En 1991, un psychiatre de Strasbourg nommé docteur Alain Mercier publia un article dans une revue médicale spécialisée. L’article s’intitulait “Le syndrome du nom effacé : étude de cas chez les survivants homosexuels des camps nazis.” L’article décrivait un phénomène étrange que le docteur Mercier avait observé chez plusieurs de ses patients : des hommes âgés, tous survivants des camps de concentration, tous anciens porteurs du triangle rose. Ces hommes avaient un point commun troublant : ils refusaient d’utiliser leur propre prénom. Quand on les appelait par leur nom, ils ne répondaient pas. Quand on leur demandait comment ils s’appelaient, ils hésitaient comme s’ils avaient oublié. Certains utilisaient des surnoms, d’autres demandaient qu’on les appelle par leur nom de famille uniquement. Mais leur prénom, le prénom que leurs parents leur avaient donné à la naissance, ils ne pouvaient plus le prononcer.

Le docteur Mercier mit des années à comprendre pourquoi. Et quand il comprit, il découvrit l’un des aspects les plus humiliants et les moins documentés de la persécution des homosexuels dans les camps nazis. Car ces hommes n’avaient pas oublié leur prénom : on le leur avait volé. On l’avait remplacé par un autre, un prénom féminin, un prénom qu’ils avaient été forcés de porter pendant des mois, parfois des années. Un prénom qui avait été gravé dans leur chair par la violence et l’humiliation. Et derrière ce prénom volé, il y avait une phrase. Une phrase que ces hommes avaient entendue des dizaines, des centaines de fois. Une phrase qui les hantait encore 50 ans plus tard : « Maintenant tu es ma femme. »
Cette histoire révèle un aspect particulièrement cruel de la persécution nazie : la destruction de l’identité par l’humiliation systématique. Pour comprendre ce que signifiait cette phrase “Maintenant tu es ma femme”, il faut comprendre la logique tordue qui guidait les nazis dans leur traitement des prisonniers homosexuels. Les nazis avaient une vision très particulière de l’homosexualité masculine. Pour eux, les homosexuels n’étaient pas simplement des déviants ou des malades. Ils étaient des hommes qui avaient renoncé à leur masculinité, des hommes qui s’étaient féminisés, des hommes qui, en aimant d’autres hommes, étaient devenus des femmes manquées. Cette vision, aussi absurde soit-elle, avait des conséquences très concrètes dans les camps. Si les homosexuels étaient des femmes manquées, alors il fallait les traiter comme tels : les forcer à assumer ce rôle féminin qu’ils avaient soi-disant choisi, les humilier en leur imposant une identité qui n’était pas la leur. Dans certains cas, cette logique fut poussée à l’extrême. Les prisonniers homosexuels n’étaient pas seulement torturés ou exploités comme les autres détenus. Ils étaient systématiquement féminisés, forcés d’abandonner leur identité masculine, de prendre des prénoms féminins, de se comporter comme des femmes pour les gardiens. Et la phrase “Maintenant tu es ma femme” était le symbole de cette destruction.
Cette histoire est celle d’un homme qui a vécu ce système. Un homme qui, pendant deux ans, a porté un prénom qui n’était pas le sien. Un homme qui a été forcé de renoncer à son identité pour survivre. Un homme dont le témoignage, donné en 1994, a révélé pour la première fois l’ampleur de cette humiliation organisée. Son nom, son vrai nom, était Émile Garnier. Mais dans le camp de Sachsenhausen, on l’appelait autrement. On l’appelait Marie. Émile Garnier avait 30 ans quand il fut arrêté à Marseille en janvier 1943. Il était coiffeur, propriétaire d’un petit salon dans le quartier du Panier, le vieux Marseille. C’était un homme discret, travailleur, apprécié de ses clients. Personne ne soupçonnait sa vie privée. Émile avait toujours été prudent. Dans la France de l’époque, l’homosexualité n’était pas officiellement criminalisée comme en Allemagne, mais elle était socialement condamnée. Un homme pouvait perdre son travail, sa famille, sa réputation s’il était découvert. Alors Émile vivait deux vies. Le jour, il était le coiffeur souriant et professionnel. La nuit, parfois, il fréquentait des endroits discrets où des hommes comme lui pouvaient se rencontrer. C’est dans l’un de ces endroits qu’il fut arrêté. La Gestapo avait infiltré un bar du vieux port. Ils avaient des noms, des adresses, des preuves. Émile fut parmi les 23 hommes arrêtés cette nuit-là. Après trois semaines d’interrogatoires à Marseille, il fut transféré vers le nord, puis déporté vers l’Allemagne. En mars 1943, il arriva au camp de Sachsenhausen, au nord de Berlin. C’était l’un des plus grands camps du Reich. Des dizaines de milliers de prisonniers y vivaient et y mouraient dans des conditions atroces.
Mais pour les prisonniers au triangle rose, Sachsenhausen réservait quelque chose de particulier, quelque chose que les autres camps n’avaient pas, du moins pas au même degré : un système, un système conçu pour détruire non seulement le corps des homosexuels, mais leur identité même. Et ce système commençait dès l’arrivée. Le premier jour d’Émile à Sachsenhausen commença comme pour tous les autres prisonniers : l’enregistrement, le rasage, la désinfection, l’uniforme rayé, le triangle rose dans son cas. Puis on le conduisit vers un bâtiment à l’écart des baraquements principaux, un bâtiment que les autres prisonniers appelaient Das Frauenhaus, la maison des femmes. C’était un nom ironique, cruel, car il n’y avait pas de femmes dans ce bâtiment. Il n’y avait que des hommes, des hommes au triangle rose qu’on allait transformer en femmes.
À l’intérieur, une grande salle avec des chaises alignées. Une dizaine d’autres prisonniers homosexuels attendaient déjà, l’air terrorisé. Émile s’assit parmi eux. Un officier SS entra. Un homme corpulent, la quarantaine, avec un sourire qui n’avait rien de bienveillant. Il s’appelait, Émile l’apprit plus tard, Oberscharführer Wilhelm Braun. Il était responsable du programme spécial pour les prisonniers homosexuels. Braun s’adressa aux prisonniers en allemand. Un interprète traduisait pour ceux qui ne comprenaient pas : « Vous êtes ici parce que vous êtes des invertis, des hommes qui ont renoncé à être des hommes. Vous avez choisi de vous comporter comme des femmes. Alors, nous allons vous traiter comme des femmes. » Il fit une pause, savourant l’effet de ces mots. « À partir de maintenant, vous n’êtes plus des hommes. Vous êtes des Puppenmädchen, des filles-poupées. Chacun d’entre vous recevra un nouveau nom, un nom de femme. C’est le seul nom auquel vous répondrez. Si quelqu’un utilise votre ancien nom, votre nom d’homme, vous serez puni. Si vous utilisez vous-même votre ancien nom, vous serez puni sévèrement. » Émile sentit son estomac se nouer. Ce n’était pas possible. Il n’allait pas vraiment… Braun sortit une liste. « Quand j’appelle votre numéro de prisonnier, vous vous levez. Je vous donnerai votre nouveau nom, vous le répéterez trois fois. Puis vous remercierez le Reich de vous avoir donné une nouvelle identité. » Il commença à appeler les numéros. « Quatorze mille cinquante-six. » Un homme se leva, tremblant. « À partir de maintenant, tu t’appelles Gertrude. Répète. » L’homme hésita. Un garde le frappa dans le dos avec une matraque. « Gertrude, murmura l’homme. » « Plus fort ! Trois fois ! Gertrude ! Gertrude ! Gertrude ! Maintenant, remercie le Reich. » « Je… je remercie le Reich de m’avoir donné une nouvelle identité. » Braun sourit. « Bien. Assieds-toi, Gertrude. » La procédure continua. Un par un, les hommes étaient appelés, rebaptisés, forcés de remercier leur bourreau. Quand le tour d’Émile arriva, son cœur battait si fort qu’il pouvait à peine entendre. « P-156. » Il se leva. Braun le regarda de haut en bas. « Toi, tu as une jolie figure. Tu feras une belle femme. » Il consulta sa liste. « À partir de maintenant, tu t’appelles Marie. Répète. » Émile serra les dents. Tout en lui voulait refuser, crier que son nom était Émile, qu’il était un homme, qu’il n’avait pas le droit. Mais il avait vu ce qui arrivait à ceux qui résistaient. Il avait vu les coups et il savait que ce n’était que le début. « Marie, dit-il. » Le mot lui brûla la gorge. « Marie, Marie. » « Remercie le Reich. » « Je remercie le Reich de m’avoir donné une nouvelle identité. » Braun hocha la tête, satisfait. « Bienvenue dans ta nouvelle vie, Marie. »
Ce qui suivit cette cérémonie fut un cauchemar sans fin. Les prisonniers homosexuels de Sachsenhausen, les Puppenmädchen, vivaient dans un baraquement séparé. Ils étaient soumis à des règles différentes de celles des autres détenus. Ils devaient répondre uniquement à leur prénom féminin. Utiliser leur vrai nom était puni de coups, parfois de torture. Ils devaient se comporter de façon féminine en présence des gardiens : baisser les yeux, parler doucement, marcher d’une certaine façon. Toute manifestation de masculinité était punie. Et surtout, c’était le cœur du système : ils étaient assignés à des gardiens. Chaque prisonnier homosexuel était attribué à un soldat ou un officier SS. Cet homme devenait son propriétaire. Et la phrase qu’Émile avait entendue ce premier jour, “Maintenant tu es ma femme”, prenait alors tout son sens horrible. Émile fut assigné à un caporal SS nommé Kurt Wenzel, un homme jeune, à peine 20 ans, avec un visage qui aurait pu être beau s’il n’avait pas été tordu par la cruauté. La première fois qu’ils se rencontrèrent, Wenzel regarda Émile de haut en bas, comme on examine une marchandise. « Donc, tu es Marie, dit-il. Ma nouvelle Marie. La précédente n’a pas duré longtemps. J’espère que tu feras mieux. » Émile ne répondit pas. Il avait appris à ne pas répondre. Venzel s’approcha, lui saisit le menton, le força à lever la tête. « Regarde-moi quand je te parle, Marie. » Émile leva les yeux, soutint le regard de Venzel. « Bien, dit Venzel, tu apprends vite. C’est bien. Parce que maintenant… » Il sourit. « Maintenant, tu es ma femme. Et une femme obéit à son mari. Tu comprends ? » Émile hocha la tête. « Je veux t’entendre le dire. Dis : ‘Je suis ta femme, Kurt.’ » Les mots restèrent coincés dans la gorge d’Émile. C’était trop. C’était… Venzel le gifla fort. Émile tomba à genoux. « Dis-le ! Je suis ta femme, Kurt ! » « Bien. » Venzel se pencha vers lui. « Tu vois, ce n’est pas si difficile. Tu vas t’habituer. Ils s’habituent tous. » Ce soir-là, Émile comprit exactement ce que signifiait être la femme d’un gardien SS.
Les semaines devinrent des mois. Les mois devinrent une année, puis une autre. Émile, non, Marie, appris à survivre. Il appris à répondre à ce nom qui n’était pas le sien. Au début, il sursautait chaque fois qu’il l’entendait. Puis progressivement, quelque chose changea. Il commença à répondre automatiquement, sans réfléchir, comme si Marie était devenue une partie de lui. C’était le but, bien sûr. C’était exactement ce que les nazis voulaient : effacer l’identité originelle, la remplacer par cette chose humiliante, cette caricature de féminité. Et ça fonctionnait, ça fonctionnait terriblement bien. Émile découvrit qu’il n’était pas le seul à perdre son identité. Les autres Puppenmädchen vivaient la même chose. Des hommes qui avaient eu des noms, des histoires, des personnalités, se transformaient progressivement en ces créatures soumises que les gardiens voulaient qu’ils soient. Certains résistaient. Ils refusaient de répondre à leur nom féminin, gardaient de leur dignité autant qu’ils le pouvaient. Cela ne durait pas longtemps. Les punitions étaient trop sévères, trop constantes. Ils finissaient par céder ou par mourir. D’autres s’adaptaient trop bien. Ils embrassaient leur nouvelle identité, devenaient ce que les gardiens voulaient, perdaient tout souvenir de ce qu’ils avaient été. Émile trouvait cela encore plus effrayant que la résistance. Car ces hommes avaient vraiment été détruits. Lui, il essaya de trouver un équilibre. En surface, il était Marie. Il répondait au nom, obéissait aux ordres, jouait le rôle qu’on attendait de lui. Mais au fond de lui, dans un endroit que personne ne pouvait atteindre, il restait Émile. Il se répétait son vrai nom chaque soir avant de s’endormir, comme une prière, comme un acte de résistance. « Je m’appelle Émile. Je m’appelle Émile. Je m’appelle Émile. » C’était sa façon de ne pas disparaître complètement.
Kurt Wenzel était un maître cruel mais prévisible. Émile apprit à lire ses humeurs, à anticiper ses désirs, à éviter les pires punitions. Il appris quand parler et quand se taire, quand baisser les yeux et quand les lever, quand obéir immédiatement et quand attendre. C’était une danse macabre, une chorégraphie de survie. Et parfois, rarement, Venzel montrait quelque chose qui ressemblait presque à de l’humanité. Un soir, après avoir bu, il parla à Émile de sa vie avant la guerre, de sa famille en Bavière, de la fille qu’il avait aimée au lycée et qui avait épousé un autre, de ses rêves de devenir ingénieur abandonnés quand la guerre avait commencé. « Tu sais, dit-il, dans une autre vie, on aurait pu se croiser dans la rue et ne même pas se regarder. Toi, un coiffeur français, moi, un ingénieur allemand. Deux hommes ordinaires. » Émile ne répondit pas. Que pouvait-il dire ? « Mais voilà, continua Venzel, il y a eu la guerre et maintenant tu es ma femme. Et je suis… » Il s’arrêta, but une autre gorgée. « Je suis quoi, au juste ? » C’était la question qu’Émile ne pouvait pas poser, mais il y pensait souvent. Qu’étaient ces hommes, ces gardiens qui possédaient des prisonniers comme des épouses ? Qu’est-ce que cela faisait d’eux ? Étaient-ils eux-mêmes des homosexuels masquant leur désir derrière le pouvoir et la violence ? Ou étaient-ils simplement des sadiques utilisant l’homosexualité comme prétexte pour leur cruauté ? Émile ne le saurait jamais, et peut-être que la réponse n’avait pas d’importance. Ce qui comptait, c’était ce qu’ils faisaient, pas ce qu’ils étaient.
En 1944, la guerre commença à tourner contre l’Allemagne. Les bombardements alliés s’intensifièrent. Les nouvelles du front étaient mauvaises. Les gardiens devenaient plus nerveux, plus brutaux. Et dans le baraquement des Puppenmädchen, les choses changèrent aussi. Certains gardiens, sentant la fin approcher, devinrent plus violents, comme s’ils voulaient faire le maximum de dégâts avant que tout s’effondre. D’autres, au contraire, prirent leurs distances, comme s’ils essayaient déjà de se préparer un alibi pour l’après-guerre. Wenzel était dans la première catégorie. Il buvait de plus en plus. Ses humeurs devenaient imprévisibles, ses punitions plus sévères. Un soir de novembre 1944, il convoqua Émile dans ses quartiers. « J’ai reçu des ordres, dit-il. Je pars pour le front de l’Est dans une semaine. » Émile ne savait pas comment réagir. Devait-il être soulagé ? Inquiet ? Le départ de Wenzel signifiait qu’il serait assigné à un autre gardien, peut-être pire, peut-être meilleur. Wenzel le regarda longuement. « Tu sais Marie, tu as été une bonne femme. Obéissante. Résistante. Tu as survécu plus longtemps que les autres. » Il s’approcha, lui saisit le visage. « Je vais te dire quelque chose que je n’ai jamais dit à personne. Tu veux savoir pourquoi je vous traite comme des femmes ? Pourquoi tout ce système existe ? » Émile attendit. « Parce que si vous êtes des femmes, alors ce qu’on vous fait… pas… » Il s’arrêta, cherchant ses mots. « Si vous êtes des femmes, alors on n’est pas comme vous. Tu comprends ? On peut faire ce qu’on veut avec vous et ça ne fait pas de nous des… » Il ne termina pas sa phrase. Il n’avait pas besoin de la terminer. Émile comprit alors quelque chose qu’il n’avait jamais compris auparavant. Tout ce système, les noms féminins, les ‘mariages’, les ‘femmes’, ce n’était pas seulement pour humilier les prisonniers. C’était aussi pour protéger les gardiens, pour leur permettre de se dire qu’ils n’étaient pas homosexuels, qu’ils ne faisaient qu’utiliser des femmes. C’était une illusion, bien sûr, une illusion cruelle et absurde, mais c’était l’illusion qui permettait à tout ce système de fonctionner. Wenzel partit pour le front de l’Est en décembre. Émile ne le revit jamais. Il apprit plus tard que Venzel avait été tué lors de la bataille de Berlin en avril 1945. Après le départ de Wenzel, Émile fut assigné à un autre gardien, un homme plus âgé, moins violent, presque indifférent. C’était un répit relatif.
Les mois suivants furent chaotiques. Le camp se vidait et se remplissait au gré des évacuations d’autres camps. Les rations diminuaient, les maladies se propageaient, les morts s’accumulaient. En avril 1945, l’Armée rouge approcha de Sachsenhausen. Les SS commencèrent à évacuer le camp. Émile fit partie des prisonniers forcés à marcher vers l’ouest, la marche de la mort, comme on l’appellerait plus tard. Des milliers d’hommes épuisés, affamés, marchant pendant des jours sous la pluie et le froid. Ceux qui tombaient étaient abattus. Émile marcha. Il ne savait pas d’où lui venait la force, peut-être de cette petite voix intérieure qui répétait encore et toujours : « Je m’appelle Émile. Je m’appelle Émile. » Le 2 mai, alors que le groupe de prisonniers traversait une forêt près de Schwerin, les gardes SS disparurent. Ils avaient fui, abandonnant les prisonniers à leur sort. Le 3 mai, des soldats américains trouvèrent le groupe. Émile était libre. La liberté fut un choc presque aussi violent que la captivité. Après deux ans dans le système des Puppenmädchen, après deux ans à répondre au nom de Marie, Émile ne savait plus qui il était. Quand les soldats américains lui demandèrent son nom, il hésita. Pendant une fraction de seconde, le nom Marie faillit sortir de sa bouche. Puis il se reprit. « Émile, dit-il. Émile Garnier. » C’était la première fois en deux ans qu’il prononçait son vrai nom à voix haute devant quelqu’un. Les semaines suivantes furent un brouillard : hôpital militaire, interrogatoires, papiers d’identité, rapatriement vers la France. En juillet, Émile arriva à Marseille, sa ville natale, l’endroit où tout avait commencé. Mais il ne reconnaissait plus rien. Pas la ville. Elle n’avait pas tellement changé. Mais lui, il ne se reconnaissait plus lui-même. Il retrouva son salon de coiffure. Un autre coiffeur l’avait repris pendant son absence. Émile négocia pour le récupérer. Il reprit son travail, ses gestes familiers, sa vie d’avant. Mais quelque chose était cassé. Il ne pouvait plus entendre son prénom sans tressaillir. Chaque fois que quelqu’un disait « Émile », une partie de lui attendait la suite, attendait qu’on le corrige, qu’on lui dise que ce n’était pas son vrai nom, qu’il s’appelait Marie. Et parfois la nuit, dans ses cauchemars, il entendait la voix de Wenzel : « Maintenant tu es ma femme. » Encore et encore. « Maintenant tu es ma femme. » Il ne pouvait pas en parler. À qui aurait-il pu raconter ce qu’il avait vécu ? Les autres déportés étaient accueillis comme des héros. Mais lui, un homosexuel, un Puppenmädchen, qui aurait voulu l’écouter ? Qui aurait compris ? Alors, il se tut. Pendant 50 ans, il garda le silence.
En 1994, Émile Garnier avait 81 ans. Il vivait toujours à Marseille, dans un petit appartement du quartier du Panier, pas loin de l’endroit où il avait eu son salon de coiffure, fermé depuis longtemps. Il était seul. Il n’avait jamais eu de compagnon durable, jamais fondé de famille. Les années avaient passé, silencieuses et vides. Puis un jour, il reçut une lettre. La lettre venait d’une association de mémoire qui collectait des témoignages de survivants homosexuels des camps nazis. Ils avaient retrouvé sa trace grâce aux archives de Sachsenhausen, récemment rendues publiques. « Nous savons que vous avez survécu, disait la lettre. Nous savons ce que vous avez traversé. Si vous acceptez de témoigner, votre histoire pourrait aider d’autres survivants à parler. Elle pourrait aider le monde à comprendre ce qui s’est passé. » Émile lut et relut cette lettre. 50 ans de silence. 50 ans à porter seul ce poids. Et pour la première fois, quelqu’un lui disait : « Nous savons. Nous voulons entendre. » Il accepta de témoigner.
Le témoignage d’Émile Garnier fut enregistré sur plusieurs séances entre mars et juin 1994. C’était la première fois qu’il racontait son histoire à quelqu’un. Il parla de son arrestation, du transport vers l’Allemagne, de la cérémonie où on lui avait donné son nom de femme. Il parla du système des Puppenmädchen, des règles absurdes et cruelles, de la destruction systématique de l’identité. Il parla de Wenzel, de ce que signifiait être la femme d’un gardien SS, des humiliations quotidiennes, des violences, de la survie au jour le jour. Et il parla de ce qui était peut-être le plus difficile : ce que cela lui avait fait, comment il avait failli se perdre, comment une partie de lui était devenue Marie malgré tout ce qu’il faisait pour résister. « Le pire, dit-il, ce n’était pas la violence physique. Le pire, c’était de sentir mon identité s’effacer, de répondre à ce nom de femme, de jouer ce rôle qu’il m’imposait, et de sentir petit à petit que ce rôle devenait une partie de moi. Pendant des années après la guerre, je ne supportais pas d’entendre mon prénom, parce que mon prénom me rappelait qu’on me l’avait volé, qu’on m’avait forcé à devenir quelqu’un d’autre et que cette autre personne, Marie, était toujours là quelque part en moi. » L’historienne qui l’interrogeait lui demanda comment il avait survécu, comment il avait réussi à ne pas se perdre complètement. « Je me répétais mon nom chaque soir, dit Émile. Avant de m’endormir, je me disais : ‘Je m’appelle Émile. Je m’appelle Émile.’ C’était ma prière, ma résistance, ma façon de garder une partie de moi intacte. Et ça a marché, plus ou moins. J’ai survécu, je suis sorti, mais je ne suis jamais redevenu complètement celui que j’étais avant. Une partie de moi est restée là-bas dans ce camp. Une partie de moi est restée Marie. » Elle lui demanda s’il regrettait d’avoir survécu. Émile réfléchit longuement. « Non, dit-il finalement, parce que je suis là aujourd’hui, à vous raconter cette histoire, et tant que quelqu’un raconte, ils n’ont pas complètement gagné. Ils voulaient nous effacer, nos noms, nos identités, notre existence même. Mais je suis là et mon nom, mon vrai nom, est dans vos archives maintenant. Émile Garnier, pas Marie. Émile. »
Émile Garnier mourut le 12 décembre 1996 à l’âge de 83 ans. Son témoignage fut publié en 2001 dans un recueil consacré aux victimes homosexuelles du nazisme. C’était l’un des premiers témoignages à documenter le système des Puppenmädchen, ces prisonniers forcés à porter des noms féminins et à devenir les ‘femmes’ des gardiens. L’article du docteur Mercier sur le syndrome du nom effacé fut redécouvert et republié. D’autres survivants, encouragés par le témoignage d’Émile, acceptèrent de parler. Pour la première fois, l’histoire des Puppenmädchen fut reconnue et documentée.
« Maintenant tu es ma femme. » Cette phrase, prononcée par des milliers de gardiens SS à des milliers de prisonniers homosexuels, résume l’une des formes les plus cruelles de persécution nazie. Car elle ne visait pas seulement à faire souffrir ; elle visait à détruire l’identité même de ses victimes, à les transformer en quelque chose qu’ils n’étaient pas, à effacer qui ils étaient vraiment. Les nazis voulaient éliminer les homosexuels, mais ils voulaient d’abord les humilier, les briser, les déshumaniser. Ils voulaient leur voler jusqu’à leur nom. Émile Garnier a survécu à cette destruction. Il a porté les cicatrices de Marie pendant 50 ans, mais il n’a jamais oublié qui il était vraiment. « Je m’appelle Émile. Je m’appelle Émile. Je m’appelle Émile. » C’était sa résistance, sa façon de rester humain dans un système conçu pour le déshumaniser. Et c’est le message qu’il nous laisse : on peut nous prendre beaucoup de choses — notre liberté, notre dignité, même notre nom. Mais ce que nous sommes au plus profond de nous, notre identité véritable, personne ne peut nous le prendre, sauf si nous le laissons faire. Émile ne l’a pas laissé faire, et en témoignant 50 ans plus tard, il a repris possession de son nom. Il a dit au monde : « Je m’appelle Émile Garnier, pas Marie. Émile. » Maintenant, grâce à son témoignage, son nom vivra pour toujours. Ces hommes n’ont jamais été leurs femmes. Ils étaient des êtres humains. Ils avaient des noms et ces noms méritent d’être prononcés. Émile Garnier, pas Marie.