chaque mot, chaque hésitation, chaque silence. « Avez-vous des cauchemars ? De quel type précisément ? Pouvez-vous les décrire ? Avez-vous perdu l’appétit ? Dans quelle mesure ? Combien de repas avez-vous sauté cette semaine ? Avez-vous des pensées suicidaires ? À quelle fréquence ? Les avez-vous déjà tentées ? »
Je ne répondais presque jamais. Je restais assise là, les mains serrées sur mes genoux, les yeux fixés sur un point du mur derrière lui. Mais mon silence ne le dérangeait pas. Au contraire, il notait quand même. Il observait mes mains qui tremblaient légèrement, mon regard qui fuyait, ma respiration qui s’accélérait quand certaines questions devenaient trop précises, trop intimes, trop insupportables. Comme si j’étais un animal dans un laboratoire, comme si ma douleur était une donnée scientifique à consigner, à analyser, à classer dans un système méthodique de compréhension de la souffrance humaine.
Un jour, il m’a posé une question différente. « Mademoiselle Votrel, croyez-vous que la douleur psychologique puisse être mesurée de la même manière que la douleur physique ? » J’ai levé les yeux vers lui. Pour la première fois, je l’ai vraiment regardé. « Pourquoi me demandez-vous ça ? » ai-je murmuré. Il a souri. Un sourire léger, presque bienveillant, comme un professeur qui encourage un élève à réfléchir. « Parce que nous sommes en train de développer une échelle. Une échelle qui permettrait de quantifier la résistance psychologique des individus face à des situations extrêmes. Vous, Mademoiselle Votrel, vous êtes un sujet particulièrement intéressant. »
« Intéressant. » Ce mot a résonné dans ma tête pendant des jours. J’étais intéressante, pas humaine, pas une victime, pas une personne : intéressante. Mais Steiner n’était pas le seul. Il faisait partie d’un programme plus large, plus organisé, plus sinistre que je ne l’aurais jamais imaginé. Un programme qui utilisait des femmes comme nous, des prisonnières, des résistantes, des indésirables, pour mener des expériences psychologiques, médicales, comportementales.
Certaines d’entre nous étaient soumises à des tests de résistance à la douleur. On leur infligeait des brûlures, des coupures, des chocs électriques, pendant qu’on mesurait leurs réactions, leur seuil de tolérance, leurs mécanismes de défense psychologique. D’autres recevaient des injections de substances inconnues. Certaines tombaient malades immédiatement. D’autres développaient des symptômes étranges : fièvre prolongée, hallucinations, paralysie partielle. D’autres encore étaient exposées à des situations extrêmes pour observer leur réaction. On les privait de sommeil pendant des jours. On les enfermait dans des espaces confinés. On les forçait à prendre des décisions impossibles, à choisir entre leur propre survie et celle d’une autre prisonnière.
Et tout cela était documenté, classé, archivé avec une précision bureaucratique terrifiante. Parce que dans l’esprit tordu de ces hommes, nous n’étions pas des êtres humains. Nous étions des données, des variables dans une équation, des spécimens dans une collection scientifique destinée à comprendre les limites de la psyché humaine sous contrainte extrême.
Un après-midi, Steiner est arrivé avec un autre homme, plus jeune, peut-être 30 ans. Il portait un uniforme différent, plus élégant, avec des insignes que je ne reconnaissais pas. « Mademoiselle Votrel, je vous présente le Sturmbannführer Klaus Berger. » dit Steiner. « Il supervise notre programme de recherche. Il souhaite vous poser quelques questions. » Berger s’est assis en face de moi. Il m’a observée en silence pendant un long moment. Puis il a parlé, dans un français impeccable, sans accent. « Savez-vous combien de femmes sont passées par ce programme depuis son lancement en 1942 ? » J’ai secoué la tête. « Plus de 350, » a-t-il dit calmement. « De tous âges, de toutes origines : françaises, polonaises, russes, juives, résistantes, prisonnières politiques. Nous avons accumulé une quantité considérable de données. Des données qui nous permettront de mieux comprendre comment l’esprit humain réagit sous pression. Comment on peut briser une personne. Comment on peut la contrôler. » Il a marqué une pause, puis a ajouté : « Vous êtes l’une des plus résistantes, Mademoiselle Votrel. Remarquable. » Je ne savais pas si c’était un compliment ou une menace.
Un soir, après une session particulièrement éprouvante au bordel militaire, on m’a ramenée dans le baraquement plus tôt que d’habitude. Une des femmes, une jeune fille que je ne connaissais pas bien, s’appelait Céline. Elle avait 19 ans, des cheveux blonds presque blancs, des yeux verts magnifiques qui semblaient toujours au bord des larmes. Elle s’est approchée de moi et m’a chuchoté : « Aurélie, il faut que je te dise quelque chose, quelque chose que tu dois savoir. » Je me suis tournée vers elle. « Quoi ? » « Certaines filles. Elles ne sont pas seulement utilisées pour les soldats. Elles disparaissent. On les emmène dans un autre bâtiment, et quand elles reviennent, si elles reviennent, elles ne sont plus les mêmes. » « Qu’est-ce que tu veux dire ? » « Je veux dire qu’elles sont brisées. Complètement. Comme si quelque chose à l’intérieur d’elles avait été éteint. Une des filles m’a dit qu’on lui avait injecté quelque chose. Elle ne se souvient plus de rien. Elle ne sait même plus comment elle s’appelle. » Mon sang s’est glacé. « Pourquoi tu me dis ça ? » « Parce qu’hier, j’ai entendu Steiner parler avec un autre médecin. Ils ont mentionné ton nom. Ils ont dit que tu étais prête pour la phase suivante. »
Les jours suivants, j’ai vécu dans une terreur constante. Chaque fois qu’un soldat entrait dans le baraquement, je pensais que c’était pour moi. Chaque fois qu’on appelait un numéro, je retenais ma respiration. Et puis un matin, c’est arrivé. Steiner est venu me chercher. Mais cette fois, il n’était pas seul. Il y avait deux soldats avec lui, armés, silencieux. « Venez, Mademoiselle Votrel, » a-t-il dit. « Nous avons quelque chose de nouveau pour vous. » Mon cœur s’est arrêté.
On m’a emmenée vers le bâtiment que Céline avait mentionné. Un bâtiment isolé, entouré de barbelés supplémentaires, avec des fenêtres opaques qui ne laissaient passer aucune lumière. À l’intérieur, il y avait une salle d’examen médical froide, stérile, avec une table métallique au centre, des sangles en cuir attachées sur les côtés. Steiner m’a fait signe de m’allonger. « Ne vous inquiétez pas, » a-t-il dit d’une voix douce, presque rassurante. « Nous allons simplement effectuer quelques tests. Rien de douloureux, juste quelques mesures. » Mais je savais qu’il mentait. J’ai vu les seringues préparées sur un plateau. J’ai vu les instruments médicaux alignés avec une précision militaire. J’ai vu le carnet ouvert, prêt à recevoir de nouvelles observations. Et j’ai compris que si je m’allongeais sur cette table, je ne reviendrai peut-être jamais.
C’est à ce moment précis qu’un autre soldat est entré dans la pièce. Il a dit quelque chose en allemand à Steiner, quelque chose d’urgent. Steiner a froncé les sourcils, il a répondu sèchement. Puis il s’est tourné vers moi. « Nous devons reporter. Retournez au baraquement. » Je n’ai pas posé de questions. Je suis sortie aussi vite que possible, avant qu’il ne change d’avis.
Ce soir-là, une femme plus âgée, une Polonaise nommée Zofia, m’a prise à part. « Aurélie, écoute-moi bien, » a-t-elle dit à voix basse. « Certaines filles parlent d’une évasion. » Mon cœur a bondi dans ma poitrine. « Une évasion ? Mais comment ? » « Il y a un soldat, un jeune. Il ne vient pas souvent ici, mais quand il vient, il ne nous touche jamais. Il reste assis dans un coin et il pleure. » Je l’ai regardée, confuse. « Il pleure ? » « Oui. Apparemment, il déteste ce qui se passe ici. Il a dit à une des filles qu’il pourrait nous aider. Mais c’est risqué. Extrêmement risqué. Si on se fait prendre… » Elle n’a pas eu besoin de finir. On savait toutes ce qui arrivait aux filles qui tentaient de s’échapper. Mais rester, c’était mourir lentement, à petit feu, jour après jour, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de nous. Alors, j’ai accepté.
Le plan était simple, presque naïf dans sa conception. Le jeune soldat, il s’appelait Klaus, ironiquement le même prénom que le Sturmbannführer, mais c’était un tout autre homme, allait laisser une porte déverrouillée dans la nuit. Trois d’entre nous devaient sortir discrètement, longer la clôture nord en évitant les projecteurs et rejoindre une route forestière à environ 2 km. De là, un contact de la résistance devait nous récupérer avec un véhicule. C’était risqué, terriblement risqué. Les chances de succès étaient minces, mais c’était notre seule chance.
La nuit choisie est arrivée. Une nuit froide de septembre, sans lune, parfaite pour se fondre dans l’obscurité. Hélène, une autre fille nommée Pauline et moi, nous nous sommes levées en silence, nos cœurs battant à tout rompre. Mon cœur battait si fort que j’avais peur qu’on l’entende à travers les murs. Mes mains tremblaient, ma bouche était sèche. Nous avons marché à pas de loup à travers le couloir sombre, évitant chaque planche grinçante, retenant notre souffle à chaque bruit. La porte était effectivement déverrouillée, comme Klaus l’avait promis. Nous sommes sorties dans la nuit glacée. L’air froid de septembre a frappé mon visage. J’ai senti une bouffée d’espoir monter en moi. Un espoir fragile, tremblant, mais réel.
Mais elle n’a duré que quelques secondes. Parce qu’au moment où nous atteignions la clôture, une lumière aveuglante s’est allumée. Des projecteurs partout, illuminant la nuit comme en plein jour. Et des voix en allemand ont crié des ordres, des menaces. Nous avions été trahies. Ou peut-être que Klaus avait été découvert. Ou peut-être que tout cela n’avait été qu’un piège depuis le début, une expérience supplémentaire pour identifier celles qui avaient encore de l’espoir, celles qui étaient encore capables de résister. Je ne l’ai jamais su.
Pauline a essayé de courir. Elle a sprinté vers la forêt, ses jambes fines battant l’air désespérément. Une balle l’a arrêtée net. Elle est tombée face contre terre, sans un cri, son corps s’affaissant comme une poupée de chiffon. Hélène et moi avons levé les mains. Nous ne pouvions rien faire d’autre. Résister signifiait mourir immédiatement.
Les soldats nous ont ramenées à l’intérieur. Pas dans les baraquements, dans une autre pièce. Une pièce froide, humide, avec des murs en pierre et des chaînes accrochées au mur. Un officier est entré. Pas Steiner, un autre, plus jeune, plus violent. Ses yeux étaient durs, sans pitié. Il a regardé Hélène pendant un long moment. « Tu voulais partir, » a-t-il dit en français avec un sourire cruel. « Très bien, on va t’aider. » Il a sorti son pistolet et lui a tiré une balle dans la tête. Juste comme ça. Sans hésitation, sans émotion, comme on écrase un insecte. Le corps d’Hélène s’est effondré à mes pieds, ses yeux encore ouverts fixant le vide, une expression de surprise figée sur son visage. Et moi, j’ai hurlé. J’ai hurlé jusqu’à ce que ma voix se brise, jusqu’à ce que mes cordes vocales ne produisent plus aucun son, jusqu’à ce qu’ils me frappent au visage pour me faire taire.
Je ne sais pas combien de temps je suis restée dans cette pièce. Des heures, peut-être des jours. Le temps n’existait plus. Il n’y avait que le froid, l’humidité, le sang séché d’Hélène sur le sol à côté de moi. Quand ils m’ont finalement ramenée dans le baraquement, j’étais vide. Il ne restait plus rien en moi : ni colère, ni peur, ni espoir, ni même tristesse. Juste un vide immense, froid, silencieux, comme si mon âme avait été aspirée hors de mon corps.
Steiner est revenu me voir quelques jours plus tard. Il s’est assis en face de moi, a ouvert son carnet et a demandé, comme si de rien n’était : « Comment vous sentez-vous après cet événement, Mademoiselle Votrel ? » J’ai levé les yeux vers lui et pour la première fois depuis longtemps, je lui ai répondu. Ma voix était rauque, brisée, mais les mots sont sortis : « Je me sens morte. » Il a souri. Un sourire léger, presque satisfait, comme un scientifique qui vient de confirmer une hypothèse. Puis il a noté quelque chose dans son carnet. Ses doigts bougeaient avec fluidité, remplissant la page de son écriture soignée. Et je me suis demandé combien d’autres femmes avaient prononcé ces mêmes mots avant moi. Mais je n’étais pas morte, pas encore. Quelque chose en moi refusait de s’éteindre complètement. Une petite flamme, presque invisible, mais obstinée. Et ce quelque chose allait me sauver.
C’est étrange, la façon dont le corps humain s’adapte à l’horreur. Au bout d’un certain temps, même l’insupportable devient routine, même la douleur devient familière. Vous cessez de lutter, vous cessez de penser. Vous devenez une machine qui fonctionne par réflexe. C’est ce qui m’est arrivé après la mort d’Hélène. Je me levais, je faisais ce qu’on me disait, je retournais me coucher, et le lendemain, je recommençais. Les jours se sont fondus en semaines, les semaines en mois.
Et puis, un matin de novembre 1943, quelque chose a changé. Un convoi de prisonniers est arrivé au camp. Des hommes, cette fois, des résistants capturés dans le sud de la France. Parmi eux, il y avait un médecin français. Il s’appelait Docteur Lucien Morau. Les Allemands avaient besoin de lui. Une épidémie de typhus s’était déclarée parmi les prisonniers et ils voulaient éviter qu’elle se propage aux soldats. Lucien a été autorisé à travailler dans l’infirmerie du camp, et c’est là que nos chemins se sont croisés.
J’avais été envoyée à l’infirmerie après m’être évanouie pendant une session avec un soldat. Je n’avais rien mangé depuis des jours. Mon corps avait simplement lâché. Lucien m’a examinée. Il a pris mon pouls, vérifié mes pupilles, palpé mon abdomen. Puis il a dit quelque chose que je n’avais pas entendu depuis des mois : « Vous êtes très faible, Mademoiselle. Il faut vous nourrir. Je vais demander une ration supplémentaire. » Sa voix était douce, humaine. J’ai levé les yeux vers lui et j’ai vu quelque chose dans son regard. Quelque chose que je n’avais pas vu depuis longtemps. De la compassion.
Lucien est devenu mon allié, discrètement, prudemment. Il me faisait venir à l’infirmerie sous prétexte de contrôles médicaux. Là, il me donnait de la nourriture cachée : du pain, parfois un bout de fromage, une fois une pomme. Et il me parlait. « Vous devez tenir, Aurélie, » disait-il. « La guerre ne durera pas éternellement. Les Alliés avancent. Les Allemands commencent à perdre du terrain. » Je voulais le croire, mais c’était difficile, tellement difficile.
Un jour, Lucien m’a dit quelque chose qui m’a fait comprendre qu’il préparait quelque chose. « Aurélie, si je vous disais qu’il existe une possibilité de sortir d’ici, mais que c’est extrêmement dangereux, que feriez-vous ? » Mon cœur s’est mis à battre plus vite. « Je prendrai le risque. » Il a hoché la tête. « Bien. Alors écoutez-moi attentivement. »
Le plan de Lucien était audacieux. Il avait établi un contact avec un groupe de résistants locaux. Ils avaient réussi à infiltrer un homme parmi les chauffeurs de camion qui livraient des fournitures au camp. Ce chauffeur pouvait cacher quelqu’un dans son camion. Une seule personne. Une seule fois. Lucien m’avait choisie. « Pourquoi moi ? » ai-je demandé, incrédule. « Parce que vous êtes jeune, parce que vous êtes forte, même si vous ne le voyez pas. Et parce que si vous survivez, vous pourrez témoigner. » « Témoigner. » Ce mot a résonné en moi comme une cloche.
Le jour prévu est arrivé. Un matin glacial de décembre, Lucien m’a fait sortir de l’infirmerie en prétendant que j’avais besoin d’un traitement spécial. Il m’a conduite vers la zone de livraison, là où les camions déchargeaient les marchandises. Le chauffeur était là, un homme d’une cinquantaine d’années au visage buriné. Il a ouvert l’arrière du camion. Il y avait des caisses de nourriture empilées, et entre deux rangées, un espace étroit, juste assez grand pour une personne. « Montez, » a-t-il murmuré.
Je me suis glissée dans l’espace. Mon cœur battait si fort que j’avais peur qu’on l’entende. Lucien m’a regardée une dernière fois. « Bonne chance, Aurélie. » Puis il a refermé les portes. L’obscurité était totale. L’air était étouffant. Je sentais le poids des caisses autour de moi, la vibration du moteur sous mon corps. Le camion a démarré. J’ai fermé les yeux et j’ai prié. Pas à Dieu. Je ne croyais plus en Dieu depuis longtemps. J’ai prié pour que ce soit réel, pour que ce ne soit pas un piège, pour que cette fois, l’espoir ne me détruise pas.
Le trajet a duré une éternité. À un moment, le camion s’est arrêté. J’ai entendu des voix en allemand, des soldats qui contrôlaient les marchandises. Mon corps entier s’est figé. J’ai entendu des bruits de caisse déplacée, de plus en plus proches. Et puis soudain, une voix a crié quelque chose. Les soldats ont ri. Le camion a redémarré. Ils ne m’avaient pas trouvée.
Quand les portes se sont finalement ouvertes, j’ai vu le ciel. Un ciel gris, couvert de nuages, mais libre. Le chauffeur m’a aidée à descendre. Nous étions dans une forêt, loin du camp. « Courez, » a-t-il dit, « suivez ce sentier. Vous trouverez une ferme. Ils vous aideront. » Je l’ai remercié. Mais les mots ne suffisaient pas. Alors j’ai couru. J’ai couru comme je n’avais jamais couru de ma vie.
Mais échapper au camp ne signifiait pas échapper à la guerre, ni aux souvenirs, ni à la culpabilité de celles que j’avais laissées derrière. La liberté n’a pas le goût qu’on imagine.
Quand j’ai atteint la ferme, j’étais à bout de force. Une femme âgée m’a ouvert la porte. Elle m’a regardée : mes vêtements déchirés, mon corps, mes yeux vides. Et elle a compris. Sans poser de questions, elle m’a fait entrer. On m’a donné de la nourriture, de l’eau, un lit. Mais je ne pouvais pas dormir. Chaque fois que je fermais les yeux, je voyais Hélène, Pauline, Simone, toutes les autres. Et je me demandais : pourquoi moi ? Pourquoi ai-je survécu alors qu’elles sont mortes ?
Je suis restée cachée dans cette ferme pendant 3 mois. La famille qui m’hébergeait faisait partie du réseau de résistance. Ils m’ont fourni de faux papiers, une nouvelle identité. Je m’appelais maintenant Marie du Bois. J’étais censée être une cousine venue de Paris. Petit à petit, mon corps a récupéré. J’ai repris du poids, mes blessures ont cicatrisé. Mais mon esprit, lui, était brisé.
En juin 1944, les Alliés ont débarqué en Normandie. J’ai entendu la nouvelle à la radio et, pour la première fois depuis longtemps, j’ai pleuré. Pas de joie, pas de soulagement, mais parce que je savais que c’était trop tard pour celles qui étaient restées là-bas.
Quand la guerre a pris fin en mai, je suis retournée à Rouen. Ma ville avait changé. Ou peut-être que c’était moi qui avais changé. J’ai retrouvé ma famille. Mon père avait vieilli de 10 ans. Ma mère pleurait chaque fois qu’elle me regardait. Ils ne savaient pas ce qui m’était arrivé. Je ne leur ai jamais dit. J’ai essayé de reprendre une vie normale. J’ai trouvé un travail. Je me suis mariée, j’ai eu deux enfants. Mais j’étais absente. Même quand j’étais là physiquement, mon esprit était ailleurs. Mon mari ne comprenait pas pourquoi je ne supportais pas qu’on me touche, pourquoi je me réveillais en hurlant certaines nuits, pourquoi je ne pouvais pas entrer dans une pièce fermée sans paniquer. Je lui disais que c’était à cause de la guerre, ce qui était vrai, mais je ne lui ai jamais dit toute la vérité.
Pendant des décennies, j’ai gardé le silence parce que j’avais honte, parce que j’avais peur qu’on me juge, parce que dans les années d’après-guerre, on ne parlait pas de ces choses-là. Les femmes comme moi étaient invisibles. Nos histoires étaient gênantes. Elles ne cadraient pas avec le récit héroïque de la résistance. Alors on se taisait.
En 2004, une historienne m’a contactée. Elle menait des recherches sur les Soldatenbordell et les expériences médicales menées sur les prisonnières pendant la guerre. Elle avait trouvé mon nom dans des archives allemandes, des archives qui n’avaient été ouvertes que récemment. Dans ces documents, il y avait des notes, des rapports, des observations cliniques signées par Docteur Werner Steiner.
Quand j’ai vu son nom écrit là, noir sur blanc, quelque chose s’est brisé en moi. Toutes ces années, j’avais essayé d’oublier, de refouler, de faire comme si rien de tout ça n’avait existé. Mais c’était là. Documenté, archivé, réel. Et j’ai compris que si je ne parlais pas maintenant, cette histoire mourrait avec moi. Alors, j’ai accepté de témoigner. Pas devant un tribunal — Steiner était mort depuis longtemps, probablement sans jamais avoir été jugé — mais devant une caméra. Pour que les gens sachent. Pour que l’histoire sache.
Aujourd’hui, en 2024, je suis une vieille femme. J’ai 80 ans. Mes cheveux sont blancs, mon corps est fatigué, mais ma mémoire, elle, est intacte. Je me souviens de tout : des visages, des voix, des gestes. Et je me souviens de ce que ce doigt pointé a signifié.
On me demande souvent si j’ai pardonné. Je ne sais pas comment répondre à cette question. Est-ce qu’on pardonne à des hommes qui nous ont traitées comme du bétail ? Qui ont fait de nos corps des objets ? Qui ont étudié notre souffrance comme une expérience scientifique ? Je ne crois pas. Mais je ne leur accorde plus le pouvoir de me détruire.
Ce que je veux que les gens comprennent, c’est que la guerre ne s’arrête pas quand les canons se taisent. Elle continue dans les corps, dans les esprits, dans les familles. Elle continue dans les cauchemars, dans les silences, dans les secrets qu’on emporte avec soi jusqu’à la tombe.
Margot n’a jamais été retrouvée. Je ne sais pas ce qui lui est arrivé. Peut-être qu’elle a été exécutée. Peut-être qu’elle est morte de maladie. Peut-être qu’elle a simplement disparu, comme tant d’autres. Hélène est morte devant mes yeux. Pauline aussi. Simone, je ne l’ai jamais revue après cette nuit où elle a été traînée hors de la pièce.
Et moi, je suis là. Je ne sais pas pourquoi j’ai survécu. Je ne crois pas que ce soit parce que j’étais plus forte ou plus courageuse ou plus méritante. Je crois simplement que j’ai eu de la chance. Une chance terrible, absurde, injuste.
Alors, je raconte. Je raconte pour celles qui ne peuvent plus le faire. Je raconte pour que leur nom ne soit pas effacé. Je raconte pour que, peut-être, quelqu’un, quelque part, comprenne ce que signifie vraiment survivre à l’enfer. Et je raconte pour vous poser une question. Une question que je me pose depuis soixante ans et à laquelle je n’ai toujours pas de réponse : si vous aviez été à ma place, qu’auriez-vous fait ? Auriez-vous gardé le silence comme moi pendant des décennies ? Ou auriez-vous trouvé la force de parler plus tôt ? Et surtout, comment vit-on après avoir survécu à quelque chose qui aurait dû nous tuer ?
Je ne sais pas. Mais ce que je sais, c’est que tant que je respire, tant que ma voix fonctionne, je continuerai à témoigner. Parce que l’oubli est une seconde mort, et je refuse de les laisser mourir deux fois.
Aurélie s’arrête. Ses mains tremblent légèrement. Elle regarde la caméra avec des yeux qui ont porté ce poids pendant près de six décennies. Ce n’est pas de la colère dans son regard. Ce n’est pas de la haine. C’est quelque chose de plus profond, de plus lourd. C’est la mémoire qui refuse de mourir, même quand tout le reste a essayé de l’enterrer.
Ce que vous venez d’entendre n’est pas une fiction. Ce ne sont pas des mots écrits pour choquer ou émouvoir artificiellement. C’est le témoignage brut d’une femme qui a survécu à ce que l’histoire a préféré oublier. Des milliers de femmes comme Aurélie ont été effacées des livres, leur nom perdu dans les archives scellées, leur voix étouffée par le silence complice des décennies. Mais aujourd’hui, grâce à des récits comme celui-ci, nous avons le devoir de ne pas détourner le regard.
Aurélie a choisi de parler à 80 ans parce qu’elle savait que le temps lui était compté. Elle est partie 10 ans après cet enregistrement, en portant avec elle des détails que personne ne connaîtra jamais. Mais son témoignage reste. Et tant que des personnes comme vous continueront à écouter, à réfléchir, à transmettre, elle ne sera jamais vraiment morte.