Un salon du palais d’hiver à Saint-Pétersbourg. Nous sommes en l’an 1796. Catherine la Grande, impératrice de Russie depuis 34 ans, l’une des souveraines les plus puissantes de l’histoire européenne, est sur le point de mourir. Âgée de 67 ans, elle vient de subir une attaque cérébrale et gît inconsciente. Les médecins de la cour entourent le lit impérial, mais ils ne peuvent rien faire. Le jour suivant, le 17 novembre, elle s’éteindra.

Et puis, une rumeur commencera à circuler. Non pas sur ses conquêtes militaires, non pas sur l’expansion territoriale qui a transformé la Russie en superpuissance, non pas sur ses réformes ou son mécénat des arts. La rumeur portera sur quelque chose de bien plus sombre, quelque chose de si choquant qu’elle traversera les siècles pour devenir l’une des histoires les plus chuchotées de l’histoire européenne. On raconte que la mort de l’impératrice n’était pas naturelle. On raconte qu’elle est morte pendant un acte intime avec un cheval, écrasée lorsque l’animal, suspendu au-dessus d’elle par un système de poulie, a subi une défaillance catastrophique. Cette histoire se répandra comme une traînée de poudre à travers l’Europe, publiée dans des pamphlets clandestins, répétée dans les salons aristocratiques, et finira par devenir si répandue qu’aujourd’hui encore, plus de 200 ans plus tard, des millions de personnes la croient toujours vraie.
Mais que s’est-il réellement passé dans ce palais russe ? Comment une femme née princesse allemande obscure est-elle devenue l’une des souveraines les plus puissantes et controversées de l’histoire ? Et pourquoi cette histoire particulière sur sa mort persiste-t-elle alors que tant d’autres scandales royaux ont été oubliés ? Aujourd’hui, nous plongeons profondément dans la vie de Catherine la Grande, dans les sombres secrets de la cour russe, et révélons enfin la vérité derrière la légende que l’Europe a tenté de cacher.
Catherine n’était pas née pour gouverner un empire. Elle est née Sophie Frédérique Auguste d’Anhalt le 2 mai de l’an 1729 à Stettin en Prusse. Elle était la fille d’un prince allemand mineur d’une famille sans véritable richesse ni influence politique significative. Mais à l’âge de 14 ans, le destin a frappé à sa porte. Elle fut sélectionnée comme épouse potentielle pour Pierre, héritier du trône russe. Personne ne savait alors que ce mariage arrangé deviendrait l’un des plus dysfonctionnels et dangereux de l’histoire royale européenne.
En l’an 1745, la jeune Sophie traversa l’Europe glacée jusqu’à Saint-Pétersbourg. Là, elle se convertit à l’orthodoxie russe, prenant le nouveau nom de Catherine, et épousa Pierre lors d’une cérémonie élaborée à laquelle assista toute la cour impériale. Cela ressemblait à un conte de fées : une princesse pauvre devenant la future impératrice d’un vaste empire.
Mais la réalité était un cauchemar. Pierre était peut-être l’un des pires choix imaginables comme mari ou souverain. Il était émotionnellement immature, obsédé par les jouets militaires prussiens et, selon les rapports de la cour, possiblement impuissant durant les premières années du mariage. Mais pire que ses insuffisances physiques était son mépris ouvert pour son épouse. Pierre humiliait Catherine publiquement, entretenait ostensiblement des maîtresses et faisait clairement comprendre qu’il considérait son épouse étrangère comme un fardeau.
Pour Catherine, jeune femme isolée dans un pays étranger dont elle parlait à peine la langue, la situation était désespérée. Mais elle ne s’est pas rendue. Au lieu de cela, elle a commencé un projet méticuleux de survie et éventuellement de conquête du pouvoir. Elle a appris le russe couramment, chose que son mari ne se soucia jamais de faire. Elle a étudié la politique et l’histoire russe avec obsession et, crucialement, elle a commencé à cultiver des alliés.
Pendant dix longues années, Catherine a vécu comme grande-duchesse, officiellement l’épouse de l’héritier, mais en réalité marginalisée et fréquemment menacée. Durant cette période, elle eut plusieurs liaisons amoureuses. Ce n’était pas simplement une quête de plaisir ; c’était une survie politique dans une cour où son mari la méprisait et où elle n’avait aucun pouvoir formel. Les relations intimes étaient un moyen de construire des alliances, de gagner des protecteurs puissants et, finalement, de produire un héritier qui assurerait sa position. Son fils, Paul, naquit, officiellement fils de Pierre, mais dont la paternité réelle est débattue par les historiens. Mais indépendamment de la biologie, Paul fut reconnu comme l’héritier, donnant à Catherine le rôle indispensable de mère du futur Tsar.
Lorsque l’impératrice Élisabeth mourut en l’an 1761, Pierre accéda enfin au trône sous le nom de Pierre I. Et il prouva immédiatement qu’il était exactement le désastre que tous craignaient. Dans un acte de folie politique, il renversa complètement la politique étrangère russe, faisant la paix avec la Prusse alors que la Russie était en train de gagner la Guerre de Sept Ans. Les officiers militaires qui avaient combattu et saigné pendant des années étaient furieux. Pierre offensa ensuite l’Église orthodoxe avec des propositions de sécularisation abruptes, s’aliénant l’institution la plus puissante de Russie. Et finalement, il commit une erreur fatale : il humilia publiquement Catherine, menaçant de divorcer d’elle, de l’exiler et même de l’emprisonner dans un couvent. Il ne réalisait pas que pendant 17 ans, elle avait tissé un réseau d’alliés attendant précisément ce moment.
En l’an 1762, seulement 6 mois après que Pierre eût accédé au trône, un coup d’État fut exécuté avec une précision chirurgicale. Catherine, soutenue par des gardes militaires loyaux, en particulier le régiment Ismailovski, passa à l’action. Pierre fut déposé, forcé d’abdiquer dans un document qu’il signa quelques jours plus tard. Il mourut en captivité. Officiellement, la cause était une hémorroïde compliquée, mais personne n’y crut. Pierre fut presque certainement assassiné par des gardes, au moins avec la connaissance tacite de Catherine. Elle venait de faire l’impensable : une femme étrangère, sans une goutte de sang russe dans les veines, avait renversé un empereur et pris le trône du plus grand empire d’Europe. Elle avait 33 ans et ne faisait que commencer.
Le règne de Catherine transformerait fondamentalement la Russie. Territorialement, elle fut une conquérante à une échelle qui rivalisait avec Pierre le Grand. Elle mena deux guerres réussies contre l’Empire ottoman, annexant la Crimée en l’an 1783 et établissant la domination russe sur la mer Noire. Elle participa à trois partitions de la Pologne, engloutissant de vastes territoires occidentaux. Sous son commandement, la Russie s’étendit de plus de 500 000 km carrés.
Mais les conquêtes territoriales n’étaient qu’une partie de la transformation. Catherine se réinventa en impératrice des Lumières, correspondant avec Voltaire et Diderot, patronnant les arts, fondant des musées et des écoles. Saint-Pétersbourg se transforma d’une capitale provinciale en une rivale culturelle de Paris. Mais il y avait un côté sombre : lorsque Émélian Pougatchev mena une rébellion massive de serfs et de Cosaques entre les années 1773 et 1775, menaçant sérieusement le trône de Catherine, elle répondit avec une brutalité qui choqua même ses alliés. Pougatchev fut capturé, horriblement torturé et démembré vivant lors d’une exécution publique à Moscou. Des milliers de rebelles furent pendus le long des routes comme avertissement. Et après avoir écrasé la rébellion, Catherine abandonna toute prétention de réformer le servage, élargissant plutôt les pouvoirs des nobles sur des serfs pratiquement asservis.
Et puis, il y avait la vie personnelle de Catherine, un aspect qui générerait une controverse explosive. Durant ses 34 années de règne, Catherine eut une succession de favoris, des amants qui recevaient des titres, de vastes propriétés et une influence politique considérable. Grégory Orlof, l’un des organisateurs du coup d’État, devint le premier grand favori. Puis vint Grégory Potemkine, général brillant et peut-être mari secret de Catherine, certainement l’amour de sa vie et partenaire politique pendant plus d’une décennie. Et finalement, une succession d’hommes progressivement plus jeunes, culminant avec Platon Zoubov, de 40 ans plus jeune que l’impératrice vieillissante.
Pour la société du XVIIIe siècle, cela était scandaleux. Non pas parce que les monarques avaient des amants – les rois en avaient couramment – mais parce que c’était une femme exerçant ouvertement un pouvoir sexuel. Les femmes étaient censées être passives, contrôlées, modestes. Catherine était puissante, commandant clairement les relations, choisissant et rejetant les amants selon son bon vouloir. Cela défiait l’ordre naturel des choses pour beaucoup de contemporains.
La propagande commença de son vivant. Les cours rivales, particulièrement la France révolutionnaire que Catherine méprisait et combattait, produisirent des pamphlets obscènes, la dépignant comme une nymphomane insatiable. Des caricatures pornographiques circulaient, la montrant dans des situations de plus en plus exagérées et impossibles. C’était un genre établi de guerre politique. Marie-Antoinette fut attaquée de manière similaire, mais pour Catherine, les attaques étaient particulièrement virulentes parce qu’il y avait un noyau de vérité : elle avait réellement plusieurs amants connus auxquels des fictions élaborées pouvaient être annexées.
Et puis elle mourut, le 16 novembre de l’an 1796. Une attaque soudaine. Trouvée inconsciente dans sa salle de bain privée. Coma pendant 20 heures. Mort témoignée par des médecins, la famille, des courtisans. Son corps fut embaumé selon le rituel orthodoxe. Funérailles d’État. Enterrement dans la cathédrale Pierre-Paul. Tout méticuleusement documenté.
Mais la rumeur commença quand même. D’abord des chuchotements, puis des pamphlets en France, puis des livres de commérage : l’histoire du cheval. Les détails variaient, mais l’essence restait : l’impératrice mourut pendant une rencontre avec un animal. L’équipement a échoué. Elle fut écrasée. L’histoire était parfaitement construite : assez choquante pour être mémorable, assez sexuelle pour être excitante, assez humiliante pour détruire l’héritage d’une femme puissante, et assez vague dans les détails pour qu’elle ne puisse pas être définitivement réfutée pour ceux qui voulaient y croire.
Pourquoi la rumeur a-t-elle pris et persisté alors que tant d’autres scandales royaux ont été oubliés ? Multiples facteurs. Catherine n’avait pas de défenseur puissant après sa mort. Son fils, Paul, la détestait, lui reprochant la mort de son père. Il ne défendrait pas sa réputation. Elle était une figure polarisante, haïe par les conservateurs, les monarchistes français, les moralistes religieux. L’histoire confirmait les préjugés : les femmes puissantes sont sexuellement déviantes ; celles qui transgressent les normes rencontrent des fins grotesques. Il y a une justice cosmique dans le fait qu’une souveraine orgueilleuse soit détruite par des appétits charnels. C’était une leçon morale emballée comme un commérage scandaleux.
Au cours du XIXe siècle, la rumeur se solidifia. Elle apparaissait dans des livres populaires, était référencée dans la littérature, devint un savoir commun parmi les gens éduqués, malgré son absence dans les histoires académiques sérieuses. Parce que les historiens vérifiaient les sources primaires, voyant qu’elle était fausse, mais l’histoire académique et le savoir populaire existaient dans des sphères séparées. La plupart des gens ne lisaient pas de traités historiques académiques. Ils entendaient des histoires, lisaient des pamphlets, absorbaient la culture populaire, et dans la culture populaire, Catherine était la femme qui mourut avec un cheval.
Le XXe siècle apporta les médias de masse, mais pas la vérité. La rumeur apparut dans des films, des émissions de télévision, des livres populaires, et puis vint Internet : explosions, publication virale, vidéos. Des millions de personnes apprenant sur Catherine non pas par des livres, mais par des blagues en ligne. Catherine la Grande, celle qui est morte avec un cheval. C’est devenu un fait que tout le monde connaît, connaissance commune, vérité évidente… sauf que c’est complètement, absolument, démontrablement faux.
Alors, quelle est la vérité ? La vérité est que Catherine est morte d’une attaque cérébrale au palais d’hiver, entourée de médecins et de sa famille, après 34 ans de règne extraordinaire. La vérité est que nous avons une documentation étendue et fiable de sa mort. La vérité est que l’histoire du cheval a été inventée par des ennemis politiques, probablement dans la France révolutionnaire, spécifiquement pour détruire l’héritage d’une femme qui était trop puissante, trop réussie, trop sexuelle pour le confort de la société patriarcale. La vérité est que Catherine fut l’une des souveraines les plus efficaces de l’histoire européenne, élargissant énormément le territoire russe, transformant Saint-Pétersbourg en capitale culturelle, patronnant les Lumières et gardant l’Empire stable pendant plus de trois décennies.
Elle était complexe, contradictoire, capable d’idéalisme des Lumières et de brutalité autocratique, romantique et pragmatique, cultivée et impitoyable. Elle mérite d’être rappelée pour la réalité de sa vie et de son règne, non pour la pornographie politique inventée pour détruire sa réputation. Que la rumeur persiste plus de 200 ans plus tard n’est pas un témoignage de sa véracité, mais du pouvoir de la propagande, de la persistance de la misogynie et de la facilité avec laquelle la société accepte et perpétue des mensonges sur les femmes puissantes qui défient les normes. L’histoire de Catherine est un avertissement : les réputations peuvent être assassinées par des fictions bien construites, et une fois qu’un mensonge s’enracine dans la culture populaire, il est presque impossible de l’éradiquer, même avec des montagnes de preuves contraires. Catherine la Grande méritait mieux.