Avant de franchir les portes du bloc 5 et de découvrir l’innommable, je veux prendre un moment pour vous remercier. Vous êtes l’âme de cette chaîne. Votre curiosité et votre courage à affronter les pages les plus sombres de notre histoire sont essentiels. Sans vous, ces victimes seraient mortes deux fois : une fois dans la chair et une seconde fois dans l’oubli. Dites-moi en commentaire depuis quelle ville ou quel pays vous nous regardez. Que vous soyez à Lyon, Alger, Québec ou Genève, votre présence ici est un acte de mémoire. Maintenant, accrochez-vous. Ce que vous allez entendre dépasse l’entendement. C’est l’histoire d’un médecin qui se prenait pour un sculpteur d’âmes, mais qui n’était qu’un boucher de chair.

“Ne fais pas ça, arrête ! Tu vas surmonter ça, mon garçon.” “Ils m’ont fait ça… Pourquoi ? Qui suis-je maintenant ?”
Buchenwald, été 1944. Il faisait une chaleur écrasante sur la colline d’Ettersberg. L’air vibrait au-dessus des baraquements, chargé de poussière et de l’odeur douçâtre et omniprésente du crématoire qui fonctionnait à plein régime pour les 50 000 hommes entassés dans ce camp. La survie était une loterie quotidienne, mais pour une catégorie spécifique de détenus, l’enfer avait un sous-sol. Ils portaient un triangle rose cousu sur leur poitrine. Ils étaient les “175”, les homosexuels condamnés par le paragraphe 175 du code pénal allemand.
Au bas de cette hiérarchie de la souffrance se trouvait Arthur. Avant la guerre, Arthur était étudiant en littérature à Berlin. Il aimait Rilke, les cafés enfumés et les garçons aux yeux clairs. Aujourd’hui, il n’était plus qu’un numéro, une ombre squelettique aux mains abîmées par le travail à la carrière. Arthur savait qu’il allait mourir. Les triangles roses étaient les cibles privilégiées des gardes SS qui les utilisaient pour leurs exercices de tir ou les battaient à mort par pur divertissement. L’espérance de vie d’un homosexuel à Buchenwald ne dépassait pas trois mois. Arthur en était à son quatrième. Il vivait en sursis.
C’est alors que la rumeur commença à circuler dans le camp. Une rumeur folle, insensée. On parlait d’un nouveau médecin, un Danois, un homme élégant, membre de la SS mais qui ne portait pas de cravache. On disait qu’il ne voulait pas tuer les triangles roses. On disait qu’il voulait les guérir. Ce médecin s’appelait le docteur Carl Vaernet. Vaernet n’était pas un sadique ordinaire ; c’était un fanatique scientifique. Il était persuadé d’avoir découvert le secret de l’homosexualité. Pour lui, ce n’était pas un vice moral mais un déséquilibre hormonal. Selon sa théorie, les hommes homosexuels manquaient de testostérone. Il suffisait donc de leur en redonner artificiellement pour les transformer en “vrais hommes”, en bons soldats du Reich, en pères de famille aryens.
Un matin de juillet, l’appel fut différent. Un officier SS entra dans le baraquement des homosexuels. Il ne hurla pas. Il lut une liste de noms avec une voix bureaucratique. “Numéro 4608, numéro 92…” Arthur entendit son matricule. Son cœur cessa de battre un instant. Était-ce l’exécution ? Le transport noir vers Auschwitz ? On les fit sortir. Ils étaient quinze. Quinze hommes maigres, terrifiés, clignant des yeux sous le soleil impitoyable. On les conduisit non pas vers le mur des fusillés, mais vers l’infirmerie, le Revier. C’était un bâtiment en briques propres qui sentait l’éther et le désinfectant. Une odeur de luxe terrifiant pour des hommes habitués à la puanteur des latrines.
Dans une salle d’examen immaculée, le docteur Vaernet les attendait. Il portait une blouse blanche parfaitement repassée sur son uniforme SS. Il avait des cheveux gominés, un visage rasé de près et des lunettes rondes qui lui donnaient un air presque bienveillant. Il s’approcha d’Arthur. Il ne le frappa pas. Il lui prit le menton délicatement, tourna son visage vers la lumière et examina ses pupilles. “Tu as des traits fins”, dit-il avec un fort accent danois. “Trop fins. Ta voix est trop haute. Tes hanches sont trop larges. C’est la nature qui a fait une erreur avec toi, mon garçon. Mais la science peut corriger la nature.”
Arthur tremblait. Il ne comprenait pas. Vaernet s’adressa au groupe d’une voix calme et posée, celle d’un professeur d’université. “Le Reich vous offre une chance unique, une chance de rachat. Vous êtes malades, mais j’ai le remède. J’ai mis au point une glande artificielle, une petite capsule que nous allons insérer sous votre peau. Elle diffusera la force masculine dans votre sang.” Il marqua une pause, laissant ses mots flotter dans l’air stérile. “Ceux qui accepteront l’opération et qui seront guéris seront libérés. Ils pourront rentrer chez eux. Ils seront des hommes libres.”
Libres. Ce mot résonna dans la tête d’Arthur. Rentrer chez lui, revoir sa mère, manger du pain frais, dormir dans des draps propres. C’était un mensonge, bien sûr. Au fond de lui, une petite voix lui criait que c’était un piège. On ne libère pas les prisonniers de Buchenwald, on les consume. Mais quand on pèse 45 kilos, qu’on est couvert de poux et qu’on attend la mort chaque matin, l’espoir est une drogue plus puissante que l’héroïne. Vaernet le savait ; il jouait avec leur désespoir. “Qui est volontaire ?” demanda le médecin. Un silence lourd tomba sur la pièce. Puis un homme s’avança, puis un autre. Arthur hésita. Il regarda les instruments chirurgicaux brillants sur un plateau d’argent. Il regarda le sourire paternel du docteur Vaernet et pensa à l’hiver qui approchait. Il ne survivrait pas à un autre hiver dans la carrière. Si c’était sa seule chance… Arthur fit un pas en avant. “Je suis volontaire, Herr Doktor.”
Vaernet sourit, d’un sourire qui ne montait pas jusqu’à ses yeux froids. “Excellent choix, numéro 4608. Tu verras bientôt, tu ne te reconnaîtras plus. Tu me remercieras.” On lui fit signer un papier, un formulaire de consentement, une farce juridique pour donner une apparence de légalité à l’abomination. Arthur signa d’une main tremblante. Il venait de signer un pacte, non pas avec le diable, mais avec un fou qui se prenait pour Dieu. On l’emmena dans une chambre individuelle. On lui donna une douche chaude et un repas complet, de la soupe avec de la vraie viande. Arthur mangea en pleurant. Il pensait être sauvé. Il ne savait pas que le repas était destiné à renforcer son corps pour qu’il ne meure pas pendant l’opération. Vaernet avait besoin de sujets vivants pour ses observations. La mort devait être lente pour être scientifiquement valide.
Le lendemain matin, on vint chercher Arthur. On le rasa intégralement, en particulier la zone de l’aine. On l’allongea sur une table d’opération froide en métal. Vaernet entra, ajustant ses gants de caoutchouc. Il tenait dans sa main une grosse capsule métallique de la taille d’une pile électrique. “Voici ta virilité, Arthur”, dit-il doucement. Arthur vit l’éclat du scalpel. Il réalisa soudain qu’il n’y avait pas d’anesthésiste dans la salle, juste deux infirmiers robustes pour lui tenir les jambes. “Herr Doktor, l’anesthésie ?” balbutia Arthur. Vaernet posa la pointe de la lame sur la peau tendre du bas-ventre, juste au-dessus de l’artère fémorale. “La douleur est une réaction masculine, Arthur. Il faut apprendre à l’encaisser.” Et il appuya.
La douleur eut une couleur pour Arthur ce jour-là : elle fut d’un blanc aveuglant. Il était attaché sur la table d’opération par des sangles de cuir épaisses : une aux chevilles, une aux poignets, une sur le thorax. Il ne pouvait pas bouger d’un millimètre. Il ne pouvait que regarder le plafond immaculé et sentir l’odeur métallique de sa propre peur. Le docteur Vaernet ne prit pas la peine de se laver les mains longuement. Il était pressé ; il avait quinze sujets à opérer ce jour-là. C’était du travail à la chaîne. Il saisit le scalpel et, sans un mot, sans un avertissement, il planta la lame dans l’aine droite d’Arthur. Le corps d’Arthur se cambra violemment contre les sangles. Un hurlement déchira sa gorge, un cri si puissant qu’il fit trembler les instruments sur le plateau en argent. Mais personne ne vint le calmer. Les deux infirmiers pesèrent de tout leur poids sur ses jambes pour l’empêcher de se débattre.
Vaernet travaillait avec une brutalité efficace. Il ne coupait pas comme un chirurgien qui veut préserver les tissus ; il coupait comme un boucher qui veut accéder à la viande. Il incisa la peau sur huit centimètres, puis écarta les muscles de la paroi abdominale avec des écarteurs en acier froid. Arthur sentait tout. Il sentait la lame trancher les petits nerfs. Il sentait le sang chaud couler sur sa cuisse. Il sentait l’air froid entrer dans son corps ouvert. La douleur n’était pas localisée ; elle irradiait dans tout son bassin, remontant jusqu’à sa colonne vertébrale et descendant jusqu’à ses orteils. “Cesse de crier comme une femme !” gronda Vaernet, agacé. “Tu veux devenir un homme, oui ou non ? Un homme dur ?”
Puis vint le moment de l’implantation. Vaernet prit la capsule métallique. Elle était grosse, lourde, remplie d’un cocktail chimique expérimental : de la testostérone synthétique mélangée à des huiles végétales et d’autres substances non identifiées. C’était une bombe à retardement hormonale. Il enfonça la capsule de force dans la plaie ouverte, la poussant profondément sous le muscle, tout près des ganglions lymphatiques. Arthur eut l’impression qu’on lui insérait un charbon ardent dans le ventre. La sensation de corps étranger était immédiate et insupportable. Ce n’était pas à sa place. Son corps hurlait qu’il y avait un intrus, mais il ne pouvait rien faire. Le docteur recousit la plaie avec du gros fil noir, tirant sur la peau sans délicatesse. “Voilà”, dit-il en essuyant son scalpel sur un linge. “La glande artificielle est en place. Elle va diffuser la virilité dans tes veines pendant un an. Tu vas voir les changements très vite.”
L’opération avait duré vingt minutes. Vingt minutes d’agonie pure. On détacha Arthur. Il ne pouvait pas se lever ; sa jambe droite était paralysée par la douleur. On le jeta sur une civière et on l’emmena vers une zone isolée du Revier. Les jours suivants furent une descente aux enfers hallucinatoire. La promesse de Vaernet se révéla être un mensonge mortel. Dès le deuxième jour, la zone de l’opération changea d’aspect. La peau autour de la cicatrice devint rouge vif, puis violette. Elle était chaude au toucher, dure comme de la pierre. Le corps d’Arthur rejetait la capsule. Son système immunitaire, affaibli par des mois de famine, essayait désespérément d’attaquer cet objet métallique rempli de produits chimiques, mais il n’y arrivait pas. Au lieu de guérir, la plaie commença à suppurer. La fièvre monta à 40, puis 41 degrés. Arthur délirait sur sa paillasse. Il voyait des monstres, il voyait sa mère, il voyait Vaernet rire avec une tête de mort. Il transpirait une sueur acide qui sentait la maladie.
Mais le pire n’était pas la fièvre, c’était l’effet des hormones. Le cocktail de Vaernet était surdosé. La testostérone synthétique se déversait dans le sang d’Arthur à un rythme toxique. Son cœur s’emballait. Il avait des palpitations violentes, comme si son cœur voulait briser sa cage thoracique. Ses humeurs changeaient brutalement. Il passait de l’apathie totale à des accès de rage incontrôlables, suivis de pleurs hystériques. Il n’était pas en train de devenir un homme ; il était en train de devenir un monstre chimique, détruit de l’intérieur par une overdose organisée. Le docteur Vaernet passait tous les matins pour l’inspection. Il ne regardait pas la souffrance d’Arthur, il regardait la plaie. “Intéressant”, murmurait-il en notant des observations dans son carnet de cuir : “réaction inflammatoire sévère, augmentation de la pilosité non observée, poursuite du protocole”. Il ne donnait pas d’antibiotiques, il ne donnait pas d’antidouleurs. Pour Vaernet, l’infection n’était pas un échec médical, c’était une donnée. Si le sujet mourait, cela prouvait simplement que son corps était trop faible ou trop dégénéré pour accepter la guérison.
Au cinquième jour, la plaie s’ouvrit. Le fil noir céda sous la pression du pus. Un liquide jaune et nauséabond s’écoula sur les cuisses maigres d’Arthur. Et au milieu de cette infection, on pouvait voir briller le métal de la capsule, toujours là, inamovible comme une malédiction. Arthur supplia l’infirmier polonais qui passait : “Enlevez-la, je vous en supplie, enlevez-la ! Ça me brûle !” L’infirmier secoua la tête avec pitié : “Impossible. C’est la propriété du docteur. Si on y touche, on est fusillés.” Arthur comprit alors qu’il n’était plus un être humain. Il était un conteneur, un laboratoire vivant dont la seule fonction était de porter l’invention de Vaernet jusqu’à ce que mort s’ensuive. Mais Arthur n’était pas le seul. Dans la pièce voisine, quatorze autres hommes subissaient le même sort. Et bientôt, l’un d’eux allait cesser de crier pour toujours, déclenchant une nouvelle phase de l’expérience : l’autopsie immédiate pour voir comment la virilité avait agi sur les organes internes.
L’infirmerie du camp, censée être un lieu de guérison, était devenue un mouroir silencieux. Dans la petite pièce aux murs blanchis à la chaux, l’air était devenu irrespirable. Il ne sentait plus le désinfectant, il sentait la chair en décomposition. Sur les quinze hommes opérés, trois étaient déjà morts. Le premier fut Helmut, un jeune ouvrier de Hambourg. Son corps avait rejeté la capsule avec une violence inouïe. La gangrène gazeuse s’était installée en 48 heures, transformant sa jambe en un tronc noir et gonflé. Il était mort en hurlant, suppliant sa mère de venir éteindre le feu qui le dévorait. Arthur, depuis son lit, avait assisté à la scène finale. Il avait vu le docteur Vaernet entrer dans la chambre au moment du décès. Le médecin n’avait montré aucune émotion. Il n’avait pas tenu la main du mourant ; il avait simplement consulté sa montre à gousset pour noter l’heure exacte de l’arrêt cardiaque. “Sujet numéro 1. Décès par choc septique. Préparer la table d’autopsie. Je veux voir l’état des tissus autour de la glande.” Pour Vaernet, Helmut n’était pas une perte humaine ; c’était une donnée, un point sur un graphique. L’échec n’était pas moral, il était technique.
Le soir même, deux autres hommes moururent dans leur sommeil, empoisonnés par le cocktail hormonal qui avait détruit leur foie et leurs reins. Arthur savait qu’il était le prochain. Sa plaie était une bouche béante et purulente. La fièvre ne le quittait plus. Il sentait la capsule métallique bouger à l’intérieur de lui à chaque mouvement, comme un parasite d’acier qui cherchait à creuser son chemin vers ses organes vitaux. Il comprit alors une vérité terrifiante : Vaernet ne les laisserait jamais sortir. Même s’ils guérissaient, ils en savaient trop. Ils étaient des preuves vivantes d’une aberration médicale. La seule issue prévue par le docteur était la cheminée du crématoire. S’il voulait vivre, Arthur devait se débarrasser de la chose.
La nuit du sixième jour, une opportunité se présenta. Un bombardement allié au loin fit trembler les vitres du baraquement. Dans la panique légère, un infirmier bouscula un chariot de médicaments. Une bouteille en verre brun tomba sur le sol et se brisa. L’infirmier balaya rapidement les débris, mais dans la pénombre, il en oublia un : un éclat de verre triangulaire, tranchant comme un rasoir, long de cinq centimètres. Arthur attendit que le silence retombe. Il attendit que la ronde de nuit passe. Il rampa hors de son lit. Malgré la douleur qui lui sciait le bassin, il récupéra le morceau de verre. Il le cacha dans sa main, serrant si fort qu’il se coupa la paume. Cette douleur-là, il ne la sentait même pas. Il retourna sous sa couverture grise.
Il était deux heures du matin. Il n’avait pas d’alcool pour désinfecter, pas de bandage propre, pas de lumière sauf le rayon de lune pâle qui traversait la fenêtre. Il écarta sa chemise de nuit. L’odeur de pus lui monta au nez. La plaie suintait. Il pouvait sentir, sous la peau enflammée, la dureté de la capsule. Arthur prit une grande inspiration. Il mordit dans son oreiller pour étouffer les cris qui allaient inévitablement venir. Il posa la pointe du verre sur sa cicatrice infectée. Ce qu’il fit ensuite relève de l’inimaginable. Il commença à creuser. Il ne s’agissait pas d’une incision chirurgicale propre ; c’était un acte de boucherie désespéré. Le verre déchira les tissus nécrosés. Arthur dut fouiller dans sa propre chair, ses doigts glissant de sang et de pus, pour trouver le métal. La douleur était absolue. Elle dépassait tout ce qu’il avait connu à la carrière. C’était une douleur blanche, aveuglante, qui lui donnait envie de vomir et de s’évanouir. Mais il ne pouvait pas s’évanouir. S’il perdait connaissance maintenant, il se viderait de son sang et mourrait au petit matin.
Il poussa le verre plus profond. Il sentit le contact, le crissement du verre contre le métal de la capsule. “Sors, sors de là !” pleurait-il en silence, les larmes et la morve se mélangeant sur son visage. Il utilisa l’éclat de verre comme un levier contre son propre os pubien. Il poussa. Un craquement humide résonna sous la couverture. La capsule bougea. Arthur plongea ses doigts dans la plaie ouverte. Il saisit le cylindre gluant. Il tira de toutes ses forces, arrachant les adhérences de chair qui commençaient à se former autour de l’objet. Avec un bruit de succion écœurant, la capsule sortit. Arthur la laissa tomber sur sa paillasse. Elle brillait dans la pénombre, couverte de sang noir. Elle était lourde. C’était ça, la virilité de Vaernet : un morceau de métal froid qui tuait les hommes.
Arthur était en nage. Il tremblait de tout son corps. Le sang coulait abondamment de son aine mutilée. Il n’avait rien pour recoudre. Il prit sa chemise de nuit, la déchira en bandes et se fit un bandage compressif de fortune, serrant le nœud aussi fort qu’il le pouvait, priant pour que l’hémorragie s’arrête. Puis il prit la capsule et l’éclat de verre. Il ne pouvait pas les laisser là. Si on les trouvait, il serait pendu pour sabotage. Il y avait un trou de rat dans le coin du mur, près de sa tête de lit. Avec ses dernières forces, il glissa la capsule et le verre dans le trou et reboucha l’ouverture avec de la paille et de la poussière. Il s’effondra sur son lit. Il avait un trou béant dans le ventre. Il risquait une surinfection mortelle. Mais pour la première fois depuis six jours, il ne sentait plus le poison se diffuser dans ses veines. Son cœur commença à ralentir. La fièvre sembla baisser d’un degré. Il avait repris son corps.
Le lendemain matin, lors de la visite, le docteur Vaernet remarqua immédiatement le changement. Il vit la pâleur extrême d’Arthur. Il vit les taches de sang frais sur la couverture. Il s’approcha du lit et arracha la couverture. Il vit le bandage de fortune. Vaernet ne se mit pas en colère. Il eut un petit rire sec, glacial. “Tiens, tiens… Le patient joue au docteur.” Il ordonna aux gardes de défaire le bandage. Il inspecta la plaie ouverte, vide. “Où est la glande, numéro 4608 ?” demanda-t-il doucement. Arthur ne répondit pas. Il fixa le médecin dans les yeux. Vaernet se redressa et essuya ses mains. “C’est dommage, tu étais un sujet prometteur. Mais tu as interrompu l’expérience. Tu n’es plus utile scientifiquement.” Il se tourna vers l’officier SS qui l’accompagnait. “Transférez-le au bloc 50.” Le bloc 50 était le bloc des invalides. “Laissez la nature finir le travail. Sans soins, la gangrène l’emportera en trois jours.” Arthur fut jeté hors de l’infirmerie. Il fut traîné dans la boue jusqu’au bloc de la mort, là où on entassait ceux que le camp ne voulait plus nourrir. Il avait gagné : il n’avait plus la capsule. Mais il avait perdu : il était condamné à mourir de pourriture, seul au milieu des cadavres.
Pourtant, le destin est parfois capricieux. Arthur ne mourut pas en trois jours. Dans le bloc 50, il fit une rencontre, un homme qui allait changer le cours de sa fin : un “capo rouge”, un communiste qui cherchait des preuves contre les médecins SS pour l’après-guerre. Le bloc 50 était une poubelle humaine. C’était là que l’administration du camp jetait ceux qui ne pouvaient plus travailler, ceux qui étaient trop contagieux ou ceux, comme Arthur, qui étaient des expériences ratées en attente de liquidation. Arthur y fut jeté sur une paillasse souillée d’excréments. L’odeur était insoutenable. Autour de lui, des hommes mouraient du typhus, de la dysenterie, de la faim. Ils n’étaient plus que des squelettes recouverts d’une peau grise et fine comme du papier à cigarette. Arthur attendait la fin. Sa plaie béante et mal bandée le brûlait comme un tison. La fièvre le faisait délirer. Il voyait le visage de Vaernet flotter dans les ténèbres.
Mais au troisième jour, alors qu’Arthur sombrait dans un coma fiévreux, une main se posa sur son front. Une main fraîche, pas celle de la mort. Arthur ouvrit un œil. Au-dessus de lui se tenait un homme massif au visage carré, portant un triangle rouge sur sa veste rayée. C’était Walter, un capo communiste. Dans la hiérarchie complexe de Buchenwald, les communistes avaient réussi à infiltrer certains postes clés de l’administration interne. Walter regarda la plaie d’Arthur. Il vit le trou grossier, la chair à vif, les traces de l’autochirurgie barbare. “Tu as enlevé la saloperie toi-même ?” demanda Walter en allemand. Arthur hocha faiblement la tête. Walter eut un petit sifflement admiratif. “Tu as du cran, le triangle rose ! On pensait que vous étiez tous des mous.” Walter se pencha et chuchota à l’oreille d’Arthur : “Écoute-moi bien. Le comité clandestin t’a à l’œil. Tu es le seul survivant conscient des opérations de Vaernet. Tu es un témoin, et nous avons besoin de témoins pour l’après.” Walter sortit de sa poche un petit sachet de papier contenant une poudre blanche. “C’est du sulfamide volé à la pharmacie des SS. Ça vaut plus cher que de l’or ici. Avales-en et mets le reste sur ta plaie.”
Arthur avala la poudre amère. C’était le miracle de la chimie moderne. En 48 heures, la fièvre tomba. L’infection recula. La plaie commença à se refermer lentement. Walter revint trois jours plus tard. “Tu peux marcher un peu ? Bien. Tu ne vas pas rester ici à pourrir. J’ai arrangé ton transfert. Tu es officiellement mort sur les registres du bloc 50. Ton nouveau matricule correspond à un travailleur de l’équipe de nettoyage du Revier. Tu vas balayer les couloirs, tu vas être invisible.” Arthur devint un fantôme. Chaque matin, il traînait sa jambe raide dans les couloirs immaculés de l’infirmerie, un balai à la main. Il voyait le docteur Vaernet passer, arrogant, son dossier sous le bras. Vaernet ne le reconnaissait pas. Pour le médecin, Arthur était mort et incinéré depuis longtemps. Les squelettes se ressemblent tous.
La mission d’Arthur était simple mais terrifiante : observer. Le comité voulait des preuves. Il s’avérait que Vaernet tenait un journal précis de ses expériences, un carnet noir où il notait les dosages, les noms, les temps de survie. Ce carnet était la preuve du crime. L’opportunité se présenta un mardi après-midi de novembre 1944. Une alerte aérienne retentit. Le chaos s’empara du camp. Les officiers SS coururent vers les abris. Vaernet sortit de son bureau en trombe, laissant la porte entrouverte. Arthur était dans le couloir. C’était de la folie ; s’il était pris, c’était la pendaison immédiate. Mais il pensa à Helmut, mort en hurlant. Il se glissa dans le bureau. La pièce sentait le tabac blond et l’eau de Cologne. Sur le grand bureau en chêne, il y avait le carnet de cuir noir.
Arthur l’ouvrit. Ses mains tremblaient. Les pages étaient remplies de l’écriture fine et soignée de Vaernet : “Sujet 4608, implantation réussie, réaction inflammatoire, échec du sujet”. Il y avait tout : les schémas des capsules, la composition chimique, la correspondance avec Himmler. Arthur ne pouvait pas voler le carnet entier, Vaernet remarquerait sa disparition. Alors Arthur fit la seule chose possible : il arracha les trois pages centrales, celles qui contenaient le résumé des expériences et la liste des quinze victimes. Il plia les feuilles et les glissa dans sa bouche, sous sa langue, prêt à les avaler si quelqu’un entrait. Il remit le carnet en place et sortit du bureau. Ce soir-là, dans le secret des latrines, Arthur remit les pages humides à Walter. Le capo communiste les lut à la lueur d’une allumette. Son visage dur s’illumina d’un sourire féroce. “On les tient ! Avec ça, Arthur, tu viens de signer leur condamnation à mort. Ces papiers vont sortir du camp. Le monde saura.”
Arthur retourna à sa paillasse. Il avait mal, il avait faim, il avait froid. Mais pour la première fois, il ne se sentait plus comme une victime. Il se sentait comme un soldat. Il avait mené sa guerre avec un éclat de verre et un balai, et il avait gagné une bataille. Mais la guerre n’était pas finie. Les Alliés approchaient. On entendait le canon tonner à l’ouest. Les SS devenaient nerveux. Ils commençaient à effacer les traces, à brûler les archives et à exécuter les témoins gênants. Arthur était un témoin gênant. Walter lui apprit une nouvelle terrifiante : le nom d’Arthur figurait sur la liste du prochain transport d’évacuation, les marches de la mort. Vaernet fuyait, il emportait ses secrets et ne voulait laisser personne derrière lui pour le pointer du doigt.
En avril 1945, lorsque les chars américains du général Patton défoncèrent les grilles de Buchenwald, ils trouvèrent un monde de cauchemar. Arthur était là. Il n’était pas parti avec la marche de la mort. Walter et le réseau clandestin l’avaient caché dans une fosse septique désaffectée pendant les trois derniers jours. Il en sortit couvert de crasse, tremblant, tenant à peine debout. Il était vivant. Il avait survécu au scalpel, au poison, à la gangrène et aux SS. Quand un GI lui donna une barre de chocolat, Arthur pleura. Il pensait que la justice allait enfin passer. Il pensait que le docteur Vaernet serait traqué, jugé et pendu. Il se trompait lourdement.
Le docteur Carl Vaernet avait quitté Buchenwald bien avant l’arrivée des Américains. Il était rentré au Danemark, se fondant dans la masse. Il fut arrêté brièvement à Copenhague en 1945. Les Alliés savaient qui il était, ils avaient les témoignages et les rapports. Mais Vaernet joua une carte maîtresse : il prétendit être malade et feignit des problèmes cardiaques graves. Au lieu d’être envoyé au tribunal de Nuremberg pour crime contre l’humanité, il fut transféré dans une clinique privée. Et un soir de 1947, il disparut. Il avait été aidé par les réseaux d’exfiltration nazis, les fameuses “Ratlines”. Mais il y avait pire : des documents suggérèrent que les services secrets britanniques et américains s’intéressèrent à ses recherches sur la testostérone. La Guerre froide commençait, et un scientifique, même nazi, était une ressource précieuse.
Vaernet atterrit en Argentine, à Buenos Aires. Là-bas, il ne se cacha pas. Il se fit appeler Carlos Vaernet. Il fut accueilli à bras ouverts par le régime de Perón et fut même embauché par le ministère de la Santé argentin. Pendant qu’Arthur, en Allemagne, luttait pour obtenir une pension d’invalidité qu’on lui refusait systématiquement, son bourreau vivait dans une villa ensoleillée. Vaernet ouvrit un cabinet médical, traita des patients et continua même à correspondre avec des entreprises pharmaceutiques. Il mourut dans son lit, libre et riche, en 1965. Il n’a jamais passé un seul jour en prison pour ses crimes.
Et Arthur ? Le destin d’Arthur fut celui de milliers de triangles roses. Après la libération, il ne fut pas traité en héros. En Allemagne de l’Ouest, le paragraphe qui criminalisait l’homosexualité resta en vigueur dans sa version nazie jusqu’en 1969. Cela signifiait qu’aux yeux de la loi, Arthur n’était pas une victime du fascisme, mais un criminel de droit commun. S’il parlait, il risquait d’être arrêté à nouveau. Alors Arthur se tut. Il garda sa cicatrice hideuse à l’aine comme un secret honteux. Il ne raconta jamais à personne comment il avait extrait le métal de sa chair. Il vécut seul, hanté par les cauchemars, travaillant comme bibliothécaire. Ce n’est que dans les années 80 que le silence commença à se briser. Des historiens retrouvèrent les notes de Vaernet. Arthur témoigna une seule fois, peu avant sa mort, sous un pseudonyme. Il montra sa cicatrice, un cratère blanc profond. “Il voulait me guérir”, dit-il avec une ironie triste. “Ils ont seulement réussi à tuer mon âme. Vaernet est mort en paix. Où est la justice ?” Arthur est mort en 1989, quelques mois avant la chute du mur de Berlin. Il n’a jamais reçu d’excuses officielles de son vivant.
L’expérience de la glande artificielle reste l’un des chapitres les plus grotesques de la médecine nazie. Elle prouve jusqu’où l’idéologie peut tordre la science. Elle nous rappelle que pour les nazis, être différent était une maladie mortelle. Aujourd’hui, on sait que Carl Vaernet a opéré au moins dix hommes. Deux seulement ont survécu à la guerre. Leurs noms ont longtemps été effacés des monuments, mais nous nous souvenons. Nous nous souvenons d’Arthur et de son éclat de verre. Nous nous souvenons qu’en Allemagne, la haine, quand elle porte une blouse blanche, est encore plus terrifiante. Cette histoire vous a glacé le sang ? C’était le but. Il ne faut pas détourner le regard. Le docteur Vaernet a échappé à la justice des hommes, mais il n’échappera pas à la justice de l’histoire tant que nous raconterons ces crimes. Si vous pensez que ces victimes oubliées méritent d’être connues, aidez-nous à faire connaître cette histoire. Écrivez en commentaire : “Plus jamais ça”. Trois mots simples pour Arthur, trois mots pour l’avenir. Merci d’avoir eu le courage de suivre ce récit jusqu’au bout. À bientôt pour une nouvelle histoire.