À travers les longs registres de l’existence humaine, peu de morts sont aussi troublantes, prolongées ou sinistrement symboliques que les derniers jours d’Isabelle de Castille, la reine qui unit l’Espagne, chassa des populations entières, brisa des royaumes et altéra le destin des continents. Elle ne s’éteignit pas tranquillement, ni avec la dignité calme et statutaire d’un monarque s’effaçant doucement dans la légende. Sa mort fut lente, suffocante et atrocement intime, un effondrement de ce même corps qui avait porté un empire sur ses épaules. Imaginez une souveraine dont la volonté pouvait faire plier les nobles, les nations et même les papes, désormais piégée dans un lit qu’elle n’avait plus la force de quitter, son abdomen gonflé par l’infection, ses organes enflammés et défaillants les uns après les autres. Une reine dont la chair la trahissait alors que son esprit restait vivement et douloureusement conscient.

Isabelle de Castille régna de 1474 à 1504, gravant son nom dans le socle de l’Europe moderne naissante. Elle prit Grenade, parraina Colomb, réforma les finances royales, remodela l’armée et imposa la pureté religieuse avec une conviction de fer qui effraya et transforma son époque. Elle rejoignit un royaume fracturé, soudant les couronnes de Castille et d’Aragon en une seule monarchie montante qui allait bientôt dominer la moitié du monde connu. Pourtant, cette même femme expulsa les Juifs et les Musulmans, exigea des conversions forcées et déchaîna l’Inquisition. Elle portait dévotion et sévérité à parts égales, la miséricorde et la brutalité partageant le même souffle. Même les chroniqueurs qui l’idolâtraient admettaient qu’Isabelle était une tempête portant une couronne. Sa légende publique est celle d’une détermination inébranlable, d’une femme protégée par la foi et le devoir, mais en privé, elle était plus vulnérable, un corps aminci par les grossesses, les fausses couches, le chagrin et la pression implacable du pouvoir.
Huit grossesses l’avaient remodelée de l’intérieur. Des années de jeûne et une discipline religieuse sévère avaient affaibli ses organes. En vieillissant, la tension commença à paraître : son teint pâlit, sa poitrine se serra souvent et sa vitalité autrefois féroce commença à décliner. Elle travaillait tard dans la nuit, même lorsque la fièvre jetait des ombres sur ses traits. La maladie qui allait la détruire n’arriva pas en fanfare ; elle s’insinua discrètement, comme tant de choses fatales : un inconfort au bas de l’abdomen qu’elle écarta d’abord, une fatigue persistante qu’elle mit sur le compte de la prière et du devoir, une douleur qui éclatait lors de ses audiences puis s’estompait lorsqu’elle s’appuyait contre une table. Pendant des années, ses dames de compagnie remarquèrent les signes : un sifflement de souffle lorsqu’elle se levait, des doigts tremblants, des fièvres récurrentes. Pourtant, Isabelle les endura comme un autre fardeau envoyé par Dieu.
Les spécialistes médicaux modernes pensent qu’elle souffrait d’une infection pelvienne profonde, peut-être un abcès chronique de l’utérus ou de l’ovaire, ou une péritonite à propagation lente, aggravée par les accouchements et les traitements rudimentaires de son temps. Mais la terminologie précise importe moins que ce qu’elle a réellement vécu : ce n’était pas une maladie passagère, c’était un siège interne implacable qui resserrait son emprise peu à peu. Pour comprendre à quel point son déclin fut dévastateur, il faut d’abord comprendre la férocité de son ascension. Isabelle avait revendiqué le trône de Castille dans un tourbillon d’alliances, de confrontations et de risques calculés. Elle surpassa les partisans de son demi-frère, arrangea un mariage qui redessina la politique européenne et, si nécessaire, apparut en armure à la tête de ses troupes. Les chroniqueurs la disaient infatigable, marchant parmi les victimes de la peste sans broncher, même enceinte, poussant sa cour et son propre corps bien au-delà de leurs limites.
Pourtant, cette même intensité qui alimentait ses victoires drainait aussi sa chair. Le premier avertissement sérieux survint pendant le siège de Grenade, lors de l’hiver rigoureux de 1491. Elle fut frappée par une terrible fièvre. Des rumeurs circulèrent dans le camp selon lesquelles la reine pourrait mourir ; les médecins murmuraient que son estomac et son utérus étaient enflammés. Pourtant, elle se rétablit, du moins en apparence. Les dommages, invisibles mais durables, restèrent enfouis en elle. Environ une décennie plus tard, la douleur revint, cette fois plus vive et impossible à ignorer. Isabelle sentit que quelque chose en elle changeait : une lourdeur qui raccourcissait son souffle, une douleur lancinante qui semblait pulser au rythme de son cœur. Son appétit disparut, son sommeil se brisa en fragments agités. Elle cacha ses symptômes à la cour, craignant que tout signe de faiblesse n’invite à la contestation, mais elle confia à son confesseur que quelque chose en elle brûlait comme un fer chaud dans son ventre. Il appela cela une épreuve divine ; elle accepta cette explication avec une dangereuse facilité.
Ses médecins se tournèrent vers le répertoire familier de leur époque : des purgatifs sévères pour nettoyer les humeurs, des saignées pour évacuer la chaleur, des bains d’herbes destinés à soulager les prétendus maux féminins. Rien de tout cela n’aida. Peut-être ces remèdes aggravèrent-ils même son état. L’inflammation interne s’approfondit et son abdomen devint sensible à la moindre pression. Les fièvres frappaient plus souvent, pourtant Isabelle continuait de travailler, tenant des conseils depuis son lit, se forçant à accomplir les cérémonies même quand sa voix tremblait. En 1503, les dames de la reine ne pouvaient plus feindre de ne pas remarquer son état. Lorsqu’Isabelle se levait, elle s’appuyait lourdement sur les meubles ; lorsqu’elle s’agenouillait, ses serviteurs devaient la relever. Elle se déplaçait avec la lenteur lasse de quelqu’un terrifié à l’idée que quelque chose à l’intérieur puisse se déchirer. Elle mettait tout cela sur le compte des chagrins naturels de la vieillesse, mais l’âge seul ne pouvait expliquer comment elle se tordait d’agonie derrière des rideaux fermés, ou la façon dont elle pressait sa paume contre son bas-ventre avec une expression dont ses serviteurs se souviendraient toute leur vie. Ce n’était pas de la simple peur qu’ils voyaient là, c’était de l’effroi.
Même son armure politique commença à se fissurer. Les décès de ses enfants — d’abord Juan, puis Isabelle, puis Miguel — avaient brisé quelque chose de vital en elle. Pour la première fois, ses conseillers remarquèrent de l’incertitude dans ses décisions. Les médecins modernes diraient que le stress chronique peut enflammer l’abdomen, affaiblir le système immunitaire et accélérer le déclin corporel. Puis, la douleur devint si vive qu’elle ne put plus la maîtriser par la seule volonté. Dans les premiers mois de 1504, elle souffrit de ce que les chroniqueurs appelaient vaguement une maladie des intestins. Cette phrase polie cachait une vérité plus dure : une violente inflammation interne, probablement un abcès enfoui profondément dans le bassin, gonflé de liquide infecté. Lorsqu’un tel abcès se rompt, son poison se déverse dans la cavité abdominale, provoquant une péritonite, un choc septique et une mort lente et atroce. Personne n’utilisa le mot rupture, personne n’osa, mais Isabelle comprit que quelque chose avait changé. Une nuit, elle poussa un cri, une seule fois, assez fort pour que les gardes fassent irruption dans sa chambre. Elle prétendit que c’était une crampe. Ensuite, elle pouvait à peine respirer, sa température monta en flèche et son ventre devint dur comme de la pierre. À l’intérieur d’elle-même, bien qu’elle ne l’ait jamais dit à voix haute, elle sentit quelque chose céder puis brûler.
La reine qui avait enduré les accouchements sans crier tressaillait désormais au moindre mouvement. Elle ne pouvait plus s’asseoir sans ressentir des coups de couteau lancinants, ni s’allonger complètement à plat. L’infection rampait pouce par pouce à travers son abdomen. Alors que le tourment d’Isabelle s’approfondissait, la cour se réorganisa subtilement autour d’elle, se déplaçant prudemment comme un mécanisme massif essayant de fonctionner alors que son engrenage central se désintégrait. Son monde, autrefois bondé de courtisans cherchant ses faveurs, se contracta à la chambre sombre où elle gisait à demi assise, pliée par la douleur. La reine qui avait autrefois chevauché à travers les tempêtes de neige pour inspirer ses troupes luttait maintenant pour marcher de son lit à une chaise. Chaque pas envoyait une vague de feu rouler dans son abdomen, une douleur qu’elle tentait de réprimer jusqu’à ce que la dissimulation devienne impossible. Ses fièvres devinrent implacables : certains jours, elles couvaient sous la peau ; d’autres, elles brûlaient comme une fournaise. La sueur trempait ses draps, laissant des contours humides sur le lin. Ses dames la rafraîchissaient avec des linges mouillés qui chauffaient presque instantanément contre sa chair brûlante.
Les médecins parlaient à voix basse d’humeurs corrompues et d’inflammation des entrailles, mais aucun n’osait prononcer le mot “sepsis”, une réalité qu’ils pressentaient sans avoir le langage pour la nommer. Ils tentèrent une fois de plus de la purger avec des laxatifs, de la refroidir par de nouvelles saignées, de la réconforter avec des cataplasmes. Le corps de la reine se crispait simplement plus farouchement contre leurs efforts. Son ventre gonfla, discrètement d’abord, puis indéniablement, comme si quelque chose à l’intérieur s’était étendu au-delà de sa forme légitime. Lorsque les médecins pressaient son abdomen, Isabelle tressaillait, son souffle se coupait. Ils sentaient une fermeté sous leurs mains, une résistance absente quelques semaines plus tôt. L’infection progressait ; des poches de liquide piégé et de décomposition se propageaient le long du péritoine. Chaque respiration étirait des tissus déjà hurlants d’inflammation. Sa faim disparut complètement ; la nourriture, même un bouillon léger, lui donnait la nausée. Sa langue était sèche, chargée, lourde. Un goût métallique amer hantait sa bouche, une saveur constante que ni le vin ni l’eau ne pouvaient dissiper.
Pourtant, elle restait assez lucide pour gouverner, mais ses forces s’étiolaient de semaine en semaine. Les longues audiences l’épuisaient ; elle faisait des pauses entre les phrases, prenant des respirations superficielles, attendant que la douleur s’apaise assez pour continuer à parler. Pendant ce temps, les factions politiques à la cour s’aiguisaient comme des lames dégainées. Avec Isabelle confinée au lit, le pouvoir commençait à fuir vers l’extérieur. Ferdinand, son mari et co-souverain, s’inquiétait ; sans l’autorité morale et le jugement aiguisé d’Isabelle, il craignait de perdre le contrôle sur la Castille. Les nobles commençaient discrètement à choisir leur camp : certains se ralliaient à Ferdinand, d’autres se tournaient vers la future reine Jeanne, d’autres encore cherchaient des avantages pour le compte de puissances étrangères. Des murmures parcouraient les couloirs : “La reine est-elle en train de mourir ? Qui gouvernera quand son souffle s’arrêtera enfin ?”
Isabelle percevait chaque courant sous-jacent. Elle tentait de garder le commandement, émettant des ordres, résolvant des litiges, ajustant même la succession. Mais son corps la trahissait. Il y avait des jours où elle sombrait dans l’inconscience, où sa parole devenait confuse, où même former des mots semblait être une lutte sur un champ de bataille. Ses dames virent les premiers petits changements : la façon dont sa peau prenait une légère teinte jaune, les cernes meurtris sous ses yeux, la façon dont sa respiration s’accélérait parfois comme si elle courait alors qu’elle restait totalement immobile. Son pouls s’emballait par moments, puis s’affaiblissait en un fil mince et fragile. C’étaient les signes d’un choc septique qui s’installait, bien qu’en 1504 personne n’ait eu les connaissances pour le nommer ainsi. Il y avait des nuits où elle agrippait les draps d’angoisse, les dents serrées, la sueur perlant sur sa lèvre supérieure, murmurant que quelque chose en elle semblait plein de feu. Son confesseur, assis à ses côtés, pensait qu’elle parlait en symboles spirituels, mais la réalité était brutalement littérale : son péritoine était enflammé, l’infection se propageait et empoisonnait son sang.
Certains chroniqueurs polirent plus tard l’histoire, affirmant qu’elle supportait sa maladie avec une dévotion sereine et ininterrompue. En vérité, il y eut des moments où elle cria sans le vouloir, surprise par la brutalité soudaine de la douleur déchirant son abdomen. Ses dames se précipitaient pour la stabiliser, changer sa position, la caler avec plus d’oreillers, mais rien de ce qu’elles faisaient ne pouvait vraiment la soulager. L’infection s’était enfoncée trop profondément. À la fin de l’automne, son état s’aggrava brusquement. Son ventre devint plus distendu, sa peau s’affina ; même un toucher doux la faisait reculer. Respirer devint un calvaire ; elle prenait des inspirations courtes et superficielles, chacune étant un effort. L’air de sa chambre commençait à porter une odeur faible et troublante, un mélange écœurant de fièvre et de décomposition. L’esprit de la reine, bien que vif, commençait par moments à vagabonder. Elle appelait sa fille Isabelle, morte depuis longtemps ; à d’autres moments, elle demandait si le siège de Grenade était à nouveau en cours. Ses assistants la ramenaient doucement au présent et elle hochait la tête comme si elle se réveillait d’un rêve. Le délire s’immisçait par les fissures de son corps défaillant.
Pourtant, elle s’accrochait au travail de souveraine. Elle tenta de modifier son testament, dictant ses volontés entre des vagues de nausées et de douleurs. Elle réaffirma les droits de Jeanne au trône de Castille, insistant sur le fait que sa fille, malgré son instabilité émotionnelle, était l’héritière légitime. Cette décision rendit Ferdinand furieux. Isabelle reconnut sa colère, mais elle ne céda pas : c’était son royaume, sa lignée, son héritage, et elle le façonnerait même si chaque phrase lui coûtait un autre fragment de vie. La tension de ces discussions la laissait tremblante, sa fièvre grimpait, ses mains s’agitaient sans repos. Son abdomen pulsait sous une pression qui semblait s’intensifier d’heure en heure. L’infection resserrait son emprise sur ses organes, les comprimant, les brûlant, progressant. Les médecins ordonnèrent des lavements, des cataplasmes, davantage de saignées. Rien ne diminuait l’agonie. Ses selles devinrent liquides, ses urines s’assombrirent jusqu’à une teinte ambrée profonde. C’étaient les signes indéniables d’un corps submergé par une infection systémique. Pour ses médecins, ce n’était que des preuves supplémentaires d’humeurs désordonnées. Ils augmentèrent les traitements, prélevèrent plus de sang, prièrent plus passionnément. Pendant ce temps, le corps d’Isabelle continuait son effondrement graduel et imparable.
Sa chambre se transforma en un monde de voix étouffées, d’encens, de sueur et de lueurs fiévreuses. L’air semblait épais, comme saturé par la maladie elle-même. Les flammes des bougies vacillaient même sans brise, leurs reflets tremblants faisant écho aux secousses des membres de la reine. Devant sa porte, les courtisans se rassemblaient comme des charognards surveillant un champ de bataille, attendant, écoutant, craintifs et impatients à parts égales. Pour la première fois de sa vie, Isabelle faisait face à un ennemi que ni la volonté, ni la prière, ni le génie politique ne pouvaient vaincre. L’infection se propageant dans son abdomen avait tracé son chemin ; rien dans son royaume ne pouvait l’arrêter. Et au fond d’elle-même, bien qu’elle continuât de lutter, elle le comprenait.
Au début de novembre, le déclin d’Isabelle dépassa tout ce que ses médecins auraient pu imaginer. L’infection qui avait couvé pendant des mois, peut-être même des années, déferlait maintenant avec une force brutale. Ce qui avait commencé comme une inflammation cachée était devenu un brasier interne rugissant, distendant son ventre jusqu’à ce que le moindre mouvement lui tire un gémissement. Sa fièvre ne montait et ne descendait plus ; elle brûlait avec une intensité continue, une fournaise piégée sous la peau. Ses joues rougeoyaient de manière anormale, ses yeux étaient constamment humides de larmes involontaires, ses lèvres sèches et gercées se fendaient lorsqu’elle essayait de parler. La chambre sentait la fièvre, cette odeur métallique et aigre qui s’attache à ceux qui frôlent la mort. Même les nuages d’encens ne pouvaient plus masquer l’odeur de décomposition qui émanait des profondeurs de son corps défaillant.
Isabelle sentait une pression constante qui pulsait à chaque battement de cœur, un poids qui ne levait jamais. Lorsqu’elle essayait de redresser son dos, elle criait malgré elle. La douleur irradiait vers le haut jusque dans sa poitrine, rendant sa respiration irrégulière et rauque. Elle descendait aussi vers ses hanches, la laissant incapable de se tenir debout sans soutien. Les serviteurs limitaient la fréquence de ses déplacements ; la reine préférait le tourment de l’immobilité au pire tourment du mouvement. Ses reins flanchaient sous le poids du sepsis. Son pouls battait de manière erratique, sa peau devenait froide au toucher alors même que le cœur de son corps brûlait encore. Des frissons violents la saisissaient par moments, secouant tout son être. Ce n’était pas le froid, mais les convulsions d’un corps menant une guerre perdue d’avance contre les bactéries.
Sa force s’effondra. Elle ne pouvait plus s’asseoir sans que deux femmes ne la soutiennent de chaque côté. Sa voix n’était plus qu’un murmure ténu. Ses yeux étaient ternes mais restaient douloureusement conscients de son propre délitement. Son esprit, pris entre la fièvre et la lucidité, commençait à dériver. Elle s’adressait parfois à des personnes absentes. Des rapports sur son état alarmant se répandirent dans toute la Castille, attirant les nobles vers Medina del Campo, non pour réconforter leur reine, mais pour assurer leurs positions futures. Ferdinand rôdait au seuil de la chambre, déchiré entre la peur pour sa femme et l’inquiétude pour son avenir politique. Il l’aimait, c’était clair, mais il redoutait ce que la Castille deviendrait sans elle. Isabelle, bien que délirante par instants, restait brutalement claire sur la succession, insistant pour que Jeanne reste la souveraine légitime, et non Ferdinand. Ce conflit, à la fois politique et profondément personnel, se jouait en conversations chuchotées à son chevet pendant que son corps s’autodétruisait.
De nouvelles formes de souffrance émergèrent : son abdomen devint non seulement gonflé mais d’une sensibilité atroce. Des gaz s’accumulaient dans ses intestins, provoquant des douleurs lancinantes. Ses selles devinrent fétides, signal sinistre de décomposition interne. La reine qui n’avait toléré aucune faiblesse tremblait maintenant, trempée de sueur. Sa peau était tendue et fragile. Les dames qui la baignaient murmuraient que son ventre semblait dur comme du bois sous la peau, signe classique de péritonite. Sa respiration se détériora davantage car l’infection irritait son diaphragme. Dormir à plat devint intolérable ; elle restait à demi redressée, calée par des oreillers. Puis vint l’odeur, une senteur de pourriture que l’encens ne pouvait étouffer. Isabelle elle-même en parla pour la première fois : “Je sens quelque chose mourir en moi”, murmura-t-elle.
À la mi-novembre, la souffrance atteignit un sommet insupportable. Son abdomen paraissait tendu comme s’il était gonflé de l’intérieur. Son pouls était instable, sa peau gris-jaune. La puanteur dans la chambre devint suffocante. Sa conscience vacillait, mais elle gardait des moments de clarté brutale pour affirmer les droits de sa fille. Entre ces moments, elle priait en pleurant, serrant un crucifix contre sa poitrine. L’infection continuait de ravager ses organes ; ses reins cessèrent presque totalement de fonctionner. Elle commença à avoir des hallucinations. Une nuit, juste avant l’aube, elle essaya de se lever pour prier, mais le mouvement déclencha une vague de douleur si intense qu’elle perdit presque connaissance. La rupture interne catastrophique avait atteint son point fatal.
À partir de là, elle se dirigea vers la mort. Son confesseur lui administra les derniers sacrements. Ferdinand entra, pâle. Ils parlèrent brièvement ; elle n’avait presque plus de souffle. Elle répéta ses dernières volontés, le suppliant de protéger Jeanne et l’unité de leurs terres. Elle lui serra la main avec le peu de force qu’il lui restait. Le 26 novembre 1504, peu après midi, Isabelle de Castille rendit son dernier souffle. Le silence tomba sur la chambre. Dehors, les courtisans se mirent en mouvement avec détermination : le pouvoir changeait de mains. La reine qui avait maintenu l’Espagne par sa seule volonté n’était plus.
Mais la mort n’apporta pas la paix immédiate. Alors que son corps refroidissait, l’étendue de sa ruine physique devint indéniable. Le gonflement abdominal ne disparut pas et l’odeur de décomposition s’intensifia. L’embaumement fut tenté, mais les médecins furent confrontés à leurs limites : ouvrir l’abdomen était impossible au vu de l’état des organes internes. On l’oignit d’huiles aromatiques et on l’enveloppa de linges imprégnés de résine, mais l’odeur persistait. Son cortège funèbre fut immense, mais sous la grandeur solennelle se cachait l’incertitude de l’Espagne. Son corps fut transporté à Grenade, la ville symbole de son triomphe. Le voyage fut long et, malgré les épices, son cadavre continua de se détériorer. À son arrivée à la chapelle royale, les enveloppes étaient lourdes d’huiles absorbées. Elle y fut enfin inhumée.
Pendant des siècles, son nom serait révéré par certains et condamné par d’autres. Son règne avait créé une Espagne unifiée mais avait aussi déchaîné d’immenses souffrances. Son héritage était une étrange dualité : bâtisseuse de nation et destructrice, souveraine sainte pour les uns, tyran impitoyable pour les autres. Mais au final, Isabelle de Castille ne mourut pas dans le triomphe, mais dans l’effondrement implacable de son corps mortel : une fièvre tenace, un abdomen rongé par l’infection, un esprit piégé dans un vaisseau défaillant. Son ultime message à travers les siècles est un rappel brutal : même les reines qui remodèlent le monde ne peuvent échapper à la décomposition qui réclame toute chair.