L’illusion de la désescalade : Pourquoi l’Europe est toujours « en retard d’un coup » face à la Realpolitik de Poutine

L’illusion de la désescalade : Pourquoi l’Europe est toujours « en retard d’un coup » face à la Realpolitik de Poutine


Article: L’illusion de la désescalade : Pourquoi l’Europe est toujours « en retard d’un coup » face à la Realpolitik de Poutine

La guerre en Ukraine n’est pas seulement un conflit territorial ; c’est un miroir implacable qui reflète les faiblesses, les illusions et les erreurs stratégiques de l’Occident depuis des décennies. L’analyse d’Alain Bauer, professeur émérite de criminologie et expert en affaires de sécurité, met en lumière une réalité diplomatique déroutante : nous avons désappris le langage de la puissance, tandis que Moscou maîtrise l’art de l’escalade pour la désescalade. De la trahison des lignes rouges à l’épuisement des économies de guerre, le paysage géopolitique révèle une Europe qui, malgré les alertes, semble toujours être en retard d’une initiative diplomatique ou militaire.

Le Ballet Diplomatique et les Ambitions d’Orban

Au cœur de cette guerre des nerfs, la Russie manœuvre pour diviser l’Union européenne, utilisant l’un de ses dirigeants préférés : Victor Orban. La rencontre récente entre Vladimir Poutine et le Premier ministre hongrois est loin d’être anecdotique. Orban, qui doit faire face à des élections difficiles malgré ses efforts pour contrôler les médias, cherche à la fois une surface politique intérieure et à jouer son rôle de pont entre la Russie et l’UE. Ce rôle est vital, la Russie restant un fournisseur énergétique clé pour la Hongrie. Si des négociations devaient avoir lieu, la question du lieu est infinie. Budapest pourrait être utilisée, tout comme la Turquie ou les Émirats. L’essentiel pour ces acteurs est de montrer qu’ils sont prêts à jouer un rôle de médiateur pour des intérêts qui sont à la fois économiques et politiques.

L’Amateurisme et la Fuite du Plan Trump

L’une des plus grandes révélations récentes concerne la fuite d’une conversation entre l’envoyé spécial de Donald Trump, Steve Witkoff, et son homologue russe, discutant d’un plan de paix en 20 points jugé très favorable à Moscou, évoquant notamment un échange de territoire dans la zone de Donets. La fuite, révélée par Bloomberg, a créé un tollé, mais Alain Bauer tempère : le scandale réside moins dans le contenu que dans l’amateurisme généralisé qui a permis l’interception.

En diplomatie, on ne commence jamais par insulter son vis-à-vis ; les négociations se déroulent toujours dans une atmosphère “sympathique et bienveillante”. Le contenu du plan, qui reprendrait les termes de la négociation d’Istanbul en 2022 avec quelques ajustements (comme une souveraineté ukrainienne sur Donets, mais sous contrôle russe, un « glacis finlandais »), n’a rien d’extraordinaire.

L’intérêt de diffuser cette information est clair : elle provient des clans les plus durs qui cherchent à saboter toute négociation, qu’ils soient des faucons américains républicains ou des éléments au sein du régime russe. Paradoxalement, cette fuite a prouvé que les termes essentiels de la négociation sont les mêmes depuis deux ans, un signe que la guerre a atteint son stade final, un « Verdun » de guerre d’attrition où le corps-à-corps a cédé la place à des champs de drones.

L’Échec des Lignes Rouges et la Fatalité du Conflit

Pour comprendre l’invasion de 2022, il faut remonter à la stratégie américaine de pivot vers l’Asie. Depuis l’administration Obama et de manière continue sous Trump et Biden, les États-Unis ont désigné la Chine comme l’ennemi principal, reléguant le théâtre européen au statut de secondaire, voire superfétatoire.

Cette désinvolture a eu des conséquences dramatiques. Juste avant l’invasion du 24 février 2022, le président Biden, interrogé sur l’envoi de troupes en cas d’attaque russe, a répondu par un simple « Non ». Pour les Russes, cette réponse a été l’autorisation implicite de passer à l’acte. Pourquoi ? Parce que depuis la chute du mur de Berlin, trois zones constituaient des lignes rouges absolues dans la relation Russie-Occident : l’Ukraine, la Géorgie et l’enclave de Kaliningrad.

L’élargissement de l’OTAN sur l’ancien Pacte de Varsovie s’est fait au nom du respect de ces trois interdits. Cependant, la Russie a perçu l’évolution démocratique de la Géorgie (guerre de 2008) et la révolution de Maïdan en Ukraine (2014) comme des coups d’État organisés par l’Occident, justifiant son intervention progressive. Le conflit ukrainien n’a pas trois ans, il en a dix. Et depuis une décennie, les Européens sont en retard, non seulement d’une guerre, mais d’une initiative diplomatique.

L’Illusion de la Paix et la Doctrine Russe

Peut-on croire Vladimir Poutine lorsqu’il propose d’écrire sur une feuille de papier qu’il n’attaquera pas l’Europe ? L’histoire de la diplomatie donne une réponse cinglante : Non. En 1994, la Russie, les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Ukraine signaient le Mémorandum de Budapest, garantissant la souveraineté territoriale de l’Ukraine en échange de la restitution de ses 3 000 têtes nucléaires (faisant de l’Ukraine la troisième puissance nucléaire mondiale à l’époque). Lorsque la Crimée a été annexée, les garants (US et UK) n’ont pas levé le petit doigt. La feuille de papier ne vaut que la qualité de sa signature et de ses garants.

La stratégie russe est dictée par une règle simple : Escalade pour la désescalade. On frappe d’abord, on discute ensuite. L’Occident, lui, prône la désescalade et évite d’abord de frapper, permettant à la Russie de prendre l’avantage. Ce clivage remonte à l’épisode du bombardement de la Serbie par l’OTAN en 1999, qui a mis fin au processus d’« arrimage » de la Russie sur l’Occident. À l’époque, le Conseil de sécurité nationale russe avait acté : « Nous sommes prêts à la guerre. » Cela fait vingt-cinq ans que la Russie se prépare à la guerre, et que l’Europe se prépare au commerce.

En 2014, l’Europe aurait dû, selon Bauer, envoyer une force de maintien de la paix sous commandement américain. Cette simple phrase aurait pu changer la nature de l’intervention russe, mais l’Europe a manqué de volonté, de moyens et de coordination, préférant l’adoration de l’idole otanienne. Une situation que le général de Gaulle avait anticipée en proposant le Plan Fouché pour une véritable armée européenne, un projet rejeté par ceux qui croyaient que les États-Unis seraient leurs alliés pour l’éternité.

Le Prix de la Guerre et les Sombres Perspectives

Aujourd’hui, la Russie, dont l’économie dépend totalement de la guerre, ne peut s’arrêter du jour au lendemain. Elle doit continuer à produire des biens pour le conflit. Le pays fait face à des difficultés financières majeures : un déficit officiel de près de 4 %, un manque d’un million de bras (obligeant à l’importation de main-d’œuvre et de soldats de Corée du Nord), et une vente de ses réserves d’or pour financer son effort de guerre. La guerre nourrit la guerre, mais la pression économique et financière est à un point de bascule.

De l’autre côté, l’Ukraine n’est pas épargnée par ses propres démons. La corruption au sommet affaiblit le pouvoir. La démission du chef de cabinet de Volodymyr Zelensky, Andriy Yermak, suite à une perquisition de l’agence anticorruption, est la preuve que le chaos touche l’entourage le plus proche du président. Si l’agence fait bien son travail, la tentative de musellement par le pouvoir ukrainien six mois plus tôt, craignant les effets des écoutes, révèle une faille qui nuit à l’image et à la résilience nationale.

Pendant ce temps, en France, le discours public est fragmenté, avec une « ragesphère » prorusse qui propage l’idée que la Russie n’est pas notre ennemi naturel. Il est vrai, comme le rappelle Bauer, que les États n’ont pas d’amis, mais des intérêts. Le début de la sagesse a toujours été de ne pas humilier la Russie, mais la réalité est que les successeurs potentiels de Vladimir Poutine sont, dans l’ensemble, encore plus durs que lui.

La Realpolitik et le Vrai Vainqueur

La Realpolitik impose de faire avec la Russie. Mais comment discuter avec une puissance qui parle le langage de l’escalade ? D’abord, en montrant que l’on est fort et puissant, ce qui nécessite un réarmement massif de l’Europe, non pas pour faire la guerre, mais pour ne pas avoir à s’en servir. Alain Bauer rappelle le rôle du général de Villiers, sanctionné pour avoir dit la vérité sur l’insuffisance budgétaire majeure de nos armées, un signal de déni qui a duré trop longtemps.

Heureusement, le message d’Emmanuel Macron semble avoir évolué depuis 2024, appelant à ne pas avoir peur, mais à se préparer au risque hybride et informationnel et au retour de la guerre sur le sol européen.

En définitive, pendant que les forces occidentales sont focalisées sur ce théâtre de guerre, le véritable enjeu stratégique est négligé : la victoire progressive, puissante et déterminée de la Chine. L’expert est catégorique : « la Chine sera le seul et unique vainqueur de cette grande confrontation ». En se concentrant sur les limites fixées par Moscou (Ukraine, Géorgie, Kaliningrad), l’Europe omet de regarder les opérations lourdes russes en Arctique et son repositionnement ailleurs. La leçon est amère : en voulant souvent bien faire pour des raisons morales ou éthiques, l’Occident a provoqué ce qu’il aurait pu éviter, car la Realpolitik gagne toujours. L’Europe doit impérativement retrouver ce langage de puissance pour garantir sa propre sécurité et ne pas devenir une simple note de bas de page dans la nouvelle histoire mondiale.

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