Dans les archives du Vatican, verrouillées depuis des siècles, se trouve une note de journal intime que l’Église catholique aurait préféré ne jamais voir exister. Le 30 octobre 1501, le maître des cérémonies pontificales raconte avoir vu cinquante prostituées se déshabiller entièrement dans le palais apostolique. Il décrit des candélabres posés à même le sol, des châtaignes dispersées partout et les femmes rampant sur les mains et les genoux pour les ramasser sous le regard des cardinaux. Puis, quelque chose d’encore pire : un concours d’endurance sexuelle avec le pape lui-même décernant des prix à ceux qui pouvaient performer le plus longtemps. Ceci n’a pas été écrit par des ennemis de l’Église, c’est Johann Burchard, le maître des cérémonies personnelles du pape, l’homme chargé de documenter les événements du Vatican, qui l’a consigné. Ce qu’il a vu cette nuit-là hante l’Église catholique depuis cinq cents ans.

Mais voici ce qui rend cette histoire encore plus troublante : ce n’était même pas la pire chose qu’ait faite ce pape. Les orgies n’en étaient que la surface. Cet homme avait reconnu neuf enfants illégitimes tout en portant la tiare pontificale. Il vivait ouvertement avec une maîtresse de vingt ans dans les salles sacrées où il célébrait la messe. Il avait fait étrangler son propre gendre dans son lit et il avait littéralement acheté la papauté avec des chariots d’argent, transformant le trône de Saint-Pierre en quelque chose d’irréconnaissable. Pendant plus d’une décennie, de 1492 à 1503, un seul homme transforma la plus sainte des charges chrétiennes en son royaume personnel de chair et de corruption. Depuis lors, l’Église catholique tente de vous faire oublier son nom. Cet homme, c’était Rodrigo Borgia, le pape Alexandre VI. Ce que je m’apprête à vous montrer n’est pas de la propagande anticatholique, c’est l’histoire documentée dans les propres archives de l’Église. Laissez-moi vous faire entrer au cœur de la papauté la plus dépravée de l’histoire.
Rodrigo Borgia n’était pas né monstre. Né en 1431 près de Valence, en Espagne, il fut destiné dès l’enfance à une carrière ecclésiastique. Mais c’est ici que la corruption commence. Son oncle, le cardinal Alonso de Borja, devient le pape Calixte III en 1455. Que fait le pape oncle en premier ? Il nomme Rodrigo, alors âgé de vingt-cinq ans, cardinal. Non pas pour sa sainteté ni pour son génie théologique, mais pour son sang. À vingt-six ans, Rodrigo occupait déjà l’un des postes les plus puissants du Vatican : vice-chancelier, c’est-à-dire le véritable directeur exécutif du pape. Pendant les trente-cinq années suivantes, tandis que les papes se succédaient, Rodrigo Borgia accumula richesse, réseaux et secrets.
Mais Rodrigo avait un problème : les femmes. Les témoignages contemporains le décrivent comme d’une beauté dévastatrice, avec ce qu’un observateur appela un magnétisme attirant les femmes plus puissamment que le fer n’est attiré par l’aimant. Même jeune cardinal, ses exploits sexuels faisaient déjà scandale. En 1460, le pape Pie II dut lui écrire une lettre cinglante. Rodrigo avait organisé une fête à Sienne où, selon les informateurs du pape, il y eut des danses indécentes et de nombreuses femmes présentes, tandis que leurs maris étaient enfermés à l’extérieur. Pie II écrivit que Rodrigo s’était comporté comme l’un des jeunes hommes les plus vulgaires. Le pape l’avertit que ce genre de conduite offrait un prétexte parfait à ceux qui nous accusent d’utiliser nos fonctions pour organiser des orgies. Pensez-y un instant : un pape dut dire à son cardinal d’arrêter d’organiser des fêtes sexuelles parce que cela donnait une image désastreuse de l’Église. Qu’a fait Rodrigo ? Il rendit les fêtes plus discrètes, mais il ne les arrêta pas.
Au cours des années 1470, il s’installa dans une relation durable avec Vannozza dei Cattanei, une noble italienne. Elle n’était pas son épouse, car il était cardinal et supposément célibataire, mais elle lui donna quatre enfants : César en 1475, Juan en 1476, Lucrèce en 1480 et Geoffroi en 1481. Voici ce qui choque le plus : Rodrigo ne les cacha pas. Il reconnut ses enfants publiquement et obtint même des bulles papales pour les légitimer. Un cardinal avec une famille au grand jour, c’était du jamais vu. On pourrait penser qu’un tel scandale l’empêcherait de devenir pape, mais on aurait tort. Car lorsque le pape Innocent VIII mourut en juillet 1492, Rodrigo Borgia avait quelque chose de bien plus puissant que la piété : il avait de l’argent, beaucoup d’argent, et il était prêt à dépenser chaque ducat pour acheter le trône pontifical.
Le conclave de 1492 devint l’élection papale la plus corrompue de l’histoire. Rodrigo ne se contenta pas de soudoyer quelques cardinaux, il les acheta en gros. Au cardinal Ascanio Sforza, il envoya quatre mulets chargés d’argent. Ce n’est pas une métaphore, ce sont de vrais mulets transportant de l’argent bien réel à travers les rues de Rome jusqu’au palais Sforza. En échange, Sforza livrerait les voix de sa faction et deviendrait le nouveau vice-chancelier avec un revenu de dix mille ducats par an. Aux cardinaux de la famille Orsini, il promit des terres et des châteaux ; au cardinal Pallavicini, la forteresse de Civita Castellana. Chaque vote avait un prix et Rodrigo les paya. Lorsque le cardinal Giovanni de Medici comprit ce qui se tramait, il avertit : « Nous sommes désormais entre les mains d’un loup, le plus vorace que ce monde ait jamais vu, et si nous ne fuyons pas, il nous dévorera tous. » Mais il était trop tard. Le 11 août 1492, Rodrigo Borgia devint le pape Alexandre VI. Il avait littéralement acheté le trône de Saint-Pierre.
La réaction à Rome fut partagée. Le peuple, lassé d’un pape Innocent faible et corrompu, se réjouit, mais ceux qui comprenaient ce qui venait d’arriver furent terrifiés. Le prédicateur réformiste Girolamo Savonarole déclara immédiatement l’élection invalide, qualifiant Alexandre d’outil brisé choisi par la simonie. Quelques années plus tard, Savonarole brûlerait sur le bûcher pour avoir défié le pape Borgia. Voilà ce qui arrivait à ceux qui osaient s’opposer à lui. Les premiers actes d’Alexandre VI révélèrent ses véritables priorités. En quelques semaines, il fit de son fils adolescent César un cardinal. Le droit canon l’interdisait, car un cardinal devait être légitime, célibataire et qualifié. César n’était rien de tout cela : il avait dix-huit ans, était illégitime et s’intéressait davantage à la guerre qu’à la théologie. Mais il était un Borgia, et c’est tout ce qui comptait. Au cours des années suivantes, Alexandre nomma au moins dix membres de sa famille au rang de cardinal. Il créa au total dix-neuf nouveaux cardinaux espagnols, inondant le Collège des cardinaux de ses compatriotes et de ses parents. L’institution sacrée chargée d’élire les papes était devenue une entreprise familiale Borgia. Le népotisme était absolument éhonté. Son fils Juan devint duc de Gandie et commandant des armées pontificales. Son fils Geoffroi, à treize ans à peine, épousa une princesse de Naples et devint prince de Squillace. Quant à sa fille Lucrèce, nous parlerons de ses mariages dans un instant, car chacun d’eux fut un scandale à part entière. Même des cousins éloignés et les parents de ses maîtresses obtinrent des charges. Alessandro Farnese, le frère de sa maîtresse du moment, fut fait cardinal. Ce même Alessandro deviendrait plus tard le pape Paul III, preuve que la corruption des Borgia a contaminé la papauté pendant des générations.
Mais parlons justement de ces maîtresses, car c’est ici que le pape Alexandre VI dépasse toutes les limites imaginables de la décence. Après être devenu pape, un homme de soixante ans occupant la plus haute fonction spirituelle de la chrétienté prit une nouvelle amante : Giulia Farnese. Elle avait vingt ans, était d’une beauté saisissante et mariée. Les Romains l’appelaient « Giulia la Bella », Giulia la Belle. Voici la part véritablement choquante : elle ne se contentait pas de rendre visite au pape en secret, elle vivait au Vatican, dans les appartements pontificaux. La maîtresse adolescente du pape logée dans le saint des saints. Comment Alexandre avait-il réussi cela ? Il avait littéralement acheté le mari de Giulia : Orsino Orsini reçut châteaux, domaines et charges lucratives. Le pape le payait, en somme, pour le laisser coucher avec sa femme. Les ambassadeurs de l’époque envoyaient des dépêches relatant la présence de Giulia aux cérémonies pontificales, assise près du trône du pape. En 1494, elle donna naissance à une fille, Laura. Le père officiel était inscrit comme inconnu, mais tout le monde savait que le pape avait engendré un enfant durant son pontificat avec une maîtresse vivant ouvertement au Vatican. Le diariste romain Stefano Infessura écrivit qu’il n’existait plus aucun crime ni aucun acte honteux qui ne se commette dans la maison du pontife. Même dans la Rome de la Renaissance, où la corruption était monnaie courante, les gens étaient consternés. Mais Alexandre s’en moquait ; il était au-delà de la honte.
Souvenez-vous de ses quatre enfants avec Vannozza dei Cattanei. En devenant pape, Alexandre ne s’éloigna pas d’eux, il les plaça au cœur même de son univers. César et Lucrèce devinrent ses principaux instruments politiques. C’est là que les scandales sexuels s’entremêlent au meurtre politique, car les Borgia ne se contentaient pas de violer les lois morales, ils éliminaient quiconque se dressait sur leur chemin. Laissez-moi vous parler des mariages de Lucrèce, car ils révèlent la profondeur véritable de la dépravation d’Alexandre. Son premier mariage en 1493 fut avec Giovanni Sforza, unissant les Borgia à la puissante famille Sforza de Milan. Lucrèce avait treize ans. Mais en 1497, les vents politiques avaient tourné et l’alliance avec les Sforza n’était plus utile. Alors Alexandre fit annuler le mariage. Le motif invoqué : Giovanni Sforza était impuissant et le mariage n’avait jamais été consommé. Humilié et furieux, Giovanni Sforza lança une accusation stupéfiante. Selon lui, le pape voulait l’annulation non pour des raisons politiques, mais parce qu’Alexandre désirait sa propre fille. Il affirmait que le pape commettait l’inceste avec Lucrèce et que César couchait également avec sa sœur. Aujourd’hui, les historiens estiment généralement qu’il s’agissait de mensonges vengeurs proférés par un homme profondément humilié, mais le fait même que ces accusations aient été immédiatement crues par beaucoup montre à quel point la réputation du pape était déjà tombée au plus bas.
Pendant la procédure d’annulation, un événement curieux se produisit. Lucrèce fut envoyée dans un couvent soi-disant pour prier, mais des rumeurs circulèrent : elle était enceinte. Au début de 1498, un petit garçon apparut dans la maison Borgia. Les Romains l’appelèrent l’Infans Romanus, l’enfant romain. Voici où tout devient véritablement étrange : Alexandre émit deux bulles pontificales concernant la paternité de l’enfant. La première, publique, déclarait que le garçon était le fils illégitime de César. Mais une seconde bulle, secrète, publiée le même jour, affirmait que l’enfant était en réalité le fils d’Alexandre lui-même. Pourquoi deux versions différentes ? Certains historiens pensent que l’enfant était en réalité celui de Lucrèce, conçu avec un jeune amant nommé Pedro Calderon. Calderon fut retrouvé mort dans le Tibre, presque certainement assassiné sur ordre de César. Les deux bulles étaient sans doute la manière qu’avait Alexandre de légitimer l’enfant tout en préservant une forme de déni quant à sa véritable origine. Le second mariage de Lucrèce eut lieu en 1498 avec Alphonse d’Aragon, duc de Bisceglie. Cela liait les Borgia au royaume de Naples. Alphonse était jeune, beau et, d’après tous les témoignages, Lucrèce l’aimait réellement. Ils eurent un fils ensemble. Mais l’amour n’avait aucune valeur dans le monde des Borgia. Vers 1500, Alexandre et César avaient abandonné Naples pour une alliance avec la France. Alphonse devint gênant. Le 15 juillet 1500, Alphonse fut attaqué sur les marches de Saint-Pierre. Il survécut aux poignards et se rétablit au Vatican. Mais le 18 août, alors qu’il guérissait encore, il fut étranglé dans son lit. César Borgia se vanta plus tard d’avoir ordonné l’assassinat. Le fils du pape avait tué le gendre du pape au cœur même du Vatican. Et Alexandre ? Il dit à Lucrèce de cesser de pleurer et arrangea pour elle un troisième mariage. Ce schéma mariage-meurtre-remariage était la méthode Borgia.
Mais les scandales sexuels allaient bien plus loin que de simples alliances politiques. Parlons maintenant de ce qui s’est passé le 30 octobre 1501 : le fameux Banquet des Châtaignes. Ce n’est ni une rumeur ni une invention polémique. Cela provient du journal de Johann Burchard, le maître des cérémonies pontificales, un observateur habituellement sobre, précis et d’une fiabilité irréprochable. Selon Burchard, le pape Alexandre VI organisa un dîner dans le palais pontifical. Étaient présents César Borgia, Lucrèce, ainsi que plusieurs cardinaux et nobles. Après le repas, cinquante courtisanes, des prostituées de haut rang, furent introduites. Elles dansèrent d’abord vêtues, puis totalement nues. On plaça des candélabres sur le sol et l’on dispersa des châtaignes autour d’elles. Les femmes nues rampèrent sur les mains et les genoux pour les ramasser, tandis que le pape et sa famille les observaient. Puis Burchard écrit que les invités s’appairèrent avec les courtisanes pour un concours sexuel. Le pape offrit des récompenses — tuniques de soie, souliers, bijoux — aux hommes capables d’accomplir l’acte le plus grand nombre de fois avec les courtisanes. Laissez cela s’imprégner un instant : le pape, le chef spirituel de la chrétienté occidentale, l’homme qui prétendait détenir les clés du ciel et de l’enfer, jugeait un concours d’endurance sexuelle au Vatican en présence de ses propres enfants, encourageant des orgies dans le même palais où il célébrait la messe. Certains historiens modernes ont mis en doute la véracité exacte du Banquet des Châtaignes. Peut-être Burchard exagérait-il ou avait-il mal compris. Mais Burchard n’était pas un conteur fantasque ; son journal est généralement factuel, presque ennuyeux. S’il l’a écrit, c’est qu’il croyait que cela s’était produit. Et compte tenu de tout ce que nous savons sur Alexandre VI, est-il vraiment si difficile d’y croire ?
La corruption ne se limitait pas au sexe. Alexandre vendait tout : les charges ecclésiastiques, les indulgences, les annulations de mariage, les légitimations, même la justice elle-même. L’ambassadeur vénitien écrivit : « Le pape vend tout contre de l’argent, même la justice. » Vous vouliez être cardinal ? Vingt-cinq mille ducats. Besoin de légitimer un enfant illégitime ? Faites une offre. Envie de faire excommunier un ennemi ? Négocions. Le Vatican était devenu un marché où le salut s’achetait. Il utilisa cet argent pour financer les campagnes militaires de César. Entre 1499 et 1503, César conquit une grande partie du centre de l’Italie, créant un État borgien. Les campagnes furent brutales. Lorsque la ville de Capoue résista, les troupes de César massacrèrent six mille habitants en une seule journée. Le pape célébra ses victoires comme une expansion du pouvoir pontifical, mais tout le monde connaissait la vérité : il construisait un royaume pour sa propre famille. Pendant tout ce temps, les excès sexuels continuaient. Les courtisanes entraient et sortaient du Vatican si fréquemment que les Romains plaisantaient en disant qu’il était devenu un bordel. Le banquier du pape, Agostino Chigi, organisait des fêtes où des femmes nues servaient des mets. La cour pontificale devint synonyme de débauche. Les ambassadeurs étrangers envoyaient chez eux des rapports horrifiés. L’ambassadeur de France nota que des jeunes femmes étaient admises à toute heure du jour dans les appartements du pape.
Mais voici ce qui rend Alexandre si particulièrement choquant : il ne faisait même pas semblant de cacher tout cela. Les papes précédents, même lorsqu’ils violaient leurs vœux, conservaient au moins une façade de bienséance. Alexandre, lui, exhibait ses enfants, ses maîtresses, sa cupidité. Lorsqu’on le critiquait, il ne se repentait pas, il faisait tuer ou exiler ses détracteurs. Le cardinal de la Rovere dut fuir en France pour échapper à l’assassinat. Savonarole fut brûlé vif. Les familles Orsini et Colonna furent méthodiquement détruites, leurs terres confisquées et offertes aux Borgia. Le meurtre d’un Borgia en 1497 révèle l’étendue de la dysfonction familiale. La victime était le fils préféré d’Alexandre, le duc de Gandie, jeune, beau, promis à un grand avenir. Le 14 juin, il disparut après avoir quitté une fête. Son corps fut retrouvé dans le Tibre, percé de neuf coups de couteau. Alexandre fut anéanti, pleurant pendant des jours et envisageant même brièvement une réforme. Mais qui avait tué Juan ? Beaucoup soupçonnèrent César, son propre frère, motivé par la jalousie et l’ambition. Le pape semble l’avoir soupçonné aussi, mais il n’en fit rien. Moins d’un an plus tard, César abandonnait la pourpre cardinalice et prenait la place de Juan comme chef militaire de la famille. Le fratricide n’était qu’un outil politique de plus dans l’arsenal des Borgia.
Vers 1503, les Borgia semblaient inarrêtables. Alexandre avait soixante-douze ans mais restait vigoureux, toujours en train de manigancer. César contrôlait une grande partie de l’Italie centrale. Lucrèce avait épousé un membre de la puissante maison d’Este à Ferrare. La papauté avait été transformée en monarchie héréditaire avec pour projet que César succède un jour à son père. Puis, soudain, tout prit fin. En août 1503, Alexandre et César tombèrent violemment malades après avoir dîné dans une villa près de Rome. Pendant des jours, le pape souffrit de fièvre et de vomissements. Le 18 août 1503, le pape Alexandre VI mourut. Aussitôt, des rumeurs circulèrent : les Borgia auraient été empoisonnés par leur propre poison, buvant par erreur un vin destiné à leur hôte, le cardinal Adriano Castellesi. Une justice poétique : l’empoisonneur empoisonné. Les historiens modernes pensent plutôt qu’Alexandre mourut de malaria, courante à Rome durant l’été. Mais l’histoire du poison fut immédiatement crue car elle s’accordait parfaitement avec la réputation des Borgia. C’était une famille qui utilisait le poison si fréquemment que tout le monde supposait qu’ils finiraient par s’empoisonner eux-mêmes.
La mort d’Alexandre plongea Rome dans le chaos. César, encore malade, ne put protéger ses conquêtes. Le nouveau pape, Jules II, ennemi déclaré d’Alexandre, détruisit systématiquement le pouvoir des Borgia. En quelques mois, tout ce qu’Alexandre avait construit s’effondra. César mourut en exil en 1507, tué lors d’une escarmouche mineure en Espagne. Lucrèce, étonnamment, se réforma ; elle devint une duchesse respectée à Ferrare, mécène des arts, et mourut paisiblement en 1519. Elle passa ses dernières années à tenter de se défaire du fardeau de son nom. Le contraste entre la mort d’Alexandre et celle d’un pape ordinaire était saisissant. Lorsque les papes meurent, leurs corps sont censés être vénérés, exposés aux fidèles. Le corps d’Alexandre, dit-on, devint noir et enfla d’une manière si grotesque qu’il entrait à peine dans le cercueil. Il se décomposa avec une rapidité inhabituelle, emplissant Saint-Pierre d’une puanteur insoutenable. Les Romains y virent un signe du jugement divin : le diable venait réclamer l’un des siens.
Voici ce qu’il y a de réellement terrifiant chez Alexandre VI : il n’était pas une anomalie. Il était l’aboutissement logique de ce qui arrive lorsque l’autorité religieuse se transforme en pouvoir politique pur, lorsque l’Église cesse d’être une question de foi et devient une question de richesse et de contrôle. D’autres papes de la Renaissance furent corrompus, mais Alexandre porta cette corruption à son accomplissement ultime. Il prouva qu’avec assez d’argent et de brutalité, on pouvait acheter et vendre le salut lui-même. Le réformateur Martin Luther n’avait que treize ans lorsqu’Alexandre mourut, mais la papauté des Borgia devint centrale dans sa critique ultérieure de l’Église catholique. Comment l’Église pouvait-elle prétendre à une autorité morale lorsqu’elle avait été dirigée par un homme pareil ? La Réforme protestante, qui divisa la chrétienté occidentale, fut en partie une réaction aux excès incarnés par Alexandre. Il devint l’avertissement vivant, la preuve que l’Église avait besoin d’une réforme fondamentale. Même au sein du catholicisme, l’héritage d’Alexandre fut un héritage de honte et de réforme. Le Concile de Trente, qui refaçonna l’Église catholique en réponse au protestantisme, cibla explicitement les abus qu’Alexandre représentait : la simonie, le népotisme, l’incontinence cléricale. Les règles furent durcies, le célibat fut appliqué plus strictement et la vente des charges fut interdite. L’Église tentait d’assurer qu’il n’existerait plus jamais un autre Alexandre VI.
Mais voici la vérité la plus sombre : cela a failli réussir. Si Alexandre avait vécu une décennie de plus, si César avait eu un peu plus de chance, les Borgia auraient pu transformer la papauté en royaume héréditaire. L’Italie centrale serait devenue une dynastie borgienne. L’autorité spirituelle de l’Église serait devenue un simple outil au service des ambitions de la famille. Le christianisme lui-même en aurait été profondément altéré. Ce qui sauva l’Église ne fut pas une intervention divine, mais la simple biologie : la maladie, l’âge, la mortalité. L’institution survécut, mais les cicatrices demeurèrent. À ce jour, aucun pape n’a repris le nom d’Alexandre VII, VIII ou IX. Le nom est trop souillé. Lorsque l’on dit Borgia, on ne pense ni à des contributions théologiques ni à des œuvres charitables. On pense poison, inceste et meurtre au Vatican. Aujourd’hui encore, on peut visiter les appartements Borgia, là où Alexandre vécut et régna. Les magnifiques fresques de Pinturicchio subsistent, représentant des scènes mythologiques et bibliques. Mais pendant des siècles après la mort d’Alexandre, ces pièces restèrent scellées. Les papes suivants ne pouvaient supporter d’utiliser des espaces aussi liés à la corruption. Jules II refusa d’habiter là où Alexandre avait vécu ; il fit construire de nouveaux appartements, décorés par Raphaël, que les touristes visitent aujourd’hui. Il était plus facile de bâtir des pièces neuves que d’effacer la mémoire des anciennes.
La position officielle de l’Église catholique sur Alexandre VI est révélatrice. Elle ne nie ni la corruption, ni les maîtresses, ni le népotisme. L’Encyclopédie catholique reconnaît qu’il a, hélas, négligé les intérêts spirituels de l’Église. C’est la manière polie du Vatican de dire qu’il fut un désastre complet. Contrairement à d’autres papes controversés que l’histoire a partiellement réhabilités, Alexandre demeure condamné. Il est le pape que l’Église aimerait pouvoir oublier. Ce qui rend Alexandre si particulièrement pertinent aujourd’hui, c’est la manière dont il a obtenu et conservé le pouvoir. Il avait compris que les institutions ne sont fortes que dans la mesure où le sont les personnes qui les dirigent. Qu’avec assez d’argent et de chantage, n’importe quel système peut être corrompu. Que les gens accepteront presque tout si on le normalise lentement, progressivement. D’abord, un cardinal a des maîtresses : choquant, mais pas sans précédent. Puis, il a des enfants : inhabituel, mais tolérable. Puis, il devient pape et amène ses enfants à la cour : inquiétant, certes, mais que faire ? Puis viennent les orgies au Vatican. À ce stade, les gens étaient trop compromis ou trop effrayés pour protester. Voici comment fonctionne la corruption : pas d’un seul coup, mais étape par étape. Chaque transgression rend la suivante moins choquante. Alexandre VI n’a pas commencé par organiser des orgies dans le palais pontifical. Il y est parvenu progressivement, au fil des décennies, en élargissant peu à peu ce qui était possible, ce qui était acceptable. Au moment où il jugeait des concours sexuels au Vatican, l’institution était tellement corrompue que plus personne ne pouvait l’arrêter. L’histoire d’Alexandre VI nous oblige à affronter des questions inconfortables sur le pouvoir et la nature humaine. Si le pape, entouré d’images sacrées, de prières constantes et d’études théologiques, a pu devenir aussi corrompu, qu’est-ce que cela dit du reste d’entre nous ?