Mon nom est Claire Moreau. J’ai 72 ans aujourd’hui et je vis dans un petit appartement à Lyon. Pendant 48 ans, j’ai gardé le silence sur ce que j’ai vécu entre avril 1943 et avril 1945 à Ravensbrück, le camp pour femmes en Allemagne. J’ai élevé mes enfants, j’ai enseigné à l’école, j’ai fait semblant que ces deux années n’avaient jamais existé. Mais maintenant, mes petits-enfants me demandent pourquoi je ne parle jamais de la guerre et je sens que si je ne le dis pas, tout cela disparaîtra avec moi. C’est comme une marque que je porte encore, invisible mais lourde. Je dois parler pour celles qui n’ont pas pu.

Avant la guerre, j’étais une jeune institutrice de 23 ans à Lyon. J’enseignais le français et les mathématiques à des enfants de l’école primaire. La vie était simple. Je vivais avec ma mère dans un appartement modeste. Je rêvais de me marier un jour, peut-être d’avoir une famille. C’était en 1940 quand les Allemands sont arrivés en France. Au début, on avait peur, mais on continuait. Puis en 1942, j’ai commencé à aider la Résistance. Pas grand-chose : cacher des messages dans des livres d’enfants, donner du pain à des garçons qui fuyaient pour rejoindre les maquis. Mes élèves me disaient des choses entendues à la maison et je passais les informations. Le 13 avril 1943, tout a basculé. C’était un mardi matin. La Gestapo a frappé à ma porte à 6h. Trois hommes en civil avec des accents durs ont fouillé mon appartement. Ils ont trouvé une liste de noms dans un cahier d’école. Ma mère a pleuré, ils l’ont laissée, mais moi, ils m’ont emmenée. On m’a mise dans un camion avec d’autres femmes de Lyon : Madeleine, une infirmière, et Yvon, une couturière. On nous a conduites à la prison de Lyon, puis à Paris, Fresnes.
Le 27 avril, un convoi de 220 Françaises a été chargé dans des wagons à bestiaux pour Ravensbrück. Pas de fenêtres, juste des planches. On était serrées comme des animaux. Trois jours sans eau, sans rien. Des femmes priaient. D’autres pleuraient en silence. Moi, je serrai mon chapelet que ma mère m’avait donné. Quand les portes se sont ouvertes le 30 avril 1943, l’air sentait le marais et la désinfection. Ravensbrück était près de Fürstenberg, au nord de Berlin, entouré de marécages fétides : une grande plaine barrée de barbelés, des baraques en bois alignées comme des boîtes. Les gardiennes SS, des femmes en uniforme gris, nous criaient en allemand : « Schnell los ! » On nous a rasé les cheveux. On nous a donné des robes rayées bleues et grises, trop grandes, numérotées. Moi, c’était le 1872. Plus de nom, plus de Claire. On nous a tatoué un triangle rouge avec un ‘F’ pour Française politique. L’odeur : un mélange de boue humide, de sueur et de quelque chose de chimique qui brûlait les narines. Le sol était froid sous nos pieds nus.
Les premiers jours, on apprenait les règles à coup de bâton. Réveil à quatre heures du matin par des cris et des sifflets. Appel dehors sous la pluie ou la neige pendant deux heures. On comptait et recomptait, immobile, même si on tremblait. Puis, soupe claire comme de l’eau, un bout de pain noir. À 5h30, marche vers les usines à 2 km. On cousait des pièces pour avion, douze heures par jour, les doigts gelés sur les machines. Si on ralentissait, une gardienne frappait avec son fouet. Madeleine à côté de moi murmurait : « Tiens bon, Claire, pense à la soupe du soir. » Le soir, encore appel de 2h, puis baraque numéro 12 pour nous les Françaises. On dormait à quinze sur des planches, une couverture pour trois, les poux partout, la faim qui rongeait le ventre. C’est là que j’ai entendu pour la première fois la règle entre nous les Françaises : « Sans cri, tu seras marquée. » Ça venait de Yvon qui avait passé un mois à Fresnes avant. Les soldats allemands observaient tout. Lors des punitions (un seau renversé, un regard fuyant), ils ne frappaient pas au hasard. Ils regardaient comment on réagissait. Si tu criais de douleur, il notait sur un carnet : ‘faible, sensible’. Si tu te taisais, mordant tes lèvres jusqu’au sang, ils écrivaient : ‘résistante, dangereuse’. Ces notes décidaient : ‘Toi pour le travail dur dans les marais, l’autre pour les expériences au bloc médical, une troisième pour le mur des exécutions.’ Sans cri, tu étais marquée comme une menace. Mieux valait montrer qu’on était brisée vite.
Ma première épreuve est arrivée une semaine après, le 7 mai. J’ai trébuché en portant un seau d’eau boueuse. L’eau a giclé sur les bottes d’une Aufseherin, Maria Mandl, une grande blonde aux yeux froids. Elle m’a traînée au milieu de l’appel, vingt coups de bâton sur le dos devant tout le monde. La douleur montait comme du feu liquide. Tout mon corps voulait hurler, supplier. Mais je me souviens des mots de Yvon la veille : « Mors ton bras, Claire, sans cri. » J’ai enfoncé mes dents dans ma chair, goûté mon propre sang salé. Les autres Françaises ont baissé les yeux. Les Allemands ont noté : ‘Silencieuse.’ Marqué. Ce soir-là, dans la baraque, Madeleine a mis du papier journal sur mes plaies. « Tu as tenu », murmura-t-elle. « Mais maintenant, ils te surveilleront. »
Les jours suivants, j’ai vu le système se mettre en place. Chaque matin, un officier SS passait dans les files, carnet en main. Il pointait les nouvelles, notait si on clignait des yeux sous le froid, si on faiblissait de faim. Les silencieuses comme moi étaient envoyées au Jugendlager, le camp des jeunes, pour travaux plus durs : creuser des fossés dans la boue. Les criardes restaient à l’usine, considérées moins dangereuses. C’était leur façon de classer, pas par nom ou crime, mais par comment le corps trahissait l’esprit. Une Polonaise, Anna, m’a dit un jour : « C’est pire que la faim, ils volent ton âme en te mesurant. » On se racontait ces choses la nuit pour ne pas sombrer.
L’été a apporté la chaleur et les mouches. On travaillait nues parfois pour désinfection, alignées sous les yeux des gardes. Le soleil brûlait la peau, la honte plus encore. J’ai vu ma première sélection. Cinquante femmes choisies pour transfert, les silencieuses en tête. Elles n’ont pas crié en montant dans les camions. « Direction Bernburg », disaient les rumeurs, « pour du gaz. » Yvon a été prise en septembre. Avant de partir, elle m’a donné son bout de savon : « Reste silencieuse, mais pas trop. Survis pour nous. » Je ne l’ai revue qu’en rêve. Pourtant, il y avait des moments de lumière. En octobre, une nouvelle Française, Jeuneviève, arrivée du convoi de Paris, partageait son pain. Elle chantait doucement des chansons de Mistinguette la nuit pour nous faire rire sans bruit. « Imaginez Paris après la guerre », disait-elle. Madeleine et moi, on formait un trio. On se promettait de se souvenir des noms, ne pas laisser les Allemands nous effacer. Ces instants nous tenaient debout quand les appels duraient jusqu’à l’aube.
L’hiver 1943-1944 a été le plus dur. La neige tombait sans fin sur Ravensbrück, transformant les marais en glace tranchante. Les chaussures en bois trop grandes glissaient à chaque pas et on marchait pieds nus dedans pour ne pas les perdre. Mes orteils noircissaient de froid et je sentais la chair se détacher petit à petit. Chaque matin à l’appel, on voyait des femmes tomber, raides comme des planches. Les gardiennes les laissaient là, et le soir, on les comptait comme mortes. Madeleine m’a montré comment frotter mes pieds avec de la neige fondue la nuit. « Ça garde le sang qui circule. » Sans elle, j’aurais perdu mes jambes dès décembre. C’est à cette époque que le système de marquage est devenu plus précis, plus froid. Chaque bloc avait son propre carnet tenu par un sous-officier SS. Il notait non seulement les cris, mais les détails : combien de temps on tenait sans bouger sous les coups, si les yeux pleuraient ou restaient secs, si la voix tremblait en répondant ‘Jawohl’ aux ordres. Les ‘marquées silencieuses’ comme moi étions triées pour le commando des marais : creuser des canaux sous zéro degré, l’eau jusqu’aux cuisses, avec des pelles rouillées. Les ‘sensibles’ restaient à l’intérieur à trier des papiers ou à coudre. C’était leur science perverse : classer les âmes par la douleur du corps.
Mon deuxième grand test est venu le 12 janvier 1944. Une nuit, un camion de ravitaillement est tombé en panne devant notre baraque. On nous a réveillées à deux heures du matin pour le décharger. Sacs de pommes de terre gelées, lourds comme des pierres. J’en ai laissé glisser un dans la boue. L’Aufseherin de garde, une petite brune nommée Elisabeth, m’a vue. Elle m’a forcée à le ramasser avec les dents comme un chien. Puis, devant les autres, elle a appelé l’officier avec son sifflet. Dix coups de fouet sur les jambes et ordre de rester debout, immobile, une heure. La peau se déchirait, le sang coulait sur la glace, collant mes pieds au sol. Je mordais l’intérieur de mes joues. Je comptais les étoiles pour ne pas crier. L’officier a écrit lentement : ‘Résiste au froid et à la douleur.’ Type A : Surveiller. Marqué plus fort.
Après ça, ils m’ont envoyé au Bloc 10, le pire endroit. Là, pas d’usine, mais des expériences. Pas sur moi directement, mais j’ai vu. Des médecins en blouse blanche arrivaient deux fois par semaine. Ils choisissaient les silencieuses pour tester des remèdes contre le froid : injection de produits inconnus dans les veines, puis exposition nue dehors pendant des heures. Une Hongroise, Ilona, a tenu deux nuits comme ça. Le troisième matin, ses lèvres étaient bleues. Elle ne parlait plus. Ils l’ont notée ‘faible’ maintenant et l’ont renvoyée au travail. Mais elle est morte trois jours après, dans son sommeil. On l’a enterrée dans une fosse commune sans nom. Madeleine et moi, on essayait de se protéger mutuellement. Elle, classée ‘sensible’ parce qu’elle avait pleuré une fois lors d’un appel, restait à l’usine Siemens. Moi, au marais. Le soir, on échangeait nos rations. Elle me donnait son pain contre ma soupe plus épaisse. « Ils veulent nous briser séparément », disait-elle, « mais on résiste. » On inventait des jeux de mémoire, récitait les poèmes appris à l’école, nommait les rues de Lyon. Jeuneviève, notre chanteuse, nous apprenait des comptines pour enfants. Ces moments respiraient la vie dans nos corps épuisés. Mais l’horreur montait. En mars 1944, une punition collective pour une évasion ratée de deux Polonaises. Tout le camp au bord du lac gelé. Les deux femmes attachées à des poteaux ont reçu 100 coups chacune. Elles ont crié au début, puis plus rien. L’officier criait les notes à voix haute pour que toutes entendent : ‘Première : faible, discret, bloc médical. Deuxième : silencieuse jusqu’à la fin, exécution de main.’ On a dû regarder jusqu’au bout, immobile sous la pluie glacée. Ce soir-là, dans la baraque, personne ne parlait. Seuls les sanglots étouffés. J’ai serré la main de Madeleine, froide comme la mort.
L’été 1944 a apporté les mouches et le typhus. Le camp était surpeuplé maintenant : femmes de partout, Françaises, Polonaises, Juives, Hongroises, Tchèques. Les blocs débordaient, on dormait à quatre par paillasse. La maladie tuait 10 par jour. Les médecins SS choisissaient les faibles pour le crématoire de Owen Lichen à côté. Moi, toujours silencieuse, ils me gardaient pour le travail maintenant : fabriquer des munitions dans une baraque enfumée. Les doigts saignaient sur les métaux, la poudre brûlait les poumons. Une fois, j’ai toussé trop fort. Punition : 20 tours autour du bloc portant un sac de pierres. J’ai tenu sans un son, les jambes en feu. Encore notée ‘endurante’. En août, j’ai perdu Jeuneviève. Elle avait partagé une pomme avec une gamine de 12 ans, une Yougoslave nommée Mira. Prise sur le fait, punition au piquet : attachées dos à dos, bras en l’air, trois jours sans eau. Jeuneviève a murmuré des chansons le premier jour. Le deuxième, elle a gémi doucement. Le troisième : silence. L’officier a souri en écrivant : ‘Chanteuse brisée. Transfert.’ Elles sont parties en camion ce soir-là. « Maintenant, on est deux », ai-je dit, « et on survit pour trois. »
L’automne a apporté les premiers bruits de guerre qui changent. On entendait des explosions lointaines la nuit. Les gardiennes étaient nerveuses, frappaient plus fort. En novembre 1944, une nouvelle arrivée : Louise de Marseille, 29 ans, coiffeuse. Elle savait lire l’allemand un peu. Elle nous traduisait les notes des carnets volés : ‘Française, Morau, silencieuse, persistante, candidate pour Ukermund’ (c’était un sous-camp pour les jeunes, pire encore : expérimentation sur la stérilité). Louise m’a donné un conseil : la prochaine punition, laisse échapper un petit cri, montre que tu casses. Mais mon corps avait appris le silence. Le 5 décembre 1944, la chance ou la malchance. Une tempête a renversé une barrière pendant l’appel. Chaos. J’ai aidé une vieille Russe à se relever. Vue par un SS, traînée au bunker, une cellule de 2 m² sans lumière. Trois jours sans manger, battue deux fois par jour. La première, j’ai tenu. La deuxième, la douleur était trop forte. Un bâton sur les reins comme un marteau. Un gémissement m’a échappé, petit mais audible. L’officier a ri : « Enfin elle craque. » Notée ‘brisée partiellement’, marquée différemment. À ma sortie, Madeleine m’attendait : « Tu as bien fait, moins de surveillance. » Mais le prix était payé ailleurs. Peu après, en janvier 1945, Madeleine a été choisie pour une sélection spéciale : les silencieuses endurantes, comme avant. Bloc 10. Expérience sur les jambes. Opération sans anesthésie pour tester des greffes. Elle m’a glissé un message par une Polonaise : « Ne pleure pas. Raconte pour nous. » Je ne l’ai jamais revue. Son numéro : 1869, gravé dans ma tête.
Février 1945. Le camp était un enfer vivant. L’Armée rouge avançait. On entendait les canons au loin nuit et jour. Les gardiennes SS devenaient folles de rage : fouet plus lourd, appels interminables jusqu’à ce que des femmes tombent mortes dans la neige. Maigre comme un squelette maintenant, 35 kg à peine, je voyais mes os saillir sous la peau, les dents branlantes, les gencives en sang. Pourtant, le système de marquage continuait, plus précis que jamais. Les officiers SS criaient : « Les silencieuses d’abord, les résistantes pour le Jugendlager. » C’était leur ultime tri : garder les fortes pour ralentir l’avance soviétique avec du travail forcé, envoyer les brisées au crématoire. Louise, la coiffeuse de Marseille, était devenue ma sœur de baraque. Elle avait 30 ans maintenant, cheveux rasés mais toujours un sourire discret. « Claire, on va s’en sortir », murmurait-elle en partageant sa croûte de pain. On travaillait ensemble au commando munitions : assembler des obus dans une baraque enfumée, les doigts coupés par les bords tranchants. La poudre noire nous faisait tousser du sang, mais on se taisait. Une nuit de mars, Louise a volé un couteau émoussé d’une machine. « Pour se défendre si ça tourne mal », a-t-elle dit. Mais le lendemain, lors de l’appel, une fouille. Le couteau trouvé dans sa paillasse. Punition immédiate : le Strafbloc, le bloc de punition. J’ai supplié en silence, mais rien. On l’a traînée nue devant tout le camp, attachée à un poteau sous la pluie battante. L’officier SS, un grand maigre nommé Cramer, a lu ses notes à voix haute : ‘Morau, silencieuse, observateur.’ Puis pour Louise : ‘brisée, mais complice sans coup.’ Le fouet sifflait. La peau se déchirait en lambeaux roses sur la neige. Louise a tenu dix coups sans un son, mordant sa langue. Puis les cris sont venus : râles d’animaux. À la fin, elle gisait inerte, notée : ‘complètement brisée. Transfert Ukermund.’ Ce soir-là, en la portant à la baraque, elle a murmuré : « Raconte les marques. » Elle est morte deux jours après. Fièvre. J’ai gravé son nom sur un bout de bois : Louise Vidal, 185.
Mon propre calvaire a culminé en avril 1945. Le 10 avril : chaos total. Les SS évacuaient les documents, brûlaient des piles de carnets de marquage dans la cour. Mais avant, une sélection finale : 500 femmes pour ‘action spéciale’. Les silencieuses endurantes en priorité, moi incluse. Alignées nues au bord du lac Schwedtsee gelé. Tremblante, le médecin SS en blouse tachée pointait du doigt : ‘Toi, type A. Toi, brisée.’ Vingt Françaises avec moi. Direction les camions pour le crématoire de Malchow. J’ai vu Anna la Polonaise, choisie aussi, celle qui parlait de l’âme volée. Elle m’a serré la main : « Silence jusqu’au bout. » Mais alors, le miracle. Le 12 avril : bombardement soviétique. Les barrières ont sauté. Des explosions ont secoué le sol. Les gardiennes ont fui en panique, laissant les portes ouvertes. On a couru, des centaines de squelettes en robes rayées, vers les bois. J’ai aidé une gamine juive de 14 ans, Ruth, à grimper une clôture. « Mors ton bras si tu dois crier », lui ai-je dit. On a marché trois jours dans les marais, mangeant des racines, buvant de l’eau trouble, les jambes en sang, les poumons en feu. Le 15 avril, on a rencontré les premières Russes, des soldats à moto barbus qui pleuraient en nous voyant. « Françaises, vous êtes libres. » La libération officielle est venue le 30 avril 1945 quand l’Armée rouge a pris Ravensbrück. Seulement quinze survivantes sur deux cent vingt entrées. Les blocs étaient des tombes ouvertes, des corps empilés. Les Russes nous ont donné du pain blanc, du lait. Mon premier repas solide depuis 2 ans. Mais mon estomac a refusé. Vomissements, diarrhées. J’avais 25 ans mais je marchais courbée comme une vieille. Les docteurs soviétiques ont compté mes côtes : onze visibles. Mes pieds gangrénaient, partiellement sauvés de justesse. Pourtant, la vraie douleur venait de dedans. Je revoyais les carnets, les notes : ‘silencieuse’, ‘marquée’.
Les premières semaines de liberté étaient pires que le camp. On pleurait sans raison. On sursautait au bruit des camions. J’ai retrouvé quinze Françaises de mon convoi sur deux cent parties de Lyon. Un miracle. On s’est serrées, récité les noms des mortes : Yvon, Jeuneviève, Louise, Madeleine. Les Russes nous ont rapatriées par train spécial en mai. Arrivée à Lyon le 20 mai, ma mère m’attendait à la gare, vieillie de dix ans. Elle m’a prise dans ses bras. « Ma Claire ! » Mais je ne pouvais pas parler. Le silence appris au camp était devenu ma peau. Rentrer à la maison était étrange. Lyon libérée, drapeaux, joie dans les rues. Mais moi, je voyais des uniformes gris partout. J’ai essayé de reprendre l’école en septembre 1945, mais les cris des enfants me ramenaient aux appels. J’ai démissionné. En 1947, j’ai épousé Paul, un ancien maquisard. Deux enfants, une vie normale. Mais la nuit, les rêves, les fouets, les carnets marqués : ‘silencieuses’. J’ai brûlé mes vêtements rayés, mais les marques restaient dedans. Les années après la guerre ont été un long combat invisible. En 1946, j’ai témoigné au procès de Nuremberg, mais seulement par écrit. Dire à voix haute était trop dur. Les mots restaient coincés dans ma gorge comme autant d’appels. J’ai lu les procès de Ravensbrück en 1947 à Hambourg. Maria Mandl pendue. Cramer exécuté. Mais les carnets de marquage disparus, brûlés. Personne n’a parlé de ce système de classification par la douleur. J’ai gardé mon silence pendant 48 ans, enseignant à des enfants qui ne savaient rien des triangles rouges. Ma vie à Lyon était calme en surface. Paul, mon mari, ne posait jamais de questions. Il avait vu ses propres horreurs dans le maquis. Nos enfants grandissaient, joyeux. Mais je sursautais au sifflet des trains. Je comptais les femmes dans les files de supermarché. Les nuits, je revivais les notes : ‘Silencieuse, type A’.
En 1960, j’ai visité le mémorial de Ravensbrück avec d’autres survivantes françaises. Les baraques en ruines, le lac calme. J’ai pleuré pour la première fois en public, murmurant les noms : Yvon, Jeuneviève, Louise, Madeleine, Anna, Ilona, Ruth. Quinze Françaises de mon convoi sur 220 seulement. Pourquoi ai-je attendu 1991 pour parler ? Parce que le silence était ma survie. Au camp, crier signifiait être marqué pour la mort. Après, parler signifiait rouvrir les plaies. Mais maintenant, à 72 ans, je vois mes petits-enfants apprendre une histoire propre, sans trace. Les écoles parlent de chiffres : 130 000 femmes à Ravensbrück, 30 000 mortes, mais pas du système. Comment des hommes en uniforme notent les âmes sur des carnets, décident des vies par un gémissement ou un silence ? C’est ça qu’il faut dire. La banalité froide derrière les chiffres. Ce système n’était pas du hasard. Chaque matin, les officiers SS passaient, stylo en main, observant nos corps brisés. Une larme : ‘faible, usine’. Un regard fixe sous les coups : ‘résistante, expérience’. Il volait notre humanité en la mesurant, la classant comme des objets. Madeleine l’avait dit : « Ils veulent notre esprit autant que nos corps. » Les Françaises avaient inventé la règle opposée : « Sans cri, tu seras marqué. » Pour tromper leurs notes, sauver nos sœurs. Mais combien ont payé ? Combien de silencieuses envoyées à la mort pour protéger les autres ? Aujourd’hui, en 1991, je parle pour elles, pour que vous les jeunes sachiez que la guerre n’est pas que des cartes et des victoires. C’est un officier qui sourit en écrivant ‘brisée’ après un fouet. C’est une amie qui mord son bras pour ne pas crier et sauver la suivante. Sur 220 Françaises parties de Lyon en 1943, 15 sont rentrées. Moi, Claire Moreau, numéro 18472, triangle rouge ‘F’. J’ai survécu pour porter leur voix, ce que j’ai appris à Ravensbrück : La nature humaine est un mystère terrible. On peut être ange en donnant son pain, démon en notant une larme. La survie n’est pas la force du corps, mais celle de l’esprit qui se souvient des noms : Madeleine, Yvon, Jeuneviève, Louise, Anna. Je vous porte et vous qui m’entendez, n’oubliez pas. Un silence trop long efface les âmes. Parlez pour nous. Marquées ou non, nous étions humaines jusqu’au bout.